Depuis bientôt une vingtaine d’années, recueil après recueil, Sandra Moussempès s’est imposée comme une des figures majeures de la poésie contemporaine. Les années 20 s’ouvrent avec bonheur sur l’un de ses textes les plus remarquables, le spectral et puissant Cinéma de l’affect qui paraît aux éditions de l’Attente. Dans cet opéra-poème, phonographe capteur de voix diffuses et profuses, Sandra Moussempès convoque à partir d’Angelica Pandolfini, célèbre cantatrice qui fut son ancêtre, un véritable atlas à la Warburg des voix disparues mais présentes. Autant de raisons pour Diacritik d’aller interroger la poète à l’occasion de la parution de ce recueil, véritable événement de ce début d’année.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre nouveau recueil poétique, le remarquable Cinéma de l’affect. Comment est-il né et à quelle occasion précisément ? Dans « Opéra-poème », l’un des textes qui ouvre la section « Esprits phonétiques », vous évoquez Angelica Pandolfini, célèbre cantatrice du début du 20e siècle qui est l’une de vos ancêtres et dont vous avez retrouvé sur YouTube l’un des enregistrements : en quoi la découverte de cet enregistrement a-t-elle initié l’écriture de votre texte ? Qu’est-ce qui a su faire appel en vous dans l’air enregistré de cette cantatrice dont, par ailleurs, vous livrez l’une des photographies en couverture ?
Ce livre est parti de deux souhaits, d’une part restaurer les lambeaux précieux d’une histoire d’amour (et de désir) indéfinissable qui s’évaporait sans structure, il me fallait aller au-delà du visible et de l’explicatif. Puis le rapport à la voix s’est imposé comme dans mes livres précédents, mais plus prégnant encore, je voulais aller plus loin dans l’exploration. Les dispositifs sonores et amoureux étant intimement liés. J’avais déjà inclus auparavant dans certains de mes livres à L’Attente, une bande son annexe, album CD intégrant les différentes textures de ma voix chantée (lyrique, éthérée, bruitée) à l’énonciation du poème. Pour Cinéma de l’affect je voulais que le son soit directement inscrit dans la page, en dehors de toute matérialité auditive, explorer l’origine des voix et les techniques spectrales d’enregistrement. D’où le sous-titre du livre Boucles de voix off pour film fantôme. La figure de mon ancêtre cantatrice s’est ainsi imposée.
Il y a 6 ans j’ai retrouvé sur YouTube des enregistrements de 1903 d’Angelica Pandolfini, sœur du père de ma grand-mère maternelle. Jusqu’à présent je connaissais le portrait d’Angelica qui siégeait chez ma grand-mère et tout ce qui était dit sur elle, sur son frère Franco et son père Francesco, autres barytons célèbres, mais jamais je n’avais entendu sa voix. J’ai pu découvrir l’impact qu’elle avait eu sur d’autres chanteuses d’opéra et sur les passionnés d’opéra du monde entier (elle créa notamment les rôles de Madame Butterfly et Adriana Lecouvreur) et surtout cette tessiture assez proche de la mienne, c’était très troublant. J’avais, dans Post-Gradiva l’album CD associé de mon précédent livre Colloque des télépathes , composé la version audio d’un poème « Museum » (autour des héroïnes filmiques du livre). Cet audio-poème débutait par un un « Aria » d’opéra, inventé en italien que je chantais déjà en référence à Angelica, auquel je rajoutais des grésillements de gramophone.
Pour Cinéma de l’affect, je souhaitais reproduire le mécanisme de la voix en tant que solfège textuel. Une voix peut nous transporter, ou nous effrayer, un timbre en dit bien plus de quelqu’un qu’une gestuelle, la voix fait le lien entre notre corps et son immatérialité, elle s’inscrit dans nos mémoires archivées comme dans les sillons des vinyles. Dans le même temps, j’ai réalisé récemment une création sonore, Vox Museum, en version digitale (aux Editions Jou), qui peut s’entendre comme miroir sonore du livre (puisqu’il s’agit d’un langage/chant envoûté, hors mots) mais de manière totalement autonome. Je voulais dissocier les deux projets.
