La couverture du livre le précise : ceci n’est ni un roman ni un poème mais une forêt. C’est ainsi qu’Ariane Jousse désigne son premier livre, La Fabrique du rouge, comme une façon de mettre l’accent sur un déplacement : produire un texte au-delà des genres, qui invente ses propres frontières, sa propre zone. Un texte-forêt pourrait être un texte dans lequel s’égarer, perdre ses repères, un texte où le sens erre comme les pas d’un marcheur pris dans un labyrinthe borgésien, parcourant sans fin des chemins qui se déplacent en même temps que la marche.
C’est cette errance de la lecture, du sens, du texte, qu’Ariane Jousse organise dans ce livre qui refuse tout sol stable, tout espace fléché, structuré selon les règles ou les attentes communes. Si le texte est une forêt, ce n’est pas une forêt pour randonneurs, avec ses sentiers balisés et pré-tracés. Ce serait la forêt de l’enfance, des sorcières, la forêt moyenâgeuse opposée à l’espace connu et réglé de la ville ou du village : forêt de la nuit, de l’inconnu, forêt où rôde l’autre du jour, de l’ordre, du sens.
Dans La Fabrique du rouge, il n’y a donc pas de récit mais il n’y a pas non plus une absence de récit. Il y a des possibilités de récits, des virtualités qui s’actualisent ou se retirent dans le virtuel, des apparitions et disparitions tels des sentiers qui se croisent, se perdent dans l’obscurité du sous-bois, réapparaissent plus loin, à demi effacés par le temps. Des fils narratifs insaisissables, jamais dépendants d’une exigence de continuité, de clarté, de progrès, d’achèvement. Des esquisses entrecroisées, résonant entre elles plus qu’elles ne se complètent ou s’éclairent. Et les « personnages » sont des figures vagues, changeantes, nomades, comme le sujet de la narration, lui-même vague, changeant, mobile.
Si le livre d’Ariane Jousse s’affirme en dehors des genres, il ne propose pas non plus de contexte qui permettrait de situer la « narration » dans un temps ou un lieu. Au contraire, y règne l’indéterminé : il s’agit ici d’une « région où personne n’habite vraiment », il s’agit là d’une forêt dont on ne sait ce qu’elle est, il s’agit ailleurs d’un « Je » pourtant incertain et qui ne cesse de changer… La temporalité est trouble, plurielle, à cheval sur des époques et des dimensions diverses, le présent, le passé, le futur se superposant, devenant indistincts. Tout glisse, se compénètre, devient autre dans une sorte de flux où les zones fixes, les identités, les périmètres délimités du sens tourbillonnent, se dissolvent, se rencontrent. La Fabrique du rouge est le chant de ces rencontres, de ces dissolutions – le « rouge » dont il est question n’étant qu’un signifiant flottant, tantôt ceci et tantôt cela, ouvert à des rencontres plurielles, à des dissolutions diverses, comme tous les signifiants du texte sont eux-mêmes flottants, tantôt ceci et tantôt cela, tantôt ceci et cela en même temps.
De quoi parle ce livre et qui parle dans ce livre ? Ces questions n’ont plus vraiment de sens car y parle une pluralité mobile, car on y parle d’un objet indéfini qui change sans cesse – le livre étant cette pluralité, cette mobilité, ces changements incessants. La Fabrique du rouge est la fabrique – lieu où l’on fabrique et processus de fabrication – d’un monde où tout glisse, s’évanouit, se déplace entre le virtuel et l’actuel, est tissé de rapports pluriels que chaque chose est en même temps et qu’en même temps elle ne peut pas être, qu’elle ne peut que toujours devenir. « L’idée d’exil est au centre de ce texte », écrit Ariane Jousse, l’exil apparaissant d’abord comme le mouvement qui traverse le texte lui-même, qui le défait et le refait perpétuellement : texte en exil, texte où n’existe que l’exil du texte, l’exil du sens, l’exil des mots, du sujet, de l’objet, l’exil du monde.
Le livre est construit – détruit ? – comme un ensemble instable, un système de déséquilibres, incluant une pluralité, étant une multiplicité. Un tel livre est par définition exil, exilé et exilant, telle la forêt du livre : « à chaque pas que fait Amir en direction de la forêt, quelque chose de son visage se perd, se dissout dans – on ne sait quoi – très obscur ». Le livre est cette forêt : une puissance de dissolution dans laquelle se perd le visage des êtres et des choses, par laquelle tout entre en errance. Si La Fabrique du rouge pose l’équivalence du langage et du paysage, du texte et de la forêt, il s’agit moins d’une métaphore que de l’instauration d’un processus : ce qui arrive à la forêt ou par la forêt arrive à la langue ou par la langue, ce qui arrive étant la dissolution, l’errance, le nomadisme, les devenirs. Ce qui arrive est un désastre et une vie nouvelle – la vie des sorcières par exemple, loin de celle des ingénieurs, des hommes qui construisent, tracent des plans, veulent brûler les forêts. La vie des animaux aussi, et des devenirs-animaux. La vie des fous, des enfants, des cerfs, des loups. La vie de ce qui vit la nuit et qui n’existe qu’en tant qu’énigme. La Fabrique du rouge est d’abord cette vie inédite, singulière, comme il est une énigme, existe en tant qu’énigme destinée à demeurer dans sa nuit énigmatique.
