Richard Mudariki : points de vue sur le monde

© Richard Mudariki

A l’issue d’une résidence de plusieurs semaines à Lizières, dans le centre culturel fondé par Ramuntcho Matta, le peintre Richard Mudariki présentera, du 12 octobre au 17 novembre 2019, à la galerie Polaris, les œuvres réalisées durant ce séjour. Rencontre et entretien avec l’artiste.

Marquées par un certain usage de l’histoire de l’art autant que par un point de vue politique et social, les œuvres de Richard Mudariki développent une recherche visant à une conscience globale de ce qu’est aujourd’hui. Bien entendu, cette conscience ne peut être que fragmentaire et parcellaire : l’individu du XXIe siècle est pris dans des relations qui sont globales mais ne peut avoir qu’une vue partielle de ces relations. Ce serait la caractéristique de nos consciences contemporaines en rapport avec des processus mondiaux que nous ne pouvons percevoir et réfléchir que par les moyens qui correspondent à notre situation toujours limitée. Chacun est comme la monade de Leibniz, produisant un point de vue sur le monde entier, voire sur l’univers, mais en regardant à travers la fenêtre étroite de sa situation.

Ce n’est pas un hasard si les toiles de Richard Mudariki s’organisent le plus souvent selon un point de vue très marqué ou si le cadre de la fenêtre – ou d’autres types de cadre – structure l’espace et organise le visible. Si ses peintures insistent volontiers, de diverses manières, sur le point de vue, si elles font de celui-ci, du regard, du visible, une question, c’est parce que cette question est une de celles qui nous définissent aujourd’hui. Peindre, pour Richard Mudariki, ne serait-ce pas un effort pour produire un point de vue singulier, pour réaliser une sorte de mise au point, un moyen pour rendre le point de vue plus net, pour essayer de l’élargir selon les exigences d’une conscience à la fois restreinte et mondiale ?

Cette entreprise est ici autant esthétique que politique, s’articulant dans la conscience d’un individu qui se trouve être un peintre autant qu’un être contemporain pour lequel le local, le particulier, sont immédiatement, à tous les niveaux, en rapport avec le global. Face à ce dépassement de la conscience, l’art du peintre consiste à produire des images de cette situation qui est la sienne, avec les instruments qui sont les siens – la toile comme cadre-fenêtre mais aussi l’histoire de l’art, le regard situé qui est le sien, individuel, mais qui est en même temps nomade, regardant ailleurs et à partir d’ailleurs, etc. – à la fois pour en rendre compte mais aussi pour en produire une lecture active et critique.

Rencontre et entretien avec Richard Mudariki

Richard Mudariki © Jean-Philippe Cazier

Est-ce que vous vous souvenez quand et comment est née dans votre esprit l’idée d’être artiste ?

Quand j’avais 4 ou 5 ans, j’ai gagné un prix artistique pour les enfants. C’était la première fois que je gagnais quelque chose pour une image que j’avais faite. De 6 à 15 ans, j’ai beaucoup dessiné, pour des amis, pour des projets scolaires. Je lisais beaucoup de bandes dessinées, des comics, j’en copiais des images que je donnais à mes amis. Un de mes oncles aimait le dessin, il dessinait des personnages et, là encore, j’essayais de copier ses dessins. Je crois que tout ceci fait partie de mes débuts en tant que créateur d’images.

C’est ensuite que l’idée est devenue plus précise, plus « sérieuse » ?

A l’âge de 14 ans, j’ai écrit une lettre à une galerie d’art. Il y avait deux galeries importantes à Harare, au Zimbabwe : la National Gallery et la Gallery Delta, qui était une galerie privée. J’ai envoyé une lettre disant que je voulais être un artiste – et ils m’ont répondu ! Ils m’ont écrit que si je voulais devenir peintre, il fallait que j’aille fréquemment voir les œuvres de la National Gallery et que je m’inscrive dans une école d’art. Ils m’ont dit que je n’avais que 14 ans et que je devais d’abord finir le lycée – mais je ne voulais pas attendre pour devenir peintre ! J’ai alors écrit une lettre à la galerie privée, et eux aussi m’ont répondu en me conseillant, si vraiment je voulais être peintre, de beaucoup dessiner, d’observer ce qu’il y avait autour de moi, d’étudier les œuvres des peintres. Ils m’ont invité à la galerie pour que je voie les tableaux. C’était la première fois que j’entrais dans une galerie. Celle-ci était dirigée par Helen Lieros et Greg Shaw. Helen avait étudié la peinture et elle animait un cours dans la galerie. Elle m’a invité à suivre ce cours alors que je n’avais que 14 ans… C’est là que je me suis mis à étudier le dessin, puis la peinture, et que j’ai découvert l’histoire de l’art. C’est comme ça que les choses ont vraiment commencé pour moi.

Pourquoi est-ce la peinture qui vous intéressait, pourquoi aviez-vous le désir d’être peintre, et non, par exemple, écrivain ou photographe ?

Peut-être parce que, enfant, j’ai commencé très tôt à dessiner, et que j’avais aussi l’exemple de mon oncle qui dessinait. Pour m’exprimer, j’étais sans doute plus à l’aise avec les images qu’avec les mots. Je ne pouvais pas faire de photos car je n’avais pas d’appareil photo ! J’avais des crayons, des pinceaux, je pouvais faire quelque chose avec ça. Helen Lieros m’a encouragé à peindre, elle m’a offert ma première boite de peintures pour faire de l’aquarelle.

Maintenant, vous vivez en Afrique du sud. Quelle est votre situation en tant que jeune peintre en Afrique du sud ? J’ai fait un entretien avec Roger Ballen qui me disait que c’était difficile pour les artistes et les jeunes artistes en Afrique du sud : peu d’institutions, peu d’aides de l’Etat…

Effectivement, il y a peu d’aide de l’Etat, et les galeries sont surtout des galeries privées. Lorsque je suis arrivé du Zimbabwe en Afrique du sud, en tant qu’artiste ça a été difficile. Je ne connaissais personne et j’ai dû travailler dans la rue, à Cape Town, montrer mon travail dans la rue tout en essayant de le présenter également aux galeristes. Une seule galerie, à cette période, a pris une de mes peintures, et ça n’a pas été évident d’entrer dans le marché de l’art sud-africain. Le fait même de trouver un lieu pour travailler a été compliqué. Pendant un moment, j’ai mis de côté la création artistique et j’ai cherché un travail. Mais la galerie qui avait pris une de mes peintures l’a vendue !

© Richard Mudariki

Pourquoi avez-vous quitté le Zimbabwe pour vous installer en Afrique du sud ?

Je savais qu’en Afrique du sud il y avait plus de galeries, de collectionneurs, et quelques institutions privées. Le Zimbabwe était dans une situation très mauvaise, autant d’un point de vue politique qu’économique. L’inflation au Zimbabwe était alors la plus forte du monde