Pour revenir à Angelica, il était évident qu’elle avait aussi, en tant que femme non conventionnelle et artiste lyrique, eut une vie amoureuse (notamment une longue relation avec le chef d’orchestre Toscanini) et que sa voix pouvait exprimer autre chose que ce que l’on attendait d’une chanteuse d’opéra « classique » ou d’une femme à l’époque (elle n’a jamais été mariée ni n’a eu d’enfants, n’avait pas l’opulence de mise des chanteuses à coffre de l’époque et interprétait ses rôles pleinement, ce qui était novateur). Évoquer la figure d’Angelica, à travers sa tessiture spéciale et notre rapport généalogique, m’a permis de me lier à elle dans un espace-temps invisible.
Si vos précédents recueils comme Sunny Girls notamment s’attachaient à questionner les images filmiques qui peuplent les vies quotidiennes de chacun, Cinéma de l’affect, dans le sillage de votre découverte d’Angelica Pandolfini, cherche également et avec force à interroger la voix comme puissance poétique. Cependant, comme pour l’image cinématographique, ce qui vous intéresse avant tout, c’est la voix comme trace, comme empreinte mais aussi comme preuve du vivant. Vous parlez même de « Littérature du son ». Diriez-vous que, en contrepoint au gramophone que vous évoquez à maintes reprises, que la poésie telle que vous la pratiquez se présente comme un appareil à capter des voix ? Est-ce ainsi qu’il s’agit de comprendre votre très belle formule : « Je suis un langage dont tu es le dispositif sonore » ? Est-ce que la poésie est le dépôt de l’immatériel de la voix ?
La poésie me permet de créer mon propre langage, hors codes linguistiques et sociétaux, elle est donc le dépôt immatériel non seulement de la voix mais de la pensée-énigme. Chaque poème est une extorsion de voix off, de lignes filmiques, créant ainsi des mémoires balistiques, à l’image de ce film fantôme qui parcourt Cinéma de l’affect. Je peux tout à fait définir ma poésie en tant « qu’appareil à capter les voix ». Une sorte de microphone ultra sensible qui accompagne ma caméra au poing, prêt à capter les atmosphères en même temps que les différents timbres vocaux. Ce sont ces phonèmes qui sous-tendent le rapport entre les phrases lues et la voix. Je pense au traité sur le silence de John Cage, que j’ai d’ailleurs eu la chance de rencontrer lorsque j’avais 20 ans, on lui avait préparé des champignons, il mangeait macrobiotique, et sa façon d’appréhender la nourriture rappelait les silences de ses symphonies. Quant à ma formule : « Je suis un langage dont tu es le dispositif sonore » elle indique cette inter-dépendance en amour mais aussi entre l’écriture et la voix. C’est le titre d’une section qui a d’abord été constituée de photos/portraits, parfois raturées de l’amoureux errant de mon livre (version publiée dans la revue If). Puis la voix a remplacé l’image, en réécoutant des bribes sonores de l’histoire ré-encodée dans un dictaphone. Les voix dilatent l’espace temporel, notamment celles des absents ou des défunts qui nous hantent.
Au cœur de Cinéma de l’affect, se joue une question, poétique entre toutes, celle du lien de la voix au chant. A l’enseigne de votre ancêtre, Angelica Pandolfini, qui fut cantatrice, vous offrez une poésie qui interroge dans la voix sa qualité à faire chant. Mais c’est un chant en errance dont il s’agit, un chant qui désire toujours revenir du néant, d’une manière de paroles perdues du monde. Vous dites ainsi notamment : « je suis devenue chanteuse / de façon clandestine ». En quoi retrouver ces enregistrements a pu orienter votre poésie vers une espèce de chant clandestin ?
