Le titre du livre d’Anne-Lise Broyer, Journal de l’œil, est une référence à Georges Bataille et à son Histoire de l’œil. Pourtant, il ne s’agit pas de la référence d’un écrivain à un autre écrivain. Anne-Lise Broyer est photographe et la référence à l’œuvre de Bataille est d’abord, ici, l’indice d’un écart, d’une séparation entre une œuvre de langage et une œuvre du visible, entre l’écriture et l’image photographique.
Pour la photographe, il n’est pas question d’illustrer Bataille, de le prendre pour guide d’une balade avec son Nikon mais de se rapporter à cette œuvre par la photographie, c’est-à-dire en privilégiant l’écart existant entre l’écriture et l’image, d’inclure cet écart, cette frontière à l’intérieur de photographies qui sont et ne peuvent être qu’un point de vue séparé, à distance de Bataille – à distance, selon des problématiques proprement photographiques.
Une des images emblématiques de ce travail montre le livre de Bataille, Le bleu du ciel. Le livre est au centre de l’image, il est manifestement ce qui est à voir, alors que nous n’en voyons que la couverture, nous ne voyons qu’un objet que nous reconnaissons comme un livre, comme le livre écrit par Bataille, sans voir le texte lui-même, sans possibilité de le lire. Le livre apparaît tel un objet fermé sur lui-même, hermétiquement clos, visible et à distance du regard, une distance qui, par la photographie, ne peut être traversée et comblée. La photographie montre cette distance, cet écart qui ne saurait être repris par l’œil : l’œil de la photographe n’est pas l’œil du lecteur ou de la lectrice, l’œil qui regarde n’est pas l’œil qui lit – deux yeux différents qui ne se rejoignent pas.
L’œil photographique serait frappé d’un aveuglement : un œil qui pour voir est condamné à ne pas voir, à ne pas lire. Anne-Lise Broyer crée une série d’images produites à partir de cette cécité, en résonance avec Bataille, autour ou à distance, l’œuvre étant ce qui n’est pas vu, ce qui est ailleurs bien qu’existant ici, dans l’image, selon une présence obscure, fantomatique, invisible. La présence de l’œuvre de Bataille est paradoxale, plus de l’ordre de l’évocation que de la présence pleine et entière : le livre est fermé, son sens est soustrait, ne demeure que sa présence étrange et lointaine, persistante mais absente.
Les photographies « montrent » ainsi cette œuvre en tant qu’énigme. Anne-Lise Broyer photographie des lieux, des situations, des instants qui peuvent évoquer Bataille mais ses photographies ne sont jamais explicitées, rabattues sur une signification qui serait donnée, extraite de tel ou tel texte de Bataille. Celui-ci, dans Journal de l’œil, est moins la source d’une signification ou d’une présence évidente qu’une énigme à partir de laquelle se diffuse de l’énigmatique, jusqu’à recouvrir le monde.

Par ce travail, Anne-Lise Broyer retrouve le plus intéressant de Bataille : non l’érotisme niais et puéril de l’auteur de Madame Edwarda mais la grande nuit mystique de L’Expérience intérieure. De fait, la série de photographies qui compose Journal de l’œil est un exercice d’obscurcissement. Si Anne-Lise Broyer photographie la forêt, c’est pour en photographier l’obscurité, l’impénétrabilité, l’entrelacement touffus des branches, la présence de ces milliards de réalités qui ne sont pas vues et qui sont justement photographiées en tant qu’elles ne sont pas vues. Le visible est habité d’un invisible, la lumière est aussi une obscurité, une nuit qui s’impose dans l’image, qui la constitue. Chaque image ne suit pas la précédente selon une causalité explicite, selon une chronologie déterminée, le rapport entre chacune étant flottant, fait de résonances, de signaux faibles, aucun n’étant suffisant pour produire une signification.
Anne-Lise Broyer photographie des énigmes : tel objet, telle ombre, telle trace n’apparaît qu’à condition que sa signification n’apparaisse pas. Quelque chose s’est peut-être produit, mais quoi ? Que sont ces traces de sang ? Quel est ce liquide qui semble couler des yeux de cette femme ? L’ensemble de ce qui est montré est énigmatique, cet ensemble valant pour un monde lui-même composé d’énigmes, un monde nocturne que la photographie regarde autant qu’elle le révèle.
Si certaines photographies sont centrées sur des objets en eux-mêmes étranges – un révolver incrusté d’un œil, une tête dont les yeux sont des fermetures à glissière –, l’énigmatique n’est pourtant jamais recherché par l’intermédiaire de choses ou de mises en scène se situant clairement hors du monde habituel. La photographe s’intéresse au banal, à l’insignifiant quotidien : un fil, un couteau, une ombre, une branche, etc. Mais, dans et par l’image, cette banalité devient étrange, se met à vibrer d’un halo insaisissable, indéfinissable, innommable. Aucun récit, aucune référence ne permet de situer ce que l’on voit dans un ordre clairement pensable : pas de langage mais du visible, un visible qui échappe à la signification, qui existe hors de séquences logiques ou narratives qui permettraient de s’y retrouver ou de retrouver un ordre rassurant du monde. On ne sait pas ce que l’on voit car on ne peut que le voir.

Dans les photographies qui composent Journal de l’œil, si Anne-Lise Broyer évoque l’écrivain Georges Bataille, c’est pour inventer un moyen de rejoindre le rapport au monde qui habite l’œuvre de celui-ci, un rapport dans lequel le monde est une nuit impénétrable, aveuglante, dans laquelle se perdre et disparaître. Par là, Anne-Lise Broyer dote la photographie d’une puissance paradoxale : l’image photographique comme ce qui obscurcit, ce qui fait exister la nuit, ce qui rend trouble, affirme de l’invisible. L’usage du plan rapproché, du flou, le cadrage qui découpe et isole, l’exclusion de toute dimension narrative et de toute illustration, l’aspect mat de ces images – tout ceci concourt à faire de la photographie le moyen pour un œil qui se ferme, qui regarde le monde à l’intérieur de ses yeux fermés, un monde qui est la nuit du monde, la nuit de l’aveugle, du sommeil, d’une mort qui est la vie nouvelle et incompréhensible du monde.

Anne-Lise Broyer, Journal de l’œil (Les globes oculaires), éditions Loco/Nonpareilles, octobre 2019, 240 p., 25 €. 130 photographies (NB et couleur) et textes de Léa Bismuth, Yannick Haenel, Muriel Pic, Mathilde Girard, Bertrand Schmitt.