Elodie Petit : « Que chacune rie à outrance et que les trous du cul soient dilatés » (Fiévreuse plébéienne)

Elodie Petit © Lucile Boiron

Poétesse queer, éditrice, performeuse, membre du collectif RER Q, Élodie Petit publie Fiévreuse plébéienne, un travail où se mêle plaisir sexuel, politique et expérimentation littéraire. C’est dans une articulation réussie entre les trois registres que se réalise l’écriture nerveuse de l’autrice.

Dans l’environnement actuel de multiplication des discours sur la sexualité, que peut-on dire de neuf sur le sujet ? N’a-t-on pas tout lu, tout vu, tout gouté à ce propos ? Le travail d’Élodie Petit nous démontre le contraire en proposant des solutions nouvelles pour écrire les désirs et les plaisirs mais aussi pour articuler littérature et politique.

Contacts sexuels

Les différentes scènes sexuelles et affectives se distinguent par la mise en question des cadres, des découpages épistémiques qui se sont longtemps imposés aux descriptions de la sexualité. La distinction entre les sexes telle qu’elle se fonde sur les organes génitaux explose, car les sexes se transforment sous l’effet du désir : « ton clitoris je le sens queue je le sens grossir », « Arthur Rimbaud la gouine ». Ensuite, la passivité et l’activité, trop souvent considérées comme des positions fixes, passent l’une dans l’autre : « mes cheveux lèchent ta langue ». C’est finalement, l’humanité elle-même qui cède devant l’impulsion du devenir-animal portée par le désir : « JE SUIS UNE MURÈNE ».

Cette mise en question des normes qui limitent la description libère la possibilité, pour le texte, de fonctionner comme enregistrement d’affects indistinctement sexuels, politiques et littéraires. Au fond, on percevrait difficilement des corps dans Fiévreuse plébéienne, il s’agit plutôt d’une série de connexions entre des fragments sensibles de corps : « les couilles sur mon cou, son cul moite ouvert sur ma poitrine », « tes cuisses dans mes oreilles chaudes ». Rien, dans cette écriture de la sexualité n’est réduit à une mécanique génitale, le prisme de la génitalité exclusive est écarté.

Le sexe est enregistré comme un ensemble de contacts dont la série se déploie sur des variations de rythme, ce qu’on retrouve dans l’écriture même : tantôt l’écriture, suivant la frénésie des corps, accélère, se déstructure, insiste sur la rapidité des mouvements, notamment en transformant les noms en verbe et en encerclant le nom de deux verbes (« ma bouche endure ton sexe rasé me rouge les lèvres »). Tantôt l’écriture accorde une pause après cette frénésie afin que surgisse à nouveau le désir ; la ponctuation s’épaissit, jusqu’à couvrir toute une page (p.51).

Dedans / Dehors

Le mouvement le plus significatif dans Fiévreuse plébéienne est celui qui lie le dedans et le dehors. Le texte soulève constamment les deux problèmes suivants : Qu’est-ce qui rentre (en moi et en l’autre) et comment ? Qu’est-ce qui en sort ?

Le couple pénétration/éjaculation est abordé d’une manière qui décolle des conceptions classiques cantonnant la masculinité à la position de pénétrant/éjaculant et la position féminine à celle de pénétrée/réservoir. Le même corps pénètre, est pénétré, absorbe et éjacule toutes sortes de fluides. Bien que l’écriture fasse une belle place à la domination dans l’acte sexuel, ce qui se joue n’est pas une quelconque différence de positions, c’est plutôt la question de la vulnérabilité et de la frontière du corps. Que reste-t-il, dans l’acte sexuel, de la distinction entre mon corps et le corps de l’autre ? Cette distinction semble fragilisée par un ensemble d’échanges qui opèrent d’abord dans « une histoire de fluide » : urine, cyprine, suc, sueur, vague de chaleur, alcool, café. Les corps sont non seulement immergés dans le liquide (« sa mouille jusque dans tes cheveux »), mais ils s’y noient et se laissent pénétrer. Le corps est « corps-port ». Cette vulnérabilité est aussi celle face au souffle de l’autre, déflagration, et à la fumée de la cigarette (« Mon corps toujours dépendant à la clope »).

