La vertu de l’essai : Tassadit Imache, « Se forger une carapace » (Fini d’écrire !)

Tassadit Imache © Jean Ber / Actes Sud

L’été 2017, Tassadit Imache publiait Des cœurs lents, son sixième roman, après un long silence éditorial. La fiction mettait en scène une fratrie réunie autour du décès d’un frère et en l’absence d’une mère qui était sans cesse évoquée. D’une certaine façon, Fini d’écrire !, essai publié en cette rentrée d’hiver 2020, , aux éditions Hors d’atteinte à Marseille, poursuit des interrogations de la fiction. Mais surtout il reprend et amplifie autour de la figure de la mère – la mère réelle de la romancière –, un essai publié dans la revue Esprit, en décembre 2001, « Écrire tranquille ». Il se tisse aussi, me semble-t-il avec la fiction éditée en 2000, Presque un frère. C’est dire si nous avons à lire une écriture concertée qui revient sur ses sites, approfondit ses espaces et tente de convaincre avec obstination.

Fini d’écrire ! : Le point d’exclamation du titre exprime, tout à la fois, un cri, une exaspération, une décision. Il est aisé de le montrer en suivant le fil du texte. Quarante-quatre fragments d’inégale longueur le composent : ils se développent en une demi-page et jusqu’à 5 pages, cette brièveté donne un rythme au discours – car l’essai privilégie toujours le mode discursif –, une seule fois rompu par un véritable chapitre de quinze pages, au début de la seconde partie (partie 1 : 1 à 22 – partie 2 : 23 à 44) où la mère prend toute sa dimension.

L’écrivaine commence par affirmer son désir, et ce qui fut toujours son rêve, d’écrire « tranquillement » : « Lorsqu’on cherche sa propre langue dans celle de tout le monde, il faut du temps ». Ce temps est-il octroyé à chacun de la même façon, selon le lieu d’où l’on vient et où l’on a grandi ? Pour répondre, il faut que « Nanterre » se profile immédiatement, non comme une nébuleuse floue mais concrétisée par une adresse bien précise qui ancre l’écriture dans une pérennité : « Au 2, allée des Genêts, bâtiment B, appt 22, cité des Canibouts – notre chez nous ». Marque indélébile qui protège et enferme : ne pas sortir, ne pas risquer de sortir et inventer : « Quand j’écris, enfermée : un coup j’invente, un coup je me souviens ». Faut-il, à nouveau aujourd’hui tenter de sortir ?

Alors reviennent en force les reproches auxquelles elle a dû faire face à la sortie de ses romans. Il lui a été reproché de distiller le désespoir, de n’offrir que de l’inconfort au lecteur, « cette noirceur, vraiment, cette dureté ! » : « Ce que vous me dites se ressemble tant, se répète, insiste à un endroit du monde, de la société où il y a cachées, beaucoup de choses qui m’appartiennent, de gens qu’on a connus, vous et moi, laissés derrière nous. Enterrés à Nanterre. Cet endroit de la vie que j’ai quitté il y a longtemps, le dehors, l’en-dehors de la littérature, pour me concocter tranquillement une langue étrangère à tout ça. Ma propre langue ».

Tassadit Imache semble dire qu’elle a tenté de faire silence sur le lieu d’origine pour « habiter » la France… sans y parvenir. Elle décline alors sa double origine : ici, la mère ; là-bas, le père. Et le gros mot est lancé, elle vient de « la banlieue ». Entre son nom et le lieu se joue un classement sur les étagères des librairies où elle retrouve ses fictions au rayon « Maghreb-Proche-Orient » dès la sortie d’Une fille sans histoire : « En vérité, dès le premier livre, on est l’otage attendu des lecteurs. D’abord, on apprend ce qu’il en coûte en quiproquos de porter sur une couverture le nom de l’auteur.
Le nom de mon père est plus authentique que la littérature. On peut le prononcer dans la langue française, mais personne ne sait exactement où est sa valeur ».

