Billet proustien (14) : Albertine grande fille

Marcel Proust (Wikimedia Commons)

Près d’un an après le baiser refusé à l’hôtel de Balbec (avec sonnerie d’alerte), Albertine rend visite à Marcel chez lui. Elle a bien changé et son langage s’est affranchi ; mieux : elle ne refuserait pas d’accorder un baiser. Marcel doit-il cette liberté conquise par son amie à « quelque bienfaiteur involontaire qui a travaillé pour lui ». Au banal « je ne connaissais pas vos intentions » à propos du refus d’alors, notre héros préfère une explication plus alambiquée :

« Une femme a tant de peine à reconnaître dans les mouvements de ses membres, dans les sensations éprouvées par son corps, au cours d’un tête-à-tête avec un camarade, la faute inconnue où elle tremblait qu’un étranger préméditât de la faire tomber. »

Toujours est-il qu’Albertine va en quelque sorte rejouer la scène voluptueuse des Champs-Élysées qu’a connue Marcel avec Gilberte Swann mais, cette fois, avec une partenaire consentante et sans la répulsion prêtée indûment à la fille Swann :

« une (modification) bien plus étonnante se produisit en Albertine, ce soir-là même, aussitôt que ses caresses eurent amené chez moi la satisfaction dont elle dut bien s’apercevoir et dont j’avais même craint qu’elle ne lui causât le petit mouvement de répulsion et de pudeur offensée que Gilberte avait eu à un moment semblable »

Et Marcel de célébrer la générosité acquise d’Albertine, son art de faire, son bon-vouloir. Mais a-t-elle connu la jouissance à ce moment ? Plus tard dans le roman, nous saurons que le héros identifie mal l’orgasme féminin. En attendant, il est question d’un vague « plaisir matériel » :

Bien différente de moi qui n’avais rien souhaité de plus qu’un apaisement physique, enfin obtenu, Albertine semblait trouver qu’il y eût eu de sa part quelque grossièreté à croire que ce plaisir matériel allât sans un sentiment moral et terminât quelque chose. »

Éperdu de l’amour que lui accorde Albertine en femme qui s’assume, Marcel la gratifie alors d’une aura inattendue mais qui chez lui en dit beaucoup et que nous connaissons bien depuis Combray :

« Albertine — et c’était peut-être, avec une autre que l’on verra plus tard, une des raisons qui m’avaient à mon insu fait la désirer — était une des incarnations de la petite paysanne française dont le modèle est en pierre à Saint-André-des-Champs. »

(Le Côté de Guermantes, Folio, p. 355-56)