Par quoi le corps se laisse-t-il toucher, pénétrer activement, et qu’est-ce qu’il décide de faire sortir hors de soi ? C’est bien la vulnérabilité de l’être sensible dans la sexualité mais aussi hors d’elle (si un tel espace existe) qu’Élodie Petit cherche à faire sentir par l’ensemble affect-mouvement qu’est Fiévreuse Plébéienne : « j’ai peur de voir un jour dans le miroir mon visage creusé par la drogue mes bronches prises pour toujours et un sourire jaune de tabac je sais que le café colore les dents, mais je ne peux pas m’arrêter d’en boire ».

Cette approche de la question de la vulnérabilité et de la frontière entre le dedans et le dehors est aussi signalée par la référence à la problématique de l’habitation au début du livre : « du syndrome de l’autodidacte à la légitimité d’habiter son corps » ; « On habite ce que l’on peut ». Ces deux citations font voir que le fait d’habiter est loin d’être une évidence. Pour certain.e.s, habiter un espace, et d’abord celui de son corps, est un problème ; quelque chose qui doit être conquis et dont le résultat dépend des moyens à notre disposition. La plèbe justement, souvent contrainte au silence, ne peut pas habiter de manière facile son corps et encore moins se loger décemment. Habiter fait problème.

Écriture et politique

Dans Fiévreuse Plébéienne, le jeu de la politique et de la littérature ne se fait jamais au détriment de cette dernière. La politique ne fonctionne pas comme censure de la puissance littéraire, elle n’est pas barrage, retenue dont le vocabulaire pourrait venir écraser la recherche poétique. Au contraire, la politique infuse Fiévreuse Plébéienne d’un souffle littéraire nouveau. Comment ? La politique ici n’est pas un ensemble d’idées dont le caractère abstrait assécherait le texte – humide – d’Élodie Petit. La politique est immédiatement corps. Le corps est politique et la politique c’est du corps, celui qui se tord sous le plaisir ou sous la douleur.

Encore une question de pouvoir, mais en un autre sens : la convocation ou l’invocation par Élodie Petit de différentes figures littéraires, cinématographiques ou politiques ; pouvoir qui relève davantage de la transformation magique : « je suis » « je suis » « je suis » comme les prières de transformation que doivent réciter les morts pour incarner les divinités dans le Livre des morts égyptien. Ces invocations ont, elles aussi, leur importance politique lorsque l’on sait le problème que pose pour les universitaires et les écrivaines le rapport au canon très masculin de la littérature. Élodie Petit propose sa solution à ce problème : arracher à la sacralité des auteur.e.s et les faire parler, leur voler leur voix (« le plagiat est bon ») jusqu’au point de rupture de leur identité : Antonin Artaud se révèle être Johnny Castle (Dirty Dancing) ; Gérard Collomb est un cocaïnomane esseulé ; Arthur Rimbaud est gouine : « toute identité est interchangeable ». L’identité du livre elle-même est un collage complexe entre différentes figures, comme on pourrait le trouver chez Kathy Acker (même si, à la différence de Acker, Élodie Petit est plus transparente concernant les personnages qu’elle convoque).

Ce rapport de la littérature à la politique est conscient et posé comme un problème. C’est le cas lorsque Bébé pose la question à Johnny : « je capte mais je ne comprends pas est-ce que la poésie est ta nouvelle manière de faire la révolution ? » Il semble que la question reste en suspens, à la fois pour l’autrice et pour les lectrices car en même temps qu’on sait la puissance de la poésie (« ça remue tout et ça s’immisce ») on en conçoit les limites, elle ne pourra faire se mouvoir les corps pour l’action que de celles qu’elle émeut. Pour clarifier cette question de la littérature à la politique, on pourra lire avec attention, à l’intérieur de ce recueil, le « Manifeste des poètes vivantes » insistant sur l’importance du plagiat, de l’expérimentation et de la sexualité.

Élodie Petit, Fiévreuse plébéienne, Rotolux press, mai 2019, 64 p., 15 €

Elodie Petit fera une lecture du livre le dimanche 27 Octobre à 17h, au Bar Le 17, 17 rue de la Folie Méricourt, 75011