Ce qui arrive est l’écriture, puisque l’alliance de la langue et de la forêt est précisément l’écriture comme puissance d’égarement, de dissolution, d’une vie en soi plurielle et nomade. Ce qui arrive est l’écriture affirmant sa propre puissance qui implique l’exil et l’obscur, la vie nocturne, la puissance d’un nomadisme universel : « femmes devenant cerfs, hommes devenant faons… ». Le sol de la forêt n’est pas un sol qui fonde ou sur lequel fonder, ce serait plutôt une surface sans directions, sans coordonnées préétablies et fixes, une surface pour se perdre et errer, une surface pour la disparition, pour les devenirs inconnus qui habitent la nuit. Tout s’y ressemble et rien ne ressemble à soi, tout recommence et commence pour la première fois, tout s’y égare et s’engage sur des chemins nouveaux. Tout est l’écriture par laquelle la nuit advient sur le monde, l’écriture par laquelle advient un nouveau monde, un nouveau désert pour un nouveau nomadisme – le nomade refusant tout établissement sur le sol mais étant surtout celui pour qui n’existe aucun sol stable, celui sous les pieds duquel le sol est infiniment mobile. C’est cela, La Fabrique du rouge : un livre sans racines, un livre dont le sol ne cesse de se dérober, de changer, le livre d’une écriture en elle-même nomade, plurielle, exilée.
Le monde devient une série de voyages et de parcours, de marches ou trajets qui marquent les distances autant qu’ils rapprochent ce qui est éloigné : tantôt Naples, tantôt Tours, tantôt Marseille, tantôt la forêt obscure, et tantôt un raccordement de tous ces points devenus indistincts. De même, le récit de soi – un soi évanescent, vague, changeant – ouvre les frontières du rêve, de l’imaginaire, de la fiction qui s’accordent alors selon des lignes toujours mouvantes et compliquées, hors de tout quadrillage, de toute configuration pré-ordonnée. La Fabrique du rouge n’ignore pas seulement les limites du genre, ce sont les notions de frontière, de délimitation, d’identité qui s’y trouvent rejetées par le geste souverain d’écrire. Le monde s’émancipe de son centre et s’en trouve nomadisé, fragmenté, pluralisé – comme le sujet se transforme en une série d’errances à travers la forêt qu’est devenu le monde ou, aussi bien, le texte.
Évidemment, il n’y a pas de personnages, seulement des sortes d’ombres que l’on ne peut que croiser, des êtres de langage aussi évanescents que les mots, des êtres qui sont à leur manière des fugitifs, des êtres en fuite, errants, exilés, réels et possibles, réels et virtuels, réels et rêvés et imaginés, existant à peine lorsque leur être est prononcé et disparaissant, devenant autre chose et d’autres êtres, d’autres mots. La page les fait être et les fait disparaître, la phrase leur offre un chemin sur lequel ils se perdent. Plus que des personnages, ce sont des points par lesquels le texte fuit, s’échappe sans cesse de lui-même, s’évade de la clôture qui menace tout texte. Les « personnages » sont des trous dans le texte, le texte étant entièrement troué par les mots qui le composent et les figures qui y sont disposées : les noms, les lieux, les époques, les images sont toujours l’occasion d’un dehors, de son apparition indéfiniment renouvelée et qui emporte toujours le texte hors de lui-même, hors de son propre sol, le créant en vue de son propre écroulement, de sa propre fuite, de son propre exil.
Le livre avance ainsi par échos, par résonances, par reprises et affects, par glissements, par effacement ou déplacement continus de ses limites internes, cherchant partout les failles, creusant sans cesse les trous par lesquels s’échapper et fuir hors de soi. Dire qu’un tel livre est un grand livre ne devrait pas être qu’une formule plate et vide. Dire que ce livre repose sur une croyance totale en l’écriture et en sa puissance relève de l’évidence. Ceci pour dire qu’avec ce livre, comme avec tout livre qui implique cette croyance, la littérature recommence.
Ariane Jousse, La Fabrique du rouge, éditions de l’Ogre, octobre 2019, 96 p., 14 €