J’ai eu sans doute la sensation qu’il n’était pas concevable d’être chanteuse de façon frontale avec une ancêtre cantatrice (mis à part mon père du côté lignée paternelle qui aurait souhaité que je sois une chanteuse d’opéra comme celle du Château des Carpathes , mais il est mort avant que ne m’en donne l’autorisation). Le chant et la musique restaient présents mais mis à distance dans leur pratique, une fois passée la génération des Pandolfini, trois chanteurs d’opéra dont l’un, mon arrière-grand-père Franco, a même écrit un traité sur la voix. D’ailleurs sa propre fille ma grand-mère maternelle a arrêté le piano très jeune (mon fils reprenant le flambeau), pour cause de mariage militaire. Quand les non-dits perdurent, la voix est l’interdit principal . C’est bouche cousue de ce qui pourrait venir enrayer une image sociale. Se faire entendre n’est pas audible. J’ai donc commencé à chanter de façon « clandestine » puis en grandissant, dans les années 90 dans des groupes et des lieux alternatifs, underground, à Paris et à Londres où j’ai participé à des albums de groupes anglais post-punk ou électro, loin des codes du répertoire classique, tout en empruntant aux genre du chant sacré, éthérée. Ces ambiances éthérées, parfois électros et vibratoires se retrouvent sur mes albums de poésie sonore. Mais je n’aurais pas pu me conformer à une typologie vocale ou juste interpréter comme c’est le cas d’une carrière de chanteuse lyrique, j’ai trop besoin de créer mon univers. L’écriture expérimentale, la poésie, m’en donnent la possibilité.
La découverte des enregistrements d’Angelica, de sa vie, m’ont donc permis aussi de percevoir ce qui fait de ma poésie une forme de chant clandestin que je peux moduler, au fil des livres.
Cinéma de l’affect est un grand poème sur la disparition, le spectral, le fantomal qui pourtant vivent encore en nous sous la forme résiduelle mais vibrante de l’intensité intouchée de la voix, et cela par-delà toutes les morts. A ce titre, chaque poème paraît être le cénotaphe d’une voix qu’il s’agit comme de congeler comme vous le dites encore. On a même le sentiment que Cinéma de l’affect se donne comme un nouvel Atlas de Mnémosyne tel que l’avait imaginé Aby Warburg à cette différence majeure qu’il ne s’agit plus d’y recueillir les images mais les voix, « un atlas de sons à fréquences modulatoires », affirmez-vous encore. Diriez-vous ainsi que Cinéma de l’affect est un atlas des sons à la Warburg, un vaste audio-poème ?
C’est une belle comparaison. Effectivement, puisque tout part du chaos, comme dans l’œuvre immense de collecte figurative de Warburg, mes collections de voix et de sons dans Cinéma de l’affect sous forme de poèmes sont répertoriées de façon temporelle et spatiale. J’accorde un grand intérêt aux techniques d’enregistrement, les pratiquant, le côté rituel, régler des aigus, travailler ma voix avant une prise de sons. Cela faisait longtemps que je voulais approfondir mon propre lien aux machines dédiées à l’enregistrement des voix, la découverte du chant d’Angelica en a été le déclencheur. La charge spectrale des gramophones, des phonogrammes, des anciens magnétophones, des répondeurs téléphoniques qui emprisonnent les voix est vertigineuse quand on pense à toutes ces machines abandonnées qui contiennent les voix humaine des défunts, des ancien(nne)s amoureux(ses), des enfants qui ont grandi. Qui pour la plupart ne peuvent plus être écoutées, la technologie ne le permettant plus. Mon atlas sonore personnel est donc composé de ces voix fantômes et correspond également à toutes sortes de déflagrations, les miennes comme celles des autres, et autant de cénotaphes, la disparition de mon père en 1981, les traumas vécus, mais aussi les voix amoureuses éparpillées dans le temps, les messages audio plus impersonnels. On pourrait parler de poème/catalogue iconographique infini pour A. Warburg, à la puissance métaphysique, et pour Cinéma de l’affect, de mémoires vocales archivées qui créent le poème avec en question centrale : « De quoi ne nous souvenons-nous pas ? ».
Dans cette capture de la voix se pose de nouveau une question que vos recueils poétiques précédents n’avait cessé de poser, celle de la matérialité du poème, de la matière même du monde et de ce que le poème peut en dire. Vous écrivez : « Je me suis demandé de quelle matière sont / constituées les cordes vocales » La voix paraît interroger chez vous le vœu de la matière toujours confronté à sa volatilité, à son caractère immatériel qui pourtant demeure. En quoi, à l’instar d’ailleurs des images mentales que vous convoquez, la voix s’impose-t-elle pour vous comme une manière de ce qui, à la fois, est matériel et immatériel ?