Une fois le nom sur la couverture, il faut trouver l’autre énoncé : le titre. Pour cela, on fait confiance aux personnages qui créent la tension : « Ils m’ont ramené l’Histoire, ils me ramènent les gens. Leurs noms qui disent trop de choses. Leurs méchantes manières. Ils m’attirent palabres, remarques personnelles, fâcheries. Et à la fin, on me critique… d’avoir échoué à les faire aimer ! » Alors, comment poursuivre quand on fait parler les silences bien enfouis de la société et de l’Histoire ? : « Comment sauver quelques pensées intimes nées d’un endroit qui n’en finit pas de dériver vers la grande mare de l’histoire collective ? » La solution serait-elle que l’écrivain d’aujourd’hui s’adapte à sa médiatisation ? Et que faire si le courant, l’échange, ne marche pas ? Si les livres qu’on écrit ne transportent pas vers d’autres lieux, légitimes ? « Et les titulaires de la Littérature de vouloir nous prévenir des effets destructurants sur la langue d’un réel non civilisé, inquiétant ». Ils font le tri entre ce qui peut s’écrire et ce qui ne peut pas l’être :

« Il faut dire que nous autres humains sommes parfois paresseux, des voyeurs plutôt que des voyants, des douaniers de notre propre imaginaire ! A vouloir se prémunir contre ce que les livres transporteraient d’invisible, des fois que les écrivains passeraient quelque chose en fraude – de la vraie vie, ou de l’Histoire.
Et si nous avons joué un petit rôle là-dedans, nous, les écrivains arrivés de moitié, de quart ou de travers par l’immigration maghrébine ou nous, les voyageurs partis à un moment ou l’autre de la banlieue, c’est peut-être celui d’avoir ramené sur le devant de la scène, sans l’avoir fait exprès, rien qu’en marchant dans le fond du paysage, ce débat franco-français  lié à l’incompatibilité de la vie et de l’écriture, de la politique et de l’art […] Comme s’il y avait, dans le paysage, des parvenus de la vie et des advenus de la Langue ».

Dès l’instant qu’on vient de… Nanterre et que ce lieu s’inscrit dans l’écriture, la notion de « justice » s’invite : on n’en veut plus dans le champ de l’imaginaire et on la rejette « dans la langue du vulgaire ». Ouvrant la littérature à laquelle elle appartient à une fraternité plus vaste et à une caution de haute volée, dans le quatorzième fragment, la narratrice évoque en une page magnifique une rencontre avec Kateb Yacine, en 1988 : « le manque de pain, de justice, de liberté pour les autres le tenaille sans cesse […] Cet adolescent de Sétif qui ne s’est plus jamais laissé enfermer ». Leur échange, autour du père et de l’immigration, éveille les pages du Polygone étoilé

Comment ne pas être en colère ? On veut la convaincre que, elle qui a passé la ligne – comme les Noirs aux States… –,  elle a sauvé sa peau et il faut qu’elle sorte de sa « thématique » de banlieue ! L’interpellation est tellement burlesque qu’elle éprouve le besoin de se définir dans le fragment suivant : « Spécimen hybride, je le reste. Étiqueté et daté : deuxième génération par mon père, fils de paysans indigènes, immigré arabo-berbère, musulman, dernière génération par ma mère, fille rebelle d’ouvriers catholiques. […]
Je ne tiens plus à être dans le bon rayon aujourd’hui.
Non pas qu’il soit trop tard, cela m’est égal, voilà tout. Les livres, même français, sont libres.
[…] Commencer à parler. De soi. Des siens. Ou de l’inaliénable beauté du paysage ».

La narratrice insère alors, et jusqu’à la fin de l’essai (comme elle la fait déjà plus haut en évoquant Kateb Yacine), des incursions historiques. Ici, elle évoque la marche des beurs, enterrée et oubliée, jusqu’aux représentations actuelles des banlieues comme danger pour la Nation et pour la République. Elle réintègre ce qu’elle est. Les propos critiques fortement dépréciatifs qu’elle a évoqués dès le début de l’essai l’ont entamée et elle a tenté de s’arrêter d’écrire sans le pouvoir effectivement : « Et dans les récits arrangés de nos vies, je n’ai vu que préparatifs funéraires. Alors qu’il faut trouver cette langue du roman si violente qu’elle empêchera la vitrification du monde ».

 Elle ne peut transiger avec sa singularité. Et celle-ci tient à son histoire particulière qu’elle ne veut ni mettre entre parenthèses ni édulcorer. Reviennent aussi des flashs des « répressions meurtrières d’octobre et novembre » en 1961. Elle prend conscience, et l’exprime, d’une France malade de son Histoire coloniale dont on ne voudrait évoquer que les bienfaits en évitant les écueils. Elle refuse la place qu’on lui assigne de gentille récupérée : « J’ai fui ces guet-apens. Tandis que grossissaient au-dessus de nos têtes les mots déjà empoisonnés « immigration », « banlieue », « délinquance », « islam », comme de noirs nuages ou des vapeurs toxiques, la nébuleuse morbide des mensonges et des fantasmes ».

