En direct du bout du monde : une semaine à contre-courant (Vis ma vie 8 )

© Jade Lorenzelli

Lundi (mais peu importe) Paris Orly

Prendre l’avion, en long courrier et avec plein de correspondances, c’est quand même l’occasion de polluer un bon coup. Parfois on laisse les chargeurs branchés sur la prise ou on trie moyen les poubelles mais là c’est pas pareil. Ça chauffe ça fait un bruit épouvantable, ça dure longtemps : c’est les gros avions wifi à bord, les derniers films sur les tablettes individuelles, les petites lumières le long du couloir, tous les trucs en plastique, les gros réacteurs. Les vols les plus longs. Devant les grandes vitres du terminal D, on entend une femme qui vient de rater la vague. Elle crie tout ce qu’elle peut sur l’employé de l’enregistrement qui « ne peut rien y faire ». Pendant qu’on débarque sa valise, elle défonce le comptoir Air Caraïbes à coup de pieds et s’arrache les cheveux. Elle cherche à mordre quelqu’un sans y parvenir. Et à casser les grandes vitres épaisses pour rejoindre le tarmac. Tous les employés des magasins Duty Free la regardent comme on regarde un film à la télé.

© Jade Lorenzelli

Mardi (peut-être pas vraiment mardi) Tahiti Faaa

Quand les portes du dernier avion s’ouvrent enfin, on sent la chaleur moite et épaisse de l’autre bout du monde, comme si on entrait dans un four géant et agréable. Le goudron sent les fleurs et le sucre, tout le monde est en tongs ou pieds nus. Personne ne semble pressé. Il est 6 hures du matin et le soleil est déjà haut dans le ciel parfait. Quelques nuages se distinguent : bien blancs et denses comme si on les avait accrochés là avec du scotch, pour décorer. Les filles, les femmes et les mamies ont des tatouages de partout et des fleurs dans les cheveux. Les hommes les garçons et les vieux parlent une langue incompréhensible, en roulant les r et en n’utilisant pratiquement que des voyelles. Il y a des touristes et des touristes du monde entier, comme à New York ou au Vatican : des familles, des amoureux des mères avec leur fille, des pères avec leur fils. Personne ne semble seul.

Pendant ce temps : en métropole, la grève s’intensifie.

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Mercredi (ou n’importe quel autre jour) Rotoava

Ce matin le petit village du bord de la plage, c’est-à-dire les cinq ou six maisons éparpillées d’un côté et de l’autre de la seule route goudronnée de l’atoll, on attend des nouvelles du cargo de ravitaillement hebdomadaire. Il aurait dû arriver tôt le matin mais personne n’est inquiet. Vers onze heures-midi, on commence à dire que s’il n’arrive pas aujourd’hui c’est qu’il sera là demain, chargé de légumes, œufs conserves, essence viandes, vêtements jet ski et n’importe quoi d’autre. On l’attend à l’ombre. Chacun se prépare à moitié et quand on le voit arriver au loin, tout le monde, environ 50 personnes, vient sur le « port » avec son petit chariot attaché au vélo ou son grand chariot à la main, ou son panier tressé ou son pick-up des années 90. On remplit les magasins puis le reste de la journée.

Pendant ce temps : au Japon, l’homme d’affaires Carlos Ghosn disparait dans une flight case.

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Jeudi (rien n’est moins sûr) Fakarava passe sud

L’endroit est plus connu comme « le plus bel aquarium du monde ». Sur la terre une dizaines d’habitations et une grosse église orange, et sous la mer tout un pays : les derniers requins, les derniers gros poissons et d’autres poissons qui semblent peints par des petits dieux. Des poissons papillons, orphies, mérous, napoléons, perroquets, poissons anges, lunes, trompettes, chirurgiens, balistes caranges, oriflammes etc etc etc. Leurs couleurs n’appartiennent qu’à eux, et la mer aussi, ici. Certains dorment, et se laissent porter par le courant, d’autres trainent en bande ou mangent des morceaux de corail. Le paysage est calme et l’eau si transparente que dans le courant, on est comme en apesanteur sur une planète flambante et silencieuse. On voit l’océan depuis l’océan, si émouvant et étrange, si différent de nous. Une petite planète qui flotte pile au milieu entre le ciel et la terre.

Pendant ce temps : en Australie, un « mégafeu » détruit huit millions d’hectares de forêt.

© Jade Lorenzelli

Vendredi (sûrement pas vendredi) Moorea Opunohu

Le matin les dauphins jouent tranquille entre les bateaux. Les tortues sortent leurs petites têtes de l’eau pour respirer un coup, ou pour mieux sentir le soleil. Les crabes jouent sur la plage, les cocos tombent des cocotiers. Et la longue plage s’organise : glacières, friteuses, enceintes Bluetooth, monoï, bières, bouées et cannes à pêche. Parfois il pleut mais la journée coule comme ça. Puis les petits groupes rangent les camps et baissent la musique. Personne n’habite ici mais tout le monde sera là demain et tous les autres jours. Pour regarder la mer et rigoler toute la journée, pour marcher à pieds nus dans le sable et pour se rafraîchir, pour faire la sieste à l’ombre ou pour ne rien faire du tout. Pour être un petit poème de la plage et regarder le soleil qui tombe derrière la montagne.

Pendant ce temps : en Irak, un drone américain allonge le général iranien Qassem Soleimani.