Albertine s’installe au logis de Marcel — celui des parents de ce dernier. À cette occasion, elle apprend que cet appartement jouxte l’hôtel des Guermantes, ce qui la renforce dans sa position de classe : « Elle avait pris, en entendant le grand titre et le grand nom, cet air plus qu’indifférent, hostile, méprisant, qui est le signe du désir impuissant chez les natures fières et passionnées. »
Le narrateur observe même que la jeune femme, face aux entraves qu’oppose la classe d’au-dessus à la bourgeoise qu’elle est, a développé en haines ses goûts ou le deuil de ses goûts. Ce qu’il ramasse en une double et audacieuse formule, où l’esprit républicain se fait inversion d’un amour douloureux de la classe « qu’on n’a pas ». Ainsi va la sociologie de Proust de paradoxe en paradoxe : « Celle (= la haine) d’Albertine pour les gens du monde tenait, du reste, très peu de place en elle et me plaisait par un côté esprit de révolution — c’est-à-dire amour malheureux de la noblesse — inscrit sur la face opposée du caractère français où est le genre aristocratique de Mme de Guermantes. »
Tout cela serait de peu de poids auprès d’Albertine si celle-ci n’avait entendu parler d’Oriane comme d’une femme extrêmement élégante. Et là, elle ne peut guère qu’envier sa voisine et que vouloir s’informer des détails de sa toilette. En bon petit soldat, Marcel descend donc de temps à autre chez la duchesse en quête d’informations sur le dernier état de la mode : « je trouvais la duchesse ennuagée dans la brume d’une robe en crêpe de Chine gris, j’acceptais cet aspect que je sentais dû à des causes complexes et qui n’eût pu être changé, je me laissais envahir par l’atmosphère qu’il dégageait, comme la fin de certaines après-midi ouatées en gris perle par un brouillard vaporeux ; si, au contraire, cette robe de chambre était chinoise, avec des flammes jaunes et rouges, je la regardais comme un couchant qui s’allume ».
Et Marcel de parler des toilettes aperçues sur Oriane comme de données météorologiques comparables au temps qu’il fait ou au soleil qui luit.
Proust, La Prisonnière, Folio, p. 26-27.