Mieux vaut ne pas avoir « vu » pour « imaginer plus », écrivait Giono dans Que ma joie demeure, exergue sous forme de programme narratif du dernier livre de Jean-Michel Espitallier, Cow-Boy. De son grand-père Eugène qui a quitté les Hautes-Alpes pour la Californie, l’écrivain ne sait rien. Tant mieux.
« Les mythologies familiales sont des constructions en équilibre instable, agencements de petits faits pas vrais, récits au tamis, tris sélectifs et bricolages pour que l’histoire présente bien. Il y a les braves types surexposés sur les commodes. Il y a les drôles de loustics enfouis au fond des tiroirs. La gloire ou le passage à la trappe. Pour mon grand-père Eugène, ce fut la seconde destination ». Eugène a disparu de la photo officielle, la légende familiale l’a gommé. De lui « plus rien » : il fut cow-boy, mais pas de ceux de la « conquête » — de l’ouest ou de nos imaginaires — magnifiés par le western ou la country. Lui fut du genre pauvre, de ceux qui gardaient les vaches dans les champs, un anonyme, un oublié de tout type d’histoire.
La légende aurait pu naître d’un calembour : « Né le 20 août 1887 à Ancelle, Hautes-Alpes, un coin perdu du Champsaur. Ancelle…. On aurait dit que c’était écrit ». Parti avec son frère, au début des années 1900 pour sa minuscule conquête de l’Ouest, comme tant d’autres dont Jean-Michel Espitallier dresse la liste, pas même légendaire. « Dans ce bout du monde, les lointains sont tellement lointains qu’ils n’existent même pas en rêve ».
« Histoire sans histoire », la fable tissée par Jean-Michel Espitalier naît de ce rien, d’un vide comblé « avec des choses fabriquées, des jeux de piste et des empilements », édifiant un fantôme de grand-père, de great grand-dad, depuis un matériau absent. « Mais les silences nous racontent des choses ». Eugène, « oublié des questions », est une figure façonnée sur du vide, d’autant plus fascinante qu’elle naît sous nos yeux du croisement de questions, de strates de temps et d’espace, de mots valises qui sont des opérateurs fictionnels, des néologismes pour tenter de saisir celui qui toujours échappe, cet être fragmenté, en fuite et fugue depuis un « outre-noir ».
Au-delà de ce grand-père inexplicable (inexplicable départ, inexplicable retour), c’est un pays qui est ici saisi et rendu à sa légende, celle d’un « vide-plein / plein-vide » : l’Amérique qui écrit sa légende en effaçant au besoin ce qui ferait tache dans la légende. « Et vu que c’est l’Américain qui tient la plume pour raconter l’Amérique, l’histoire n’existe pas avant le Mayflower. Pas d’Antiquité américaine (des Indiens), pas de Renaissance américaine (des Indiens), pas de rois américains (des Indiens). L’Américain passe du vide (indien) au plein (américain) en moins de six générations ».
Le récit d’Espitallier est tout sauf une espèce de confession familiale ou de récit de soi ; ce n’est pas non plus un récit d’origine ou un roman américain ou même, stricto sensu, une enquête. Cow-Boy accommode tous ces genres à un imaginaire poétique et politique tour à tour drôle ou cinglant ; c’est une prose se faisant synonyme de liberté, jouant d’inventaires (géographiques, toponymiques, historiques), tiroirs de parenthèses et listes (de courses, de crimes racistes, grèves) comme autant de tentatives d’épuisement d’un être et d’un espace. Cow-Boy est aussi une épopée de l’Amérique en 140 pages, en cela aussi un tour de force narratif, à l’image de cette nation de la vitesse effrénée, « le miracle américain est une marche en avant, au pas de course ». Il s’agit — si simplement, en apparence — de « nommer » puisque « nommer, c’est sortir de l’obscurité, sauver de l’absence, tirer du vide. Et faire venir ».
« Dans ce bout du monde, les lointains sont tellement lointains qu’ils n’existent même pas en rêve »
Tout va et vient, part et revient dans ce livre : Eugène (qui quitte ses Alpes natales pour la Californie avant de rentrer au bercail) et l’Amérique (celle de Buffalo Bill, Joséphine Baker, Rosa Parks ou Chaplin). Ce mouvement devient une forme : à mesure que l’un (le grand-père inconnu) advient, c’est l’autre (l’Amérique) qui se voit déconstruite, sa légende auto-édifiée à Hollywood, cette Amérique qui « s’invente une histoire mirifique, avec épisodes tire-larmes, morales chapeaux-bas, héroïsmes tout-le-monde-en-rêve, coïncidences bouche bée ». Cow-Boy c’est, en somme, légende contre légende, ce qui doit être écrit puisqu’écrire (comme nommer) c’est faire advenir un autre récit, débarrassée des mythes qui sont autant de silences sur la vérité prosaïque ou le réel têtu. Une parenthèse le dit, l’Amérique est « un malentendu ».
Elle est hypothèse(s) contre les grands récits qu’elle a engendrés, avec ses épisodes obligés comme autant d’histoires collectives butant sur l’intime et le particulier :
« New York ! Eugène a-t-il vu le fouillis acier béton entrepôts quais grues échevelé de fumées ? Le ballet des remorqueurs et des trains de péniches transportant wagons, machines, marchandises ? Et les ferries approchant la gare maritime sur l’East River, du côté de Battery Park ? Les a-t-il vus déverser leurs flots d’hommes en gabardine, costume, chapeaux mous courant sur le bitume vers des bureaux à palanquées de machines à écrire et liasses de papiers carbone ? »
Jean-Michel Espitallier, dans ce nouveau très grand livre, débordant de malice comme de colères, déconstruit l’épopée depuis un spectre familier, ce grand père « loin, très loin, et pour de bon – loin d’où, ça il ne le sait pas très bien. Loin de lui-même peut-être ». Figure de l’absence qui fait naître tout récit — souvenons-nous du sublime La Première année (Inculte 2018) —, Eugène, coincé dans son « extrême présent » est parti pour « devenir lui-même un nouvel Eugène ». Avec son prénom qui a la forme d’une genèse, sa trajectoire biographique d’une altérité à soi-même, Eugène est celui qui altère tout récit, l’évide de ses repères familiers et devient un personnage d’Espitallier en tant que force narrative, moteur de récit : « un personnage, c’est du variable sur de l’invariant ».
Jean-Michel Espitallier, Cow-boy, éditions Inculte, janvier 2020, 144 p., 15 € 90 — Lire un extrait. Ce roman fait partie des textes numériques que vous pouvez acheter directement sur le site d’Inculte, 11 € 99, en suivant ce lien.