Histoire personnelle et Histoire collective s’interpénètrent encore plus étroitement dans la seconde partie de l’essai, l’articulation se faisant autour de la mort de la mère. Et de  façon lancinante, à partir de ce qu’elle ressent comme rejet des lecteurs, elle ronge son frein : doit-on payer son origine ou doit-on se battre pour qu’elle ait droit de cité ? Les manifestations de « solidarité nationale » en janvier 2015 auxquelles elle participe avec ses enfants l’interpellent.

Comme un écho au fragment consacré à Kateb Yacine dans la première partie, la lecture de l’essai de Frantz Fanon, Peau noire masques blancs, fait advenir à sa conscience un souvenir enfoui : la dispute violente de ses parents quand elle était petite, les peuples ennemis de leurs origines s’invitant dans ce couple déjà si malmené par la société environnante en pleine guerre d’Algérie.

Partie d’une réception manquée de ses fictions avec les lecteurs, Fini d’écrire ! est, aussi et surtout, une longue réflexion sur l’écriture. En ayant choisi d’inscrire en couverture son prénom berbère plutôt que son prénom français, assorti bien entendu de son patronyme, elle est en droit de s’interroger : « Ai-je écrit pour avoir ma langue à moi ou pour inscrire son nom ? » (celui de son père). Mais surtout, nous avons ici une articulation entre la fameuse phrase qui l’a blessée à jamais : « De livre en livre, tu ne nous désignes pas d’issue ! » et la lettre que sa mère lui a écrite, dans ses jeunes années d’écrivaine : « Écris, je me dis que toi, tu pourras exprimer ce qui m’a étouffée toute ma jeunesse et ma vie de femme ». L’essai s’ouvre sur une photo de femme en train de lire, sa mère, longuement légendée dans le dernier fragment car, comme l’affirme Tassadit Imache : « C’est moi qui écris, c’est elle l’héroïne du début de l’histoire ».

Dans le 26e fragment de l’essai, l’écrivaine rappelle la phrase critique : « tu ne nous désignes pas d’issue ! »… comme si la fiction devait être un mode d’emploi pour réparer les erreurs historiques et politiques. Tassadit Imache enchaîne : « Je ne dirai pas qu’ils n’ont pas bien lu. Pourquoi suis-je affectée ? Les bipèdes qui marchent dans l’un de mes romans vivent dans un quartier populaire imaginaire, la cité des Terrains. Certains veulent sortir, d’autres pas, d’autres encore veulent rentrer à la maison. Il est question de ces liens familiaux qui nous donnent la force ou nous entravent. […] Il est question du désir, de l’ennui, de vies mouvementées trop enfermées, de tout ce qui se trame ou se déchire entre les humains depuis le commencement de notre histoire, du besoin d’aimer et d’être aimé.
Et, alors, on avait pris le pouls de ces personnages, on les avait trouvés vivants mais on ne les avait pas aimés… » Ce passage m’a immédiatement fait penser à la fiction de 2000, Presque un frère, où on retrouve cette inscription de la mère à travers le personnage d’Hélène.

Tassadit Imache y avait inscrit autrement que dans le premier récit autobiographique, Une fille sans histoire, son histoire personnelle de mixité dans l’espace des marges, de la périphérie, des exclus, de ceux que la société française ne peut que tolérer en les maintenant aux lisières du monde des vivants. Cette opposition mort/vie structure en profondeur tous ses récits. « Conte du temps présent » nous avertit le sous-titre : Presque un frère ne serait-il qu’un « conte » amoché par l’usure et la misère comme le bol en plastique où, chaque matin, Hélène boit son café ?

Le conte est d’abord écoute, cette écoute du lecteur que, de fiction en essai, Tassadit Imache sollicite et espère. Quatre narrateurs se partagent le récit que l’on entend : Hélène, Sabrina, Bruno et E’dy ; la mère française, la « presque » fille (adoptée) et les deux « presque »  frères, le Français et l’Algérien. On entend aussi une voix non incarnée dans un personnage qui surplombe l’ensemble ainsi narré.

