« Le temps ne fait rien à l’affaire. Ce m’est toujours une surprise que mes contemporains, qui croient avoir conquis et transformé l’espace, ignorent qu’on peut rétrécir à son gré la distance des siècles. », Marguerite Yourcenar, Carnets de notes de Mémoires d’Hadrien
Saint Syméon stylite a existé. Chacun a, au moins une fois, rencontré son nom. Théodoret, évêque de Cyr, a existé lui aussi, même si on le sait moins. Ils ont tous deux vécu en Syrie au Ve siècle après J.C. Le second, surtout, a été le biographe du premier.
De cette donnée factuelle procède le dernier livre de Joël Baqué, L’Arbre d’obéissance, paru chez P.O.L. lors de la rentrée littéraire d’automne. Avec pour défi, toujours à relever dans ce genre d’ouvrages, de faire de ses personnages, très précisément inscrits dans un lieu, un temps, un univers mental lointain et révolu, des personnages pour notre présent.
Raconter une vie
Le livre propose une variation autour de la tradition des Vies, modèle dont on sait comment il a nourri, à travers des actualisations au demeurant très diverses, tout un pan de la littérature récente. La parole y est donnée à Théodoret au moment où, déjà âgé, il entreprend d’écrire une Vie de Syméon que le personnage historique, on l’a dit, a effectivement écrite. Le texte évoque en son début le projet tout juste commencé et s’achève une fois annoncée sa réalisation.
La démarche du livre peut se résumer à travers une phrase d’apparence anodine (« Cette Vie de Syméon touche à son terme. ») mais suffisamment ambiguë pour laisser entendre, au moment où l’ouvrage s’achève, que la Vie de Syméon écrite par Théodoret serait le livre même que nous avons sous les yeux : s’opèrent par là une substitution de textes et une forme de détournement où trouve à se condenser toute la liberté que le roman s’autorise par rapport à son modèle.
Tout d’abord, parce qu’il s’inscrit à rebours des récits hagiographiques que Théodoret connaît trop bien pour avoir passé une partie de sa vie à les copier, avec leurs légendes, superstitions, édulcorations ou embellissements et tous leurs ornements faciles qu’offre la présence du surnaturel. Le biographe revendique en effet une position de témoin de la vie de Syméon qu’il a rencontré, alors qu’il était adolescent, au monastère de Téléda. Sa parole se veut directe et sans fard, avec la volonté de rendre compte de ce qu’il a pu connaître de cette vie dans sa réalité la plus factuelle et dans ses détails les plus prosaïquement matériels, voire les plus triviaux.
Ensuite, parce que, du fait de cette position de témoin, l’ouvrage apparaît très vite comme un portrait de Théodoret tout autant qu’une Vie de Syméon, le récit de la vie de l’un se trouvant intimement tissé avec celui de la vie de l’autre. L’histoire de Théodoret – et son itinéraire – nous sont ainsi livrés à travers un texte qui prend la forme de mémoires écrites à la fin de sa longue vie et à la lumière de la mort qui vient. D’où aussi la tonalité mélancolique qui en sourd en de nombreux moments, comme avec cette phrase : « [L]e temps terrestre n’a pas de profondeur, il n’est qu’une surface où nous glissons, saisis par l’intensité de certains instants, abasourdis par la fugacité d’une existence. », où s’exprime la dimension proprement humaine du personnage, pris comme chacun de nous dans l’implacable logique destructrice qui est celle du temps.
« Ce nœud de faiblesses que l’on appelle un homme »
Mais c’est aussi que ce récit de la vie de Syméon apparaît comme une longue méditation sur la faiblesse de l’homme, méditation que nourrit la confrontation de Théodoret avec celui dont il a fait son modèle. Une faiblesse dont le narrateur possède une conscience intime qui lui fait dire dans les dernières pages du livre : « [N]otre faiblesse s’avère sans limite, elle est le seul infini que nous pouvons connaître ici bas. »
À travers le récit de Théodoret s’exprime en effet la profonde ambivalence de la relation entre le saint et son scribe. D’un côté, il y a la fascination, la forte puissance d’attraction que le saint exerce sur celui qui voudrait être son disciple, pris qu’il est dans une logique d’émulation et d’imitation, fasciné par la radicalité de l’anachorétisme et sa volonté de rupture d’avec le monde et d’avec tout ce qui relève de l’ordre du vivant (son propre corps, les autres, la nature, le monde).