Le poème en tant que fragment concis d’un espace-temps est aussi tangible qu’une corde vocale. C’est est un objet complexe qui se tisse en énoncés stroboscopiques. De ce que l’on veut retenir ou capturer (un de mes livres chez Flammarion s’intitule d’ailleurs Captures ), qui expose bien la dualité du visible et de l’invisible, comme dans une transe chamanique, où le sujet se fond dans la masse auditive, la voix et le silence indissociable me permettent dans Cinéma de l’affect de parler du processus de l’écriture même. Au-delà de la notion de rythme, et de temporalité, comment inscrire les absents dans nos registres. Et si la voix est volatile, même captée, alors c’est l’écriture qui va l’archiver. Et physiologiquement, de manière quasi chirurgicale, les cordes vocales pourraient s’accorder comme les notes d’un piano et pourtant c’est impossible, une voix ne se greffe pas comme les autres organes. Retrouver dans une boîte vocale ou un dictaphone, la voix d’un(e) absent(e) est une expérience troublante. Les sirènes envoûtaient les marins et certaines grandes voix provoquent des évanouissements, la voix est tour à tour sacrée ou sexuée au de-là de la question hertzienne que j’aborde également. Il m’était nécessaire dans ce livre de la cristalliser sous forme de partition phonétique qu’est le poème.
Dans cette quête matérielle de l’immatérialité, la voix rejoint encore l’un des traits majeurs de votre œuvre, celui de la télépathie et du spiritisme déjà ouvertement exploré dans Colloque des télépathes votre précédent recueil. Vous parlez ici d’ailleurs, à propos de l’expérience de la voix des morts en déshérence de corps, d’« esprits phonétiques » : en quoi la poésie constitue-t-elle pour vous une expérience spirite ?
Questionner l’invisible et le spiritisme autant que les stéréotypes autour du féminin ou les faux semblants, est une nécessité pour moi. Déjà lorsque j’étais pensionnaire à la Villa Médicis en 1996 mon projet portait sur les voix mystiques des saintes et les phénomènes paranormaux. Malgré une éducation athée (post-soixante-huitarde) mais avec un père original et ouvert aux expériences insolites, j’ai toujours eu ce lien à l’irrationnel. Je suis allée en vacances dans le Devon chez le poète Ted Hughes et sa seconde femme, par le biais d’une grande amie de mon père, Olwyn Hughes (sœur de Ted et éditrice de Sylvia Plath) j’ai ressenti la présence de l’absente Sylvia, je n’avais que 12 ans. Je me souviens aussi d’avoir visité la maison de Victor Hugo, vers 20 ans, sans rien connaître de son histoire, sur les berges de la propriété, j’ai été prise de malaise au point qu’il a fallu que je quitte les lieux immédiatement, j’ai ensuite appris que sa fille Léopoldine s’y était noyée. J’ai eu d’autres expériences entre intuition et surnaturel, parfois traumatiques d’autres fois étonnantes et créatives. Sur un plan plus ludique, j’ai participé à une expérience poétique de télépathie avec une poétesse américaine, ce qui a donné lieu à plusieurs textes dont un poème publié dans Sunny girls (Flammarion) et à un audio-poème en duo dans le CD Beauty Sitcom à L’Attente. Mais c’est aussi ma part très pragmatique, qui me permet de retravailler le poème.
Mon père aimait lire Bossuet, Roussel et Artaud il fut d’ailleurs un temps le compagnon d’Anie Besnard, premier amour d’Artaud, Dans les années 70, il organisait des cérémonies nocturnes avec ses élèves, sur la tombe d’Artaud à Ivry ou il était prof (ce que relate d’ailleurs l’auteur de polars J.B Pouy faisant de mon père une figure de deux de ses livres) lisait la revue Sorcières et hébergea un temps un ancien membre de la bande à Baader rencontré près d’Uzes. A la même époque je pratiquais le ouija avec des ados de mon âge. Je pense que j’ai hérité de ses questionnements existentiels (il en a d’ailleurs écrit un livre posthume). Le New Age émergeant, lié à une vie politisée version anar, donnait un joyeux mélange des genres, puis tout s’est arrêté à sa mort. Et d’autres traumas se sont greffés ou ont été réactivés. .
