Cesare Martinetti : à Saint-Nazaire, le professeur fait le facteur

© Altre / storie

Cesare Martinetti est un journaliste italien, ex-directeur adjoint de La Stampa. Diacritik, avec son accord, publie dans une traduction d’Andrea Manara, son article paru le 25 mars dernier sur Altre / storie, une newsletter créée et dirigée par Mario Calabresi, rassemblant des reportages, des témoignages, des histoires et des analyses sur l’actualité ; une section est dédiée aux photographes en activité, avec leurs images et leurs histoires.

Ce matin encore, comme tous les matins, Yann Duval a rejoint son collège, un établissement  public à Saint-Nazaire, le collège « Albert Vinçon », 550 élèves entre 11 et 15 ans et soixante adultes, agents et enseignants. Mais depuis le lundi 16 mars ils sont tous à la maison, « confinés » pour les mesures anti Covid-19, et il est resté seul avec un collaborateur dans le grand bâtiment du quartier historique de la Vecquerie. Depuis 2013, Duval, 45 ans, deux filles (dont l’aînée fréquente son école), est principal adjoint* (en français dans le texte comme toutes les expressions en italiques*). Il a eu le rôle le plus difficile aujourd’hui : le guêt en attente de l’ennemi invisible qui, espérons-le, n’arrivera jamais. Et d’ici, il scrute un horizon plus agité que l’océan qu’il a devant lui. Ici, la Loire se jette dans l’Atlantique, déversant symboliquement le malaise d’un pays qui, cette fois encore, a cru être au-dessus de tous les autres. Comme si la contagion pouvait s’arrêter à la frontière.

Le soir du vendredi 6 mars encore, Emmanuel Macron était allé au théâtre en tenant sa femme Brigitte par la main. Au Saint-Antoine, Xe arrondissement, où depuis décembre on donnait avec succès une pièce plutôt légère, la parodie d’un président de la République* qui, ne parvenant pas à prononcer son discours, finit par aller voir un psychiatre. Le message de Macron, au contraire, était clair : ne vous enfermez pas chez vous, sortez, la vie continue. Et pourtant Covid-19 avait déjà frôlé l’Élysée : le ministre de la Culture, Franc Riestier, venait d’entrer en quarantaine. Mais encore son collègue à la Santé, Olivier Véran, disait être sûr que la France, à la différence de l’Italie, serait capable de « retarder et de réduire » la contagion. Entre ce que disent les politiques, les journaux, les brèves de comptoir, tous notaient les différences : nous ceci, nous cela, à la différence de l’Italie*… 

Un étudiant italien de l’Université de Chambéry, Jacopo Romei, 23 ans, valdôtain, m’a raconté qu’au retour de la semaine de vacances pour le Carnaval, on lui avait demandé de se mettre en quarantaine. Mais lorsqu’il a dit qu’il n’était pas rentré en Italie et qu’il a montré son billet de train pour Paris, on lui a répondu qu’alors il n’y avait pas de problème. De l’autre côté du Fréjus et du Mont Blanc, pas de virus ?

© Altre / storie

Le professeur Yann Duval est une personne d’une gentillesse exquise, et, lorsque je l’appelle pour voir comment on vit le confinement dans une région encore heureusement peu touchée par Covid-19, mais frappée par toutes les restrictions, il exprime d’abord sa « proximité » avec nous, les Italiens, « nos cousins italiens » dit-il. Aucune malice, mais une sincère solidarité. Duval est une personne habituée à se confronter au concret des problèmes. « L’école est fermée depuis le lundi 16, comme l’a décrété le président le soir du 12 ». C’était jeudi et Emmanuel Macron est apparu à 20 h à la télé pour annoncer que l’épidémie arrivait. Le ton était dramatique – « c’est la plus grave crise sanitaire depuis plus d’un siècle » -– mais toutes les mesures de sécurité étaient reportées et entre-temps les élections municipales pouvaient se tenir le dimanche ; tout le monde à la maison à partir de lundi.

« Ce vendredi – raconte Duval – nous étions tous à l’école, enseignants et enfants. C’était une journée très spéciale, il fallait tout organiser et on ne savait rien. Nous avons commencé à rassembler autant d’informations que possible pour garder le contact avec les enfants et les familles. E-mail et téléphone, parents, grands-parents, proches, magasins fréquentés. C’est dans des moments comme celui-ci que l’on se rend compte de l’importance des liens sociaux que noue un établissement scolaire. Ma principale préoccupation était que personne ne soit exclu ; nous nous préparions à une séparation physique et en même temps nous devions développer un maximum d’intensité dans les rapports entre nous, je veux dire avec les enfants et les familles, mais aussi entre l’école et les enseignants qui n’étaient pas moins inquiets ».

Et ils avaient bien raison. Jeudi encore, quelques heures avant que Macron n’annonce l’épidémie imminente, le ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, avait exclu une fermeture généralisée des écoles : « Ce n’est pas notre modèle ». Depuis son domicile de « confiné », Andrea Manara, 39 ans, professeur de français au collège « Dunoyer de Segonzac », dans la banlieue parisienne de Boussy-Saint-Antoine, confirme : « Ce jour, les messages contradictoires se sont multipliés. Discours alarmiste de Macron, et pourtant fermeture des écoles reportée au lundi ; le dimanche, urnes ouvertes pour les élections, mais, en même temps, invitation à ne pas quitter la maison. Ce qui est arrivé est invraisemblable, à Paris c’était comme si tout le monde s’était donné rendez-vous pour un dernier verre ».

Dans l’école de Manara, il y a 900 enfants issus de milieux sociaux extrêmes : des familles relativement aisées, de nombreux immigrés, même récents, en famille d’accueil, ou des familles où on ne parle pas le français. Une mixité* entre classes qui fait aussi la richesse de l’école française, mais dans une dégradation structurelle généralisée et conditions hygiéniques plutôt précaires : « Dans les toilettes des élèves, il n’y avait même pas de savon pour se laver les mains ».

© Altre / storie

Dans l’école de Saint-Nazaire aussi, les étudiants arrivent de fronts sociaux très différents : « 40 % riches – me dit Duval – les autres d’origines sociales disparates. Et c’est un problème parce que tout le monde n’a pas les mêmes possibilités d’accès à internet pour suivre les cours, recevoir les devoirs et garder des liens. Beaucoup n’ont la connexion que par smartphone, ce qui n’est certainement pas idéal. Certains n’en ont pas du tout ». Ce sont des circonstances où le bénévolat fait la différence et on comprend ici que même la fière France, face à l’avancée d’un virus dont elle se croit immunisée, doit recourir à l’humilité de ses fonctionnaires.

Le professeur Duval – qui, depuis le 16 mars, passe environ douze heures par jour dans son bureau, souvent en sautant le déjeuner – m’a raconté que lui et le principal Marc Jalinier à la fin de la journée font les facteurs : ils mettent les photocopies des devoirs dans des enveloppes de papier, en prenant soin de tout manipuler avec des gants, et, en rentrant à la maison, ils les emmènent personnellement dans les supermarchés et les épiceries où les familles des enfants sans connexion font leurs courses. Pour l’instant, ils sont une quinzaine, mais ils augmentent tous les jours. Et comment fait-on ? « Il faut tenir »*, dit Duval. Il faut tenir bon. Et oui*.

Cesare Martinetti

Toutes les photographies sont celles de la publication originale, inscription et accès gratuit : www.mariocalabresi.com