Tristan Garcia : « tout penser, mais sans jamais rien détruire » (Kaléidoscope II)

Tristan Garcia (photo Photo Francesca Mantovani © Éditions Gallimard)

Un temps « juste », un temps juste et lumineux de l’analyse, c’est le temps de l’entreprise de Tristan Garcia, dans sa volonté de « tout penser, mais sans jamais rien détruire », qu’il poursuit dans ce deuxième volume de Kaléidoscope, à l’image de son œuvre en cours, d’écrivain et de philosophe.

Un temps qui ne serait « ni « présentiste » (comme l’est le temps de celui qui humilie ce qui a été au nom de ce qui est), ni « passéiste » (comme l’est le temps du réactionnaire et du conservateur), ni « futuriste » (comme l’était le temps du moderne, comme l’est toujours le temps messianique, apocalyptique ou millénariste). » Au sujet de toutes choses, pouvoir se « rapporter au passé qui s’accumule, à l’avenir qui s’éloigne et au présent qui commence également mais distinctement. »

Toutes choses, sans hiérarchie, pensées avec la même intensité et précision. On passera ainsi, entre autres, du roman — loin de la célèbre formule de Georg Lukacs dans sa Théorie du roman : « Le roman est l’épopée d’un monde sans dieu », loin de l’idée partagée par la plupart des modernes que « le roman est laïc en soi », le roman répond à « la nécessité de se rapporter à des catégories religieuses de la pensée (l’âme, le salut) comme à des catégories de la fiction », il est  « notre façon de demeurer croyants dans notre irréligion, incrédules dans notre religion, de rester confusément fidèles et infidèles » — aux séries, maintenant disponibles à notre gré sur les plateformes de diffusion, elles sont devenues « une sorte de Flux internet narratif, un FIN, donc – mais l’acronyme est un hasard. (…) Le FIN et la série représentent-ils deux formats d’une même forme, qui correspondent à deux âges de l’industrie culturelle audiovisuelle ? Ou bien le FIN est-il déjà le début d’une autre forme ? » ;

de la BD (avec Corto Maltese qui « est un aventurier, mais sans but ; c’est un philosophe, mais sans idée ; c’est un activiste, mais sans cause; c’est un amant, mais sans désir. Et pourtant, il n’est pas vide. Il est, comme son profil cerné par Pratt, une ligne noire, nette et reconnaissable, qui passe de case en case sur fond d’embrouillamini de toutes les frontières. Et il se maintient dans le désordre ») à la musique — « tout ce que j’adore dans le rock indé, ça exprime le sentiment de l’existence dans la classe moyenne provinciale. C’était l’art qui pour moi reflétait ces images de jeunesse : balades à vélo, nuits étoilées en banlieue pavillonnaire, les champs pas très loin, et en même temps la petite ville, quelques rues commerçantes, un seul disquaire… La proximité, parce que tu connais presque tout le monde, et la distance, parce que le vrai monde t’ignore. » ;

du rire (la question contemporaine « Peut-on rire de tout ? » est absurde, car le rire est par excellence tragique : « ceux qui croient qu’on ne doit pas rire de tout n’ont pas compris qu’on rit toujours de tout, même quand on ne rit que de quelqu’un ; ceux qui martèlent qu’on doit pouvoir rire de tout sans que personne ne se sente visé n’ont pas saisi qu’on rit tout le temps de quelqu’un. On ne peut pas faire autrement ») à la philosophie française (« notre hypothèse sera la suivante : depuis à peu près la fin du premier empire, la pensée française, lorsqu’elle se présente comme un système, a tendance à universaliser un état d’exception ») ;

des frontières (il est aussi vain de contester les frontières que de les revendiquer, car « pour tout ce qui vit, les dégradés finissent par faire frontière, et toutes les frontières se dégradent ») à la notion de race — « le risque est grand : peu à peu, l’usage stratégique qui consiste à renverser la racisation contre ceux qui l’on pratiquée (en révélant par exemple la couleur blanche de ce qui prétend être neutre) peut faire croire à la réalité du principe stratégique. C’est une sorte de règle de l’usage des catégories par lesquelles nous nous désignons : le nom finit toujours par se substituer à la chose, et la représentation ne se maintient jamais longtemps comme pure représentation, elle finit toujours par paraître inscrite dans la réalité. En retraçant parmi nous des limites de race, même en sachant qu’elles ne sont que des représentations infondées dont on fait un usage stratégique, on court le risque de les confondre avec une sorte de fond. » ;

des animaux et humains — nous ne sommes, « sujets humains et animaux, ni parfaitement opaques les uns aux autres, ni parfaitement transparents. Nous ne sommes pas condamnés à exister hors de nous et eux à demeurer prisonniers en eux-mêmes : distincts et égaux, ensemble dans le monde, nos espèces et nos individualités suivent des traces, des pistes, qui se font et se défont, à la fois offerts et rétifs, ouverts et fermés les uns aux autres, à la fois chiens blancs et chats noirs » — au temps : « penser le temps seulement et penser le temps pleinement suppose d’abandonner un découpage extensif du passé, du présent, de l’avenir, pour comprendre le temps comme ordre de variation des intensités de présence. Le modèle que nous proposons pour un autre ordre du temps rompt de ce fait avec la représentation intuitive mais intenable selon laquelle le temps s’écoulerait du passé vers l’avenir, en passant par le présent. Notre ordre intensif est bien différent : le présent est premier, puisqu’intensité maximale de présence ; le passé, qui est un ordre second à l’intérieur même de l’ordre du temps, est le classement des événements par l’amoindrissement relatif de leur présence ; l’avenir, enfin, qui est le fond plutôt que l’horizon du temps, correspond à l’absence la plus grande possible. ».

« Intensité maximale de présence » : ces mots peuvent s’appliquer à chacun des vingt-deux textes rassemblés dans ce recueil, écrits dans les années 2010, au gré de commandes, d’invitations et de rencontres. « Vivre en pensant, c’est distinguer mais en tâchant de rendre égal », peut-on aussi lire dans un de ces textes. C’est le cadeau que nous offre Tristan Garcia tout au long de ces pages.

Tristan Garcia, Kaléidoscope II, Ce qui commence et ce qui finit, Éditions Léo Scheer, février 2020, 384 p., 22 €