Par ailleurs, dans mon travail sonore, je questionne les états modifiés de conscience en provoquant une forme d’hypnose par ma voix. De même, les sirènes, les Lilith, Salomé ou Cassandre qui parcourent mes livres m’intéressent plus qu’ Eve en côte d’Adam. J’imagine qu’on les entendait chanter, proférer, charmer, ou prédire quand les femmes étaient censées se taire, sinon elles étaient considérées comme des hystériques ou des sorcières. J’évoque cela dans Colloque des télépathes avec les 3 sœurs Fox qui communiquaient avec les esprits, et furent déchues, après une courte célébrité, traitées d’affabulatrices dans l’Amérique victorienne. Les deux Emily Dickinson et Brontë que je cite aussi dans le livre possédaient ce troisième œil, cette intensité de la perspicacité où l’isolement recueilli mais bouillonnant est nécessaire et prévaut sur l’agitation du monde externe. Les femmes non conventionnelles sont d’ailleurs encore parfois associées aux sorcières (une qualité qui reste un stéréotype négatif dans notre société) qu’on brûle parfois avec des mots et même au sein du couple. La voix féminine est corporelle, sensuelle, en cela, elle est perçue parfois comme dangereuse. Je pense aussi aux voix devenant soudainement caverneuses et effrayantes des petites filles aux visages d’ange dans les films d’horreur. Le côté kitch nous permet de mettre une distance à ce qui est un « retour du refoulé vocal » pourrait-on dire sur le terrain de la psychanalyse. Les voix seraient les «voies » de l’inconscient. Il existe aussi des appareils qui tentent d’enregistrer la voix des défunts (Thomas Edison s’était lancé dans l’aventure).
Si le travail sur la voix singularise Cinéma de l’affect, impossible pourtant, et cela dès le titre, d’oublier que, comme dans vos précédents recueils, le cinéma et les images filmiques y jouent un rôle de premier plan. Vous évoquez entre autres ici un « film expérimental », « un récit visuel » ou bien encore une « caméra vocale ». Plus qu’une référence, le cinéma paraît être votre référent, puisque, outre les images qui sont les éléments de votre récit épique comme vous dites, vous convoquez, notamment dans Sunny Girls, « la réécriture gothique d’un western » ou parlez aussi bien de certains poèmes comme d’une « vidéographia ».
En ce sens, on a le sentiment qu’il s’agit, pour vous, de détruire les images, de dire combien le poème n’entend pas les restituer : en quoi dans vos visio-poèmes, tels qu’on pourrait les appeler, le cinéma constitue-t-il un réservoir d’images à la fois désiré mais aussi redouté ? Et au-delà des images, vos poèmes s’inspirent-ils dans leur composition de techniques cinématographiques telles que le montage notamment ?
Depuis mon premier livre j’interroge la potentialité cinématographique de l’écriture en tant que « camera obscura ». Cinéma de l’affect convoque ces éléments du temporel que mon esprit filme et visionne comme une caméra au poing, qu’il s’agisse de plans séquences rejoués ou de découpés visuels du réel. De même que je déplace le poème vers l’art, j’ai toujours pensé mes textes comme des installations écrites constituées d’images mouvantes. Le mouvement cinématique possède ces fragments d’intensité qui créent la rythmique et le découpage. J’ai une perception filmique du monde qui englobe le dispositif sonore et amoureux de Cinéma de l’affect.
Au-delà des scripts de mes propres images mentales, je convoque aussi dans mes livres des atmosphères de films qui font écho à mon travail et à ma vie. il n’est pas question de restituer mais de de ré-inventer ce qui est donné à voir. Depuis Exercices d’incendie (Fourbis 1994) avec un poème sur une scène d’un film de Jean Genêt. L’image fixe dans Vestiges de fillette (Flammarion) avec une section autour des photos de Cindy Sherman. Et dans mes autres livres notamment Captures, Photogénie des ombres peintes, Sunny girls (Poésie/Flammarion), Acrobaties dessinées ou Colloque des télépathes (L’Attente), apparaissent en contre-champs l’évocation de mes films fétiches comme ExistenZ de Cronemberg, Caché de Michael Haneke, Mulholand Drive de David Lynch, Spring Breakers d’Harmony Korine (dont j’ai fait une lecture performée à Beaubourg lors de la rétrospective H .Korine) ou Zabriskie Point d’Atonioni. Le poème « Vidéographia » est d’ailleurs devenu le titre d’une création sonore autour de Zabriskie Point.
Mon travail questionne la porosité entre les arts et Cinéma de l’affect continue cette exploration (j’y intègre d’ailleurs aussi des visuels comme pour d’autres livres). Il s’agit aussi d’un cinéma de l’affect en tant que théâtre mental, avec ses jeux de rôles. Comment l’imaginaire construit-il la relation à l’autre telle une voix off dans un film expérimental.
