On sait la romancière allemande Juli Zeh experte en thrillers psychologiques, tendus et denses. Décompression, qui vient de sortir en poche chez Babel, dès son titre qui renvoie d’abord à la plongée sous-marine au centre du récit, ne déroge pas à la règle.
« Question de volonté » annonce en allemand une inscription sur une route de Lanzarote, manière de donner le ton du récit. C’est aux Canaries en effet que s’est installé Sven, pour fuir l’Allemagne qu’il appelle « désormais la « zone de conflit » ». « « Allemagne » était le nom d’un système dans lequel il était uniquement question de savoir qui possédait quoi et qui était coupable de quoi ». Sven est parti meurtri, humilié après un oral de droit, et il se construit une nouvelle vie sur cette île, « lieu en suspens », « le bout du monde ». « Rester à l’écart devint le fondement sur lequel je voulus asseoir ma nouvelle conception du monde ». Devenu moniteur de plongée, Sven partage sa vie avec Antje, une amie d’enfance, et il accueille, groupe après groupe, des touristes amateurs de grands fonds et sensations fortes. Une vie sans aspérité, volontairement plane, sans passion, « j’avais décidé d’appeler amour le fonctionnement pérenne d’une camaraderie », confesse-t-il.
« Portée par la conviction que la vie fonctionne comme un roman policier »
Une vie volontairement plane donc, jusqu’à la veille des 40 ans de Sven et ce jour de novembre où atterrissent Jola et Theo, un couple de Berlinois. Theodor Hast (hassen signifie « haïr » en allemand…) est écrivain et en panne d’inspiration — un roman paru, en 2001, Constructions volantes —, elle est actrice vedette d’un soap, Va-et-Vient, fille d’un producteur richissime. Jola a payé à prix d’or un stage de quinze jours pour apprendre à plonger et, espère-t-elle, décrocher le rôle titre d’un biopic consacré à Lotte Hass, pionnière de la plongée sous-marine.
Jola voudrait la vie de Lotte, « elle est tellement belle. Et forte. Une battante. Foyer et enfants ne lui suffisaient pas. Elle recherchait le danger. Son journal est aussi captivant qu’un polar. ». Jola est prête à tout pour incarner Lotte Hass au cinéma mais aussi être un nouvel avatar de cette féminité conquérante. Et elle commence par apprendre à plonger et écrire son journal. Et ne s’en tiendra pas là…
Tous les personnages de Décompression sont ainsi à la croisée des chemins, ils veulent se réinventer, rompre avec un passé douloureux et s’ouvrir à une vie autre. Mais le trio tourne rapidement à l’un de ces jeux pervers et sado-masochistes dont Juli Zeh a le secret, les relations des personnages sont de plus en plus troubles, entre haine et séduction, attirance et manipulation.
« Peut-être la fascination est-elle la seule chose qui se détache dans la confusion des sentiments »
Le roman fait alterner deux regards : à un chapitre centré sur la confession rétrospective de Sven, qui tente vainement de comprendre l’enchaînement des événements — « les journées (…) s’écoulent les unes dans les autres, refusent d’adopter une chronologie précise et préfèrent constituer une situation sans commencement ni fin » — succède un chapitre extrait du journal de Jola, cette femme fascinante et insaisissable : « Jola semblait occuper la moitié de l’Internet. Page Wikipedia, sites de fans, profil Facebook, Twitter, extraits de presse, You Tube. Des centaines de photos. Combien de visages pouvait-on avoir ? Plus je regardais, plus ils semblaient se multiplier. D’une page à l’autre, de lien en lien. C’était fascinant. Et un peu abject aussi ». Et le lecteur, lui aussi, « d’une page à l’autre », d’un chapitre à l’autre, perçoit rapidement que les mêmes scènes, sous ce double regard, prennent une profondeur inattendue, laissant sourdre contradictions, paradoxes et failles. Qui ment ? Qui manipule qui ?
« On ne t’a jamais dit que la littérature ne parle jamais de choses gentillettes, même quand ça se passe sur une île ? »
Décompression est un huis clos : une île, deux semaines intenses, les corps enfermés dans les combinaisons de plongée en néoprène. Mais à ces éléments oppressants, le roman oppose la liberté de la nage sous-marine, « le silence particulier de la mer », la « chorégraphie de signes et de gestes », la beauté de ces espaces vierges qui peuvent, soudainement, se révéler dangereux, à l’image de la torpille que croise le trio.
L’atmosphère si particulière du livre est dans cette tension fragile, entre liberté et enfermement, choix et destin, surface et profondeurs, comme le figurent, chapitre après chapitre, les versions contradictoires de la même histoire que Sven et Jola tour à tour racontent. Juli Zeh tord le cou aux clichés du roman noir et compose un thriller à la fois efficace et ironique, jouant sur la complicité du lecteur pour mieux le mener sur des chemins narratifs inattendus. Va-et-Vient, nom de la série dont Jola tient le rôle principal, pourrait servir de sous-titre à Décompression. Ou cette phrase que Sven a retenue de ses études de droit, « ce n’est pas parce que l’on ne dit pas la vérité que l’on ment forcément ».
Si ce roman n’a pas la force et la beauté de La Fille sans qualités ou de Corpus delicti, il n’en demeure pas moins un formidable page-turner et une pierre de plus dans l’édifice que construit Juli Zeh via romans et essais pour sonder nos sociétés contemporaines, leurs dérives sous leur apparente banalité et les pulsions qui irriguent nos quotidiens.
Juli Zeh, Décompression (Nullzeit), traduit de l’allemand par Mathieu Dumont, Actes Sud Babel, 288 p., 7 € 90 — Lire un extrait