Mais, d’un autre côté, il y a aussi tout ce qui l’en sépare, avec la prise de conscience progressive, à travers l’échec de ses diverses tentatives pour imiter son modèle, que celui-ci est hors de sa portée, jusqu’à ce constat aussi lucide que définitif : « Toujours il me précéderait, aussi inatteignable que l’horizon, cette limite jamais franchie par aucun homme, car au-delà cesse le sol où vivent les vivants et en lequel attendent les morts. ». Bien plus – ou bien pire – se fait jour en Théodoret la conscience que cette volonté d’imitation n’est jamais que source de dévoiement de sa foi, le péché d’orgueil n’étant jamais loin, que cette volonté soit volonté de briller aux yeux de Dieu ou volonté de briller aux yeux de ses semblables.
Car homme d’une foi profonde mais aussi fragile que tempérée, Théodoret apprend peu à peu à se connaître jusqu’à comprendre ce qu’a d’inadéquate pour lui, voire de profondément dangereuse, la logique jusqu’au-boutiste d’un ascétisme exacerbé, potentiellement porteur de désordre et de folie par ses excès mêmes. Le Théodoret âgé qui écrit exprime ainsi dans un même mouvement la force d’attraction de la figure de Syméon, l’échec de ses tentatives d’imitation et la distance qu’il a progressivement prise d’avec son modèle : l’indifférence absolue au monde qui caractérise l’ascète (il ne prononce plus un mot, ne regarde plus ni le monde qui l’entoure, ni même ses semblables) interroge en effet sur la part d’humanité qui lui reste. Ainsi, au bout de son itinéraire, Théodoret finit-il par s’accepter, dans sa faiblesse même, pour ce qu’il est véritablement : l’un de ceux pour qui les règles du cénobitisme conviennent mieux que les excès de l’anachorète et son rejet morbide de la chair et du monde sensible.
Le pouvoir des mots
Reste néanmoins pour Théodoret une place à occuper, celle du scribe, puisque, à l’opposé là encore de Syméon, lui est dévolu l’usage des mots. Contrairement, en effet, à ce dernier dont il est dit qu’il est resté analphabète même en copte, Théodoret sait lire, a appris le grec, a longtemps été copiste, s’imprégnant des textes copiés jusqu’à posséder l’art d’écrire et de rédiger ces sermons où se condense, dit-il, « le pouvoir des mots à frapper les esprits ». À Syméon également le refus de toute métaphore, base même du stylitisme en tant qu’il prend le texte sacré à la lettre ; à Théodoret, au contraire, son usage, au service de ce pouvoir mystérieux qui réside dans l’agencement des mots.
Car Théodoret existe aussi pleinement dans la matière verbale dont est fait son récit. À la figure désincarnée et muette de Syméon, répond l’univers de mots dans lequel nous plonge son scribe, avec un usage de la langue qui a pour propriété de faire entrer le monde concret, matériel dans le récit de sorte que le rapport au monde qu’il construit se situe à l’opposé de toute posture ascétique : cette matière que toute la démarche de Syméon vise à tenir à distance et à expulser hors de lui, est inscrite dans la texture verbale elle-même, comme est resté inscrit dans la mémoire de Théodoret, à tant d’années de distance, le corps jadis désiré de la jeune Marya.
On le sent, dans l’usage qu’il a de la langue, Théodoret ne saurait être celui qui abandonne le monde sensible pour aller vers la mortification sans cesse réitérée de son propre corps : trop de notations sensorielles, trop d’images concrètes sont présentes dans son récit pour que l’on puisse jamais croire à la réussite de ses tentatives, aussi volontaristes que forcées, d’imiter Syméon : il lui aurait fallu pour cela récuser et rejeter loin de lui la puissance de séduction des mots, leur chatoiement qui lui sont (il ne saurait être dupe de lui-même) une tentation de plus en même temps qu’une nécessité vitale.
De ce point de vue aussi, Théodoret, biographe de Syméon, en est donc le portrait inversé. Mais il dessine par là même, comme c’est souvent le cas dans les fictions biographiques, un portrait de l’auteur : face au sentiment d’impuissance et de déréliction de celui qui a tenté en vain de rejoindre l’absolu, reste l’arbre d’obéissance, ce bâton d’apparence morte qu’il s’agit d’arroser sans jamais demander d’explication. Un jour, sans qu’on sache pourquoi, il devient un arbre. Vivant, comme le deviennent parfois les mots patiemment, longuement et modestement fréquentés.
Joël Baqué, L’Arbre d’obéissance, P.O.L, août 2019, 176 p., 17 € — Lire un extrait