Kaouther Adimi : « Tous trépignent d’impatience, sentant la bonne histoire » (Les Petits de décembre)

Un terrain vague, au centre d’un ensemble de maisons réservées à des militaires algériens : des enfants en ont fait leur terrain de foot et l’espace de leurs rêves de grandeur. On les nommera bientôt Les petits de Décembre, dès lors qu’ils organisent une résistance au projet de construction de deux villas sur leur espace de jeux. Alors que l’Algérie se lève contre les vieilles oligarchies militaires, il est bon de relire le dernier roman de Kaouther Adimi, allégorie d’une jeunesse qui refuse ce dont elle devrait mais ne veut plus hériter.

Les Petits de Décembre commence en février 2016 à Alger, la pluie semble vouloir tout laver, « la ville se noie et se noie ses habitants ». Mais à Dely Barhim, dans la Cité du 11 Décembre, les routes sont goudronnées, premier signe d’une forme d’exception. Là des lots construits en 1987 et vendus aux privilégiés du régime, des militaires majoritairement et, toujours en son centre, un terrain à l’abandon que les enfants du quartier se sont appropriés. Les arbres sans doute prévus par l’architecte n’ont jamais été plantés, mais les gamins ont installé des buts de fortune. « A première vue, on dirait un terrain vague. A première vue seulement ».

Kaouther Adimi Les Petits de décembre © Christine Marcandier

Là, depuis des années, Jamyl, Mahdi, Inès jouent au foot, imaginant les clameurs d’un stade, les mouvements des caméras. Aux enfants, tous les rêves sont possibles, tant que le monde des adultes ne les rattrape pas. Le gouvernement a déjà « mangé le pays », comme le dit une des mères, et leur appétit n’est pas rassasié, le terrain sera le prochain morceau : deux généraux veulent y construire leurs villas, ils peuvent produire des papiers, faux ou non, peu importe, le terrain leur appartient désormais. La résistance des gamins s’organise et le lieu devient le pouls battant d’un autre avenir possible, l’espace depuis lequel comprendre le système étatique algérien, « composé de juges, de politiques, de militaires, d’hommes d’affaires, cette étrange machine qui regroupe des milliers d’hommes à tous les niveaux de responsabilité du pays ».

Les gamins de la bande du 11 Décembre ont tous hérité du passé d’un pays complexe et contradictoire : le père de Jamyl a été tué lors des années de plomb, celui de Mahdi est en fauteuil roulant après un attentat, la grand-mère d’Inès, figure légendaire mais toujours vivante, a lutté pour l’indépendance du pays. Quant aux deux généraux bientôt en retraite, ils veulent à leur tour profiter du système, « bientôt ce sera nous. (…) ce ″nous″ n’était pas qu’un vague rêve. C’était une promesse, un serment » : le général Saïd et le général Athmane, amis depuis les années 80, voient dans ces deux villas voisines la récompense matérielle de leur « mission » pendant toute leur carrière, « préserver l’Algérie des attaques internes et externes ».

Mais les gamins ne l’entendent pas ainsi, ils résistent, ne veulent plus de ce système de spoliation organisé en haut lieu… Le terrain vague devient l’espace d’une fiction entée sur le réel, le « terrain de la discorde », comme le titre un journal qui rend compte de l’humiliation des deux généraux venus inspecter « leur » bien. Des gamins ont été arrêtés, les deux camps activent leurs relations, « c’est comme un jeu de cartes, une bataille, gagnera celui qui aura la carte la plus élevée ». Le récit suit la chronique de l’événement, chaque protagoniste d’un camp comme de l’autre permet à la romancière de déployer toute l’histoire de l’Algérie, la lutte pour l’indépendance, les illusions démocratiques perdues, les années noires du terrorisme, les rêves fous d’une jeunesse sacrifiée portant le poids des conflits passés. Il s’agit, au sens propre comme figuré d’« occuper le terrain », de manifester une résistance à la corruption, à la passivité des aînés.

Les romans de Kaouther Adimi font systématiquement d’un lieu la monade et le prisme d’une histoire collective : après l’instantané polyphonique d’un quartier populaire d’Alger dans L’Envers des autres, après le « là-bas » de Des pierres dans ma poche, après la librairie de Nos Richesses, le terrain de football de son dernier roman, faisant de l’ensemble de son œuvre la fresque de l’Algérie, entre utopies et résistances entravées, espoirs et illusions perdues, exils à soi et à l’Histoire, via portraits multiples et voix incarnées.

Comme le disait Sarah dans L’Envers des autres, le premier roman de Kaouther Adimi (2011) : « J’ai l’impression que passé et présent sont noués. Je n’arrive plus à situer les événements dans le temps. Les années s’empilent les unes sur les autres, se désintègrent, se marient… ». Les petits de Décembre, fable politique, est une autre pierre dans cet ensemble, un roman sur les transmissions, familiales, spirituelles, politiques, les amitiés électives, les entraves aux rêves. La petite troupe n’a pas peur mais « des dizaines d’enfants peuvent-ils lutter contre tout un système ? »

Kaouther Adimi, Les Petits de Décembre, Seuil, « Fiction et Cie », août 2019, 256 p., 18 € — Lire un extrait