Jean Rolin : mettre ses pas dans les pas de Lawrence ? (Crac)

Jean Rolin @ Hélène Bamberger / éditions P.O.L

Avec Crac, sorti au mois de janvier (P.O.L), Jean Rolin publie son vingt-neuvième livre (le premier, Chemins d’eau, date de 1983). Autant dire qu’une œuvre a largement trouvé à se déployer dans le temps, avec ses constantes, ses évolutions, ses variations et ses reprises qui éclairent aussi la lecture que l’on peut faire de ce nouvel opus.

Récit d’un voyage inscrit dans un territoire précis et délimité (une partie de ce qui est aujourd’hui le Liban, la Syrie et la Jordanie, où se concentrent les châteaux forts des Croisés), le livre se fonde, comme ses précédents, sur une forme d’autocontrainte : visiter à son tour ces châteaux que le futur Lawrence d’Arabie avait pu découvrir et décrire lors d’un voyage effectué au début du siècle (pendant l’été 1909 très exactement). À partir de cette donnée qui sert de déclencheur et de prétexte tant au voyage qu’au récit, l’ouvrage se développe selon une démarche qui s’emploie à contourner, déplacer et réinventer les codes dont il semble en même temps procéder. On remarquera en particulier la façon dont le récit de Jean Rolin joue dans son organisation chronologique avec le modèle du récit de voyage : l’ordre du récit reproduit les étapes du voyage de Lawrence dans l’évocation successive des différents châteaux mais ne coïncide pas en revanche avec celui des déplacements du narrateur sur ces mêmes lieux, son périple suivant une chronologie toute autre, se divisant en plusieurs segments temporels (septembre-octobre 2017, février 2018) et s’effectuant en voiture selon des itinéraires totalement différents de ceux de Lawrence. De même, Rolin évoque-t-il, dans les dernières pages du livre et sur le ton volontiers humoristique qu’il affectionne, sa volonté de se rendre sur un site qu’il a cru, mais par erreur, avoir été visité par Lawrence, marquant ainsi cette ultime étape du sceau d’une forme de vanité, juste avant d’évoquer in fine la mort de Lawrence à travers un « détail, à vrai dire insignifiant » qui en souligne la dérision. S’il s’agit de mettre ses pas dans les pas de Lawrence et de passer à son tour par là où il est passé, l’ouvrage choisit donc de le faire de manière délibérément décalée. Un décalage que l’on retrouve quand il s’agit du personnage même de Lawrence.

Lawrence avant Lawrence

 Les premières lignes du livre mettent ainsi en avant un Lawrence enfant à travers la coïncidence biographique qui est donnée pour expliquer le projet du narrateur : comme Lawrence, ce dernier a séjourné à Dinard quand il était enfant, ce hasard insignifiant semblant suffire à justifier son projet par le point commun minimal qu’il établit entre les deux hommes – et ce même si l’intertexte rolinien permet de percevoir d’autres échos plus profonds du fait de la place toute particulière que l’enfance et Dinard occupent dans l’œuvre.

Quant au voyage effectué par le jeune Lawrence (il a vingt et un ans en 1909), c’est d’abord celui d’un étudiant en archéologie qui accomplit ce périple dans le cadre de sa thèse sur l’architecture militaire de la fin du XIIe siècle. Et c’est ce travail d’archéologue qui constitue, dans le récit, la matière principale du dialogue que Rolin entretient avec Lawrence.

Dans l’évocation que fait Rolin de son personnage, en s’appuyant en particulier sur sa correspondance, Lawrence est tout sauf un héros ou un surhomme. Le narrateur insiste au contraire sur son physique fragile, sur des détails factuels voire triviaux mentionnés dans ses lettres au fil de son périple. Il montre aussi un Lawrence voyageant obstinément à pied, soit à l’exact opposé de la future figure de Lawrence d’Arabie telle que la condensera en 1962 un Peter O’Toole.

Bref, comme toujours chez Jean Rolin, distance est prise vis à vis des figures de héros et d’aventuriers, soient-ils sources indéniables d’attirance et de fascination. Rolin insiste même sur un épisode resté en partie mystérieux et qui met fin au voyage de Lawrence en le laissant en mauvaise posture physique après sans doute une agression dont il a été la victime. La fragilité du guide est sans nul doute ce qui fonde le mieux sa légitimité et la sympathie éprouvée par le narrateur.

Voir/revoir

 Si elle témoigne de l’intérêt bien connu de l’écrivain pour la chose militaire, la démarche qui conduit Jean Rolin sur les lieux où est passé avant lui Lawrence, relève aussi plus largement d’un mode de fonctionnement à laquelle son œuvre nous a habitués : comme souvent chez lui, voir ne va pas sans revoir, « voir à nouveau » étant ce qui permet de véritablement voir. Les châteaux ne sont pas simplement vus par le narrateur, ils sont vus à nouveau par lui, à un siècle de distance, après que Lawrence, avant lui, les a vus. De même, évoque-t-il, à propos de Beaufort, une première visite faite deux ans auparavant et mentionne-t-il à plusieurs reprises le voyage effectué par deux historiens suisses au début des années soixante à la suite de Lawrence ou le travail réalisé sur place par le médiéviste Paul Deschamps à l’époque du mandat français, ainsi que les livres qu’ils en ont tirés.