Quelle place occupe cette mère, Hélène, dans l’espace textuel ? Une place essentielle que je vois comme un écho antérieur de l’essai récemment paru. Elle est la mémoire des Terrains ; elle a fait ce qu’elle a pu, malgré le père absent, sa propre famille hostile, la rigueur de la vie pour une femme qui n’a pas vraiment les moyens de se défendre et qui, contrairement au père, n’a « pas d’autre pays où rentrer ». Si elle est la vieille femme des Terrains du chapitre 1, accompagnée de sa fille, Zouzou qui a près de quarante ans, c’est que la période événementielle qu’on nous raconte, celle des vingt ans de Zouzou et de la disparition d’E’dy, de Bruno, de Pascal, est un temps révolu qui n’a rien changé au cours des choses. La périphérie est restée périphérique, le Troupeau est le même et tout demeure dans la décrépitude et l’abandon. La voix et la présence d’Hélène participent à souligner le temps cyclique du conte où tout s’enroule comme l’escargot sur lui-même, comme le ghetto qui ne peut se déghettoïser.

Hélène est celle qui dit « où a commencé l’histoire ». Sa mémoire est honteuse et ne se dit pas dans la spontanéité d’une nostalgie heureuse. Les visites à Hélène de sa fille aînée, qui a réussi l’évasion sans se libérer des Terrains, sont autant de supplices parce que les retours qu’elle l’oblige à faire sur leur passé commun sont autant d’actes d’accusation. Le récit qu’elle fait à ceux qui viennent observer ces bêtes curieuses des périphéries après le meurtre rituel que le Troupeau a perpétré contre le gardien, véritable minotaure d’un labyrinthe sans sortie, est d’une grande force et restitue toute sa dignité humaine à cette figure si ambigüe. Comment lui transmettre, au troupeau justement, une mémoire si douloureuse et peu glorieuse, celle de leurs pères ? Hélène tente de faire comprendre à ceux qui ne veulent pas voir et comprendre : « Le Troupeau garde les Toits, c’est leur domaine. Il y a les guetteurs, les tireurs, les voltigeurs, les bûcherons pour le corps à corps. La jeunesse est inventive dans le chaos. Vous leur avez donné les qualités du gibier, ils ont appris celles du chasseur. […] Ils ne possèdent rien et haïssent leurs propres parents. C’est vrai qu’ils n’ont jamais pu entendre jusqu’au bout nos histoires et nous n’avons pas su exhiber notre honte. Et moi je vous répète que celui-ci n’a pas déserté. Il est rentré chez lui. Le Troupeau a son scribe : bègue, orphelin et frère aimant de tous ces orphelins ».

Comment ne pas penser aux Misérables ?

Plus loin une phrase peut illustrer le personnage même : « Pour elle, c’était toujours le même temps d’où le malheur à tout moment pouvait sortir sans crier gare ». Ce n’est pas un hasard si elle porte un prénom grec puisqu’elle est porteuse d’une tragédie antique dégradée, sans héros ni coryphée. Ce qui blesse l’écrivaine – la fiction de 2000 et l’essai de 2020 sont en miroir – c’est le peu de considération pour sa fonction de coryphée.

Il est intéressant de lire conjointement Tassadit Imache et l’entretien de Roschdy Zem, donné à Laurent Rigoulet de Télérama le 15 janvier 2020 où il exprime, pour le monde du cinéma, les clichés dans lesquels on l’a enfermé et les découragements qu’il a ressentis : « Depuis mon adolescence, on est passé, pour l’essentiel, du voleur de Mobylette au terroriste. Une sacrée percée ! Mais ça ne m’a jamais rendu fou d’être arabe ici. Je m’en suis débrouillé. […] Même si j’ai été confronté à toutes les formes de racisme, ça ne m’a jamais arrêté. […] Il faut se forger une carapace, apprendre à ne pas se sentir blessé. […]
Je retourne parfois dans mon quartier et ça me bouleverse. On évoque beaucoup la violence dans les cités, et j’en ai souvent parlé avec mes enfants à l’occasion de la sortie des Misérables. Mais il y a une violence dont on ne parle pas : la vacuité à laquelle ces jeunes sont de plus en plus confrontés, la résignation qui est la leur, le vide dans leur regard ».

Tassadit Imache, Fini d’écrire !, Marseille, éditions Hors d’atteinte, février 2020, 132 p., 16 €Tassadit Imache