Dans cette interrogation constante sur l’image, un vers de Cinéma de l’affect pointe vers une manière de didactique par l’image : « Je force les images à nous élever ». Pourriez-vous revenir pour nous sur cette formule ? S’agit-il de trouver une image morale, éthique qui vise à l’exemplarité ?
Cette réécriture du réel, par le cinéma, l’image ou la poésie, a une fonction d’élévation certaine, non dénuée d’humour et de distance. Au-delà du jugement, le regard devient ce qu’il perçoit. Comme dans le rapport amoureux qui est métaphore. Une « Mary Shelley in utero » qui « devient serial midinette » (in Cinéma de l’affect) ou une Britney Spears scarifiée, très dark (in Acrobaties dessinées) sont les icônes jumelles d’un même miroir. Dans un poème de Cinéma de l’affect, je pars d’une photo de Cindy Sherman, une femme se tord de douleur à terre, elle attend désespérément, un coup de fil de son amant ou de son amante, elle ne peut rien articuler, elle finit par laisser un silence sur un répondeur. Cette femme est traversée par un sentiment de négation, la photographie de ce moment devient une élévation. Même si sa situation paraîtrait cocasse dans la vie réelle pour des gens sans affect. Lorsque j’écris, souvent les images sont mon support, tout comme les voix que je capture, je peux créer le montage de mon signifiant. En ce sens l’art est éthique s’il nous perturbe et nous envoûte sans oublier l’humour et la férocité nécessaires à toute dimension poétique, la mièvrerie tue le poème ou alors il faut la redécouper au scalpel.

Une constante de votre poésie qui transparaît avec une grande force dans Cinéma de l’affect est peut-être le soin que vous apportez, en questionnant votre démarche, à vouloir définir comme en creux la poésie même, comme si Cinéma de l’affect était presque un art poétique in absentia. Sans vouloir définir avec vous ici ce que serait le poème, j’aurais aimé savoir si tendre vers la définition de votre geste d’écriture, toujours en tension avec la vie, faisait pour vous intégralement partie du geste poétique lui-même ?
J’évoque en effet dans chacun de mes livres la question de l’écriture. Je pense que la vie et le poème peuvent parfois se frôler rarement se toucher, même si dans mon cas tout ce que j’écris est auto-fictif (donc vrai selon les modalités du rationnel). La vie est à mes yeux le laboratoire à flux tendu de l’écriture pour reprendre cette idée de tension avec la vie que je trouve très juste. En tant qu’autrice, cette mise en perspective de mon vécu et de mes questionnements sur ma pratique est une fabrique de moments contigus. C’est l’emboîtement des forces en présence et leur détournement singulier qui fait œuvre. Ces questions me parcourent ainsi que celle de l’ermitage liée au geste d’écriture et du temps passé, hors écriture qui est encore écriture.
Enfin ma dernière question voudrait s’intéresser à l’affect mis en exergue dès le titre de votre livre. De l’image à la voix, de la voix à l’image, votre poésie se donne comme celle de l’affect, de sa quête ce que vous indiquez sans détours : « les séquences entre le son et le sens, la poésie de l’affect ». Diriez-vous que la littérature consiste, par l’émotion traquée, à trouver du vivant son sentiment, son intime vibration ?
Je pense que plutôt que de refuser les émotions il est possible de les recycler, sans pathos ni fausse sentimentalité mais en conservant la dimension organique de l’affect. La littérature en est un excellent vecteur. Qui me permet de détourner les codes sociaux, dénoncer les faux semblants, de déplacer le poème vers l’art, redimensionner mes réelles préoccupations, investir le féerique et l’étrange comme les sensations de « déjà vu », de créer mes repères d’affect afin d’en régler les intensités comme avec un haut-parleur. En ces temps de marchandisation des rapports humains, il est clair que, seule la littérature – celle qui se distingue par sa singularité, puis sa propension à détruire les cadres avec subtilité plutôt qu’à les vernir – permet de (re)trouver, pour reprendre vos mots, son « intime vibration ».
Sandra Moussempès, Cinéma de l’affect (Boucles de voix pour film fantôme), éditions de l’Attente, janvier 2020, 104 p., 13 €