Contre tout présentisme et toute saisie purement immédiate du présent, il s’agit pour Rolin de creuser la profondeur temporelle, de superposer les strates de temps afin de mieux voir en comparant ce qui est et ce qui a été, en repérant constantes, évolutions et transformations. Il s’agit aussi de faire dialoguer le visible avec les traces que livrent les documents, les archives et les livres. D’où la multiplication (et la grande diversité) des références citées dans Crac, depuis les écrits de Lawrence lui-même jusqu’à des articles de Jean Hatzfeld parus dans Libération en 1983, en passant par divers romans et ouvrages érudits.

Ces références nourrissent le regard au présent, in situ, soit qu’il s’agisse de tenter de refaire ce que Lawrence dit avoir fait sur place pour en vérifier la possibilité (et vérifier ainsi la crédibilité de ses écrits), soit qu’il s’agisse de repérer ce qui dans les lieux et dans les paysages s’est trouvé modifié avec en particulier, la façon dont les conflits récents (la guerre actuelle en Syrie, la guerre israélo-libanaise de 2006, divers épisodes de la guerre civile libanaise) s’y sont inscrits et les ont modifiés (occupations successives des lieux, destructions par faits de guerre, constructions d’installations militaires, transformation des paysages environnants, de la faune et de la flore).

C’est dire que le présent est bien présent dans le livre qui emprunte aussi au genre du reportage afin de donner à voir une réalité contemporaine d’une extrême complexité. Les indications sur les conditions matérielles de son voyage, spécialement en Syrie, et les rappels de ce qui, sur le terrain, fait le quotidien de la guerre et de la dictature (contrôles répétés et surveillance permanente, présence insistante du personnel des services de sécurité du régime syrien, traces multiples de la propagande officielle) en dessinent le cadre général pendant que les rencontres faites par le narrateur et ses échanges avec ses interlocuteurs permettent de saisir tout aussi bien la diversité des intérêts et des logiques à l’œuvre que le contrôle des esprits qui s’exerce sur la population.

La complexité : une affaire de syntaxe


Mais tout cela n’est rendu possible que tout autant que s’est forgé cet outil spécifique qu’est l’écriture rolinienne. La phrase chez Jean Rolin s’allonge volontiers dans la mesure où son déploiement lui permet de faire place à la complexité du monde et à sa diversité la plus concrète.

C’est elle tout d’abord qui permet de déployer et rassembler à la fois le feuilleté temporel que Jean Rolin, on l’a dit, s’emploie à rendre présent et palpable dans son livre. Les exemples sont multiples de ces phrases au fil desquelles le narrateur glisse avec la plus parfaite fluidité d’un moment de l’histoire à un autre, depuis le moyen-âge jusqu’à l’époque contemporaine en passant par le début du xxe siècle, la période du mandat français ou les conflits militaires récents, inscrivant à même la phrase les strates de temps, y compris d’ailleurs celles de l’élaboration même de son texte, entre séjour sur place (avec les notes prises – ou non – sur le terrain) et moment de la rédaction du livre.

La phrase s’allonge d’autant plus qu’elle laisse fréquemment place à de nombreuses parenthèses qui permettent d’insérer une citation ou une question et viennent apporter commentaire, précision ou information complémentaire, ces parenthèses pouvant même devenir à leur tour une phrase à part entière et se déployer sur une bonne dizaine de lignes. Elle s’allonge encore quand elle se déploie pour accueillir nombre de formulations hypothétiques dont la multiplication permet d’échapper à un univers de certitudes faciles, le narrateur les utilisant pour exposer, chaque fois que nécessaire, plusieurs interprétations ou explications possibles d’un même fait ou mettre à distance certaines affirmations de ses interlocuteurs qui lui paraissent douteuses.

Elle s’allonge en fait pour tenter de saisir le réel en l’enveloppant de sa forme souple et ductile à la fois, recueillant des notations d’apparence faussement annexe, précisant, corrigeant, nuançant sans cesse son propos, l’affinant à la recherche d’une formulation qui rende compte de la richesse et de la diversité de ce que le monde sensible livre à son regard, qu’il s’agisse des pierres, des hommes, des animaux ou de la flore, qu’il s’agisse de la beauté d’un paysage ou, aussi bien, de ce qui le pollue (mitage de la campagne, accumulations de déchets) et l’enlaidit.

Soit une phrase qui mieux que tout discours dit comment toute tentative de saisie du réel par les mots ne peut être que patiente, modeste, précautionneuse et passionnément attentive.

Jean Rolin, Crac, P.O.L, janvier 2019, 192 p., 18 € — Lire un extrait