« On ne t’a jamais dit que la littérature ne parle jamais de choses gentillettes, même quand ça se passe sur une île ? », écrivait Juli Zeh dans Décompression (2O13) qui se déroulait déjà sur l’île de Lanzarote ; phrase qui apparaît désormais comme le programme de son nouveau roman puisque, dans Nouvel an (2019), Henning passe lui aussi ses vacances de Noël en famille sur cette île des Canaries.
Pour échapper à sa femme et ses deux jeunes enfants, Henning décide de faire, en vélo, l’ascension une montagne de l’île. Mais ce n’est pas une simple montagne, c’est un volcan… L’excursion vire rapidement au cauchemar, pas seulement parce que le personnage a « mal aux jambes », « à l’endroit des muscles qu’on sollicite rarement et dont il a oublié le nom » mais parce qu’il va se trouver en butte à un autre part de lui-même peu sollicitée : sa mémoire. A mesure de l’ascension, ce sont d’autres vacances familiales sur l’île qui viennent le hanter et une part de lui dont il aurait préféré « oublie<r> le nom ».
L’œuvre romanesque de Juli Zeh décape : pensons à La Fille sans qualités (2007), à Décompression (2013), en passant par Corpus Delicti (2016) : toujours il s’agit pour la romancière de transformer l’anodin en plongée dans les affres et traumas d’une psyché. Nouvel an ne déroge pas à la règle de ce dé-rangement. Lanzarote est une île de rêve pour touristes et un lieu de refuge pour ceux qui s’y installent, dans l’espoir d’une vie alternative, plus marginale, en accord avec la nature. Pour Heining et sa famille, c’est la première option : quitter Göttingen le temps des vacances de Noël, une parenthèse qu’il espère enchantée, laisser la grisaille et le froid pour les haciendas et les palmiers, les bougainvilliers et les cactus. Henning en est certain, voilà « à quoi doit ressembler la vie dans ce genre d’endroit. Le bonheur, le triomphe, la grandeur ».
Pour se payer ces deux semaines au soleil, il a certes fallu faire quelques sacrifices financiers et se contenter d’une « tranche de maison », une toute petite location avec piscine en commun mais… de toute façon il fait trop froid pour se baigner. Entre le rêve sur Internet et la réalité du lieu, une marge, et Theresa se plaint déjà, pourtant Henning avait tout fait pour éviter les confrontations avec sa femme, à commencer par lui faire la surprise de ces vacances aux Canaries. Aux palmiers et vacances de rêve se substituent cependant les chiffres, des calculs sordides, « Henning a dans la tête une calculatrice », au lieu de profiter il additionne les euros : location de la maison + de la voiture + d’un vélo + courses + repas de Noël + … — « peut-être que l’argent est le dernier système de classification de ce monde ».
Sur un coup de tête, pour se libérer de ses deux gamins, Jonas et Bibbi, 4 et 2 ans, de Theresa, de la calculatrice qui mange son cerveau, de toutes ces activités qui ne sont jamais décidées que parce qu’elles sont « sympas pour les enfants », pour être seul avec lui-même et se mettre au défi, Henning décide donc de gravir à vélo le « volcan Atalaya qui embrasse l’Atlantique du regard, sombre et taciturne ». L’ascension sera de fait une descente aux enfers, le mouvement du récit jouant avec virtuosité de ce double mouvement en apparence contradictoire : plus Henning grimpe, plus il tombe dans un trou noir, le cauchemar de souvenirs qu’il ne savait pas même avoir, un autre séjour sur cette île, enfant. Les paysages contemplés, la vue d’une maison, la rencontre avec sa propriétaire actuelle, vont faire ressurgir le pire.
Conscient « qu’au milieu de ce paysage lunaire parsemé de lichens » ni lui ni son vélo n’ont leur place, Henning lutte non seulement pour grimper mais pour repousser les sentiments qui le submergent, une mémoire traumatique involontaire. Mais tout remonte, son couple et les difficultés qu’il traverse, les troubles de sa sœur, ses propres petits arrangements avec le quotidien, ses haines et jalousies, son propre passé, enfant, avec ses parents et sa sœur sur cette île. « Parfois il se dit qu’il y a un truc qui cloche dans sa vie. Si ça se trouve, ce monde en cache un autre, où rien n’a la même signification ».
Et c’est bien à cet autre monde, qu’il pensait avoir si bien enfoui en lui, qu’Henning va se trouver confronté, et le lecteur avec lui, « la Chose » submerge tout, s’impose au « Sisyphe sans rocher » qu’est devenu le cycliste et Henning devra bien admettre qu’il vit depuis trente ans « sur un réservoir souterrain, sur une grotte, en faisant tout pour ne pas voir le trou qui menaçait de l’engloutir ». Le paysage est métaphore, les éléments naturels allégorie et saisie des tourments et traumas intérieurs du personnage à travers lequel le lecteur, soumis à un dévoilement psychologique progressif et haletant dont la tension ne trouve sa résolution qu’à la dernière page, voit ce monde intérieur caché refaire surface. On ne voyage pas, qu’il s’agisse de lire un roman ou de faire du tourisme sur une île, pour ouvrir une parenthèse mais bien pour se voir plongé dans ce que l’on voudrait éviter.
Juli Zeh, Nouvel an (Neujahr, 2018), trad. de l’allemand Rose Labourie, Actes Sud, septembre 2019, 192 p., 20 € — Lire un extrait