Kaouther Adimi : « Cette librairie a une grande histoire » (Nos Richesses)

Kaouther Adimi © Hermance Triay (Le Seuil)

Nos richesses de Kaouther Adimi n’est ni simplement le roman d’un lieu (Les vraies richesses, librairie d’Alger, 2 bis rue Hamani, ex rue Charras) ni tout à fait le récit imaginaire d’une vie (celle d’Edmond Charlot, fondateur du lieu, par ailleurs éditeur). C’est aussi la fresque d’un pays sur près d’un siècle, une narration polyphonique à la mesure de moments complexes, qu’il s’agisse de la fermeture annoncée d’un espace conçu comme une utopie ou de la chronique d’une résistance aux multiples visages.

En 1936, Edmond Charlot a 21 ans et des rêves plein la tête dans cette ville d’Alger qui l’a vu grandir, une ville « traversée de ruelles comme par une centaine d’histoires ». Alger est un recueil, un livre des livres sous une lumière crue, « le bleu toujours, presque blanc ». Lorsque Nos richesses s’ouvre, « des siècles que le soleil se lève au-dessus des terrasses d’Alger et des siècles que nous assassinons sur ces même terrasses », la ville est aussi un palimpseste, gardant trace de la grande comme des petites histoires (impacts de balles, inscriptions sur les murs). « Nous sommes les habitants de cette ville et notre mémoire est la somme de nos histoires ».

« Ce sera une bibliothèque, une librairie, une maison d’édition, mais ce sera avant tout un lieu pour les amis qui aiment la littérature et la Méditerranée » : en 1936, Charlot ouvre sa librairie de prêt rue Charras, un espace au nom inspiré d’un roman de Giono, un lieu exigu (« c’est minuscule : sept mètres sur quatre, environ ») à l’importance symbolique inverse à sa taille : là Charlot vend et prête, donne souvent. Il rencontre habitants de la ville et ses futurs auteurs, il fonde sa maison d’édition, il publiera Camus, Giono, Fouchet, Roblès, Gide, Bernanos, Bosco, Vercors mais aussi Austen, Moravia, Woolf, García Lorca. Les vraies richesses a été pensé comme un lieu de rencontres et d’échanges, d’amitiés. La réalité quotidienne sera bien plus dure, les trahisons, la quête infinie de papier, la concurrence terrible des grandes maisons d’édition qui récupèrent ses auteurs, les plasticages, le départ de cette rive aimée de la Méditerranée quand les conflits deviennent plus fort que les utopies.

D’ailleurs, c’est la fermeture annoncée de la librairie qui est le seuil paradoxal du roman, « le matin du dernier jour », quand le vieil Abdallah doit partir et laisser la place à Ryad, étudiant venu en stage depuis Paris pour vider Les vraies richesses, jeter archives et livres, repeindre et faire de la boutique un lieu de vente de… beignets. La transition sera plus complexe que prévu, les habitants se liguent pour rendre impossible tout achat de peinture et Ryad s’ouvre à une altérité, il écoute les conversations des cafés, découvre les dessous du quartier et de la ville.

Nos richesses croise le regard de Ryad et celui d’Abdallah, invente le journal d’Edmond Charlot, tisse une fiction depuis des archives réelles, télescope temporalités et voix, agence des fragments de réel ; et, de chapitres en chapitres, c’est l’histoire de l’Algérie de la veille de la seconde guerre mondiale à 2017, en passant par l’indépendance ou les années noires des attentats terroristes, qui se déroule, par blocs de récits contrastés, sans aucune unité réductrice, sinon la focale de ce lieu qui concentre les regards. Tout entier tendu par les relations complexes entre les deux rives de la Méditerranée, le contraste entre ascension et chute, édification et destruction, Nos richesses est avant tout une déclaration d’amour à la littérature, aux livres en tant qu’objets, aux librairies comme lieux de vie et de rencontres, à un homme de lettres qui a conçu son existence dans et par la littérature comme acte de résistance.

Kaouther Adimi, Nos Richesses, éditions Points, septembre 2018, 192 p., 6 € 60 — Lire un extrait