1919. L’Inde est toujours britannique et subit la loi de l’Empire via le Rowlatt Act qui donne tout pouvoir au gouvernement anglais pour enfermer les agitateurs politiques. A Calcutta, un jeune capitaine de la police de Sa Majesté enquête sur le meurtre sauvage d’un Sahib. Avec L’attaque du Calcutta-Darjeeling, Abir Mukherjee signe un premier roman policier dense et maîtrisé, sur fond d’aspiration des peuples à disposer d’eux-mêmes et de fin de l’ancien monde.
L’action de L’attaque du Calcutta-Darjeeling commence le 9 avril 1919, quelques mois après la fin de la Grande Guerre en Europe, quelques semaines après la signature du Rowlatt Act, quelques jours avant le massacre d’Amritsar. Le Capitaine Wyndham est en Inde depuis peu. A l’en croire, il a quitté l’Angleterre parce qu’il en avait « marre de la pluie ». En grattant un peu plus –parce qu’il ne laisse rien paraître –, Wyndham est un homme brisé par la guerre, le décès de son épouse atteinte de la grippe espagnole, et l’ex-enquêteur de Scotland Yard lutte contre la douleur et ses démons en usant des ténèbres de la drogue. En arrivant dans la capitale du Bengale Oriental, Wyndham découvre un monde qu’il était à mille lieues d’imaginer. La province semble être figée dans une époque révolue tandis que les actions des indépendantistes se font de plus en plus nombreuses et que la classe supérieure entend faire perdurer le colonialisme et profiter de privilèges fondés sur le mercantilisme et l’exploitation d’un pays tout entier.
Premier livre mettant en scène le duo Wyndham et Banerjee, L’Attaque du Calcutta-Darjeeling (titre original : A Rising Man) Abir Mukherjee est comme un long pilote d’une série en devenir, prenant le temps d’installer les personnages plongés dans une intrigue policière qui renvoie aux classiques du genre (l’ombre d’Agatha Christie plane sur l’Empire). L’attaque du Calcutta-Darjeeling est un voyage dans le passé, qui convoque Gandhi, le Raj (le régime britannique qu’a connu l’Inde de 1858 jusqu’à son indépendance), la spiritualité indienne et la morgue des coloniaux. En perte de repères après sa démobilisation, le Capitaine Wyndham figure les grandes transformations à venir : ses certitudes de policier sont mises à mal, constatant avec amertume qu’il est un des rouages d’un système inique qui considère les Indiens (même les plus dévoués) comme des sous-sujets de la Couronne.
Pour autant, L’Attaque du Calcutta-Darjeeling n’est pas un roman passéiste, bien au contraire. Abir Mukherjee se fait résolument moderne quand il s’agit de traquer le ou les assassins, représenter une arrestation mouvementée ou relater un interrogatoire ardu, ou encore envoyer son Capitaine Wyndham sur les traces des terroristes ou en quête de témoignages dans une maison de passe. Si le poids des traditions (anglaises et indiennes) est un des ressorts de l’intrigue, l’héritage séculaire du roman policier à l’anglaise est battu en brèche par un humour fin et désabusé plus oriental. Et ne cherchez pas un happy end convenu aux intrigues parallèles ou dans une romance naissante, la psychologie fouillée des protagonistes est un moyen pour l’auteur de détourner de nombreux codes pour mieux immerger le lecteur dans la touffeur de Calcutta (jusqu’à le perdre, à l’instar du héros).
De faux-semblants en accusés tout trouvés, Wyndham se lance dans la quête d’une vérité qui intéresse peu les puissants anglais. À force de s’intéresser au pays dans lequel il vient d’arriver et parce qu’il doute des versions officielles, le policier place les faits et les preuves avant les impératifs politiques, va contre sa hiérarchie et les évidences, et propose d’écouter ce que les coupables présumés ont à dire plutôt que de les condamner par avance. Le roman policier efficace se fait alors roman historique humaniste, témoin à rebours des prémices d’une histoire en marche et de l’émergence d’un homme, d’un mouvement pacifiste qui conduira à l’indépendance d’une nation tout entière.
Abir Mukherjee, L’Attaque du Calcutta-Darjeeling, traduit de l’anglais par Fanchita Gonzalez Batlle, 400 p., éditions Liana Levi, 21 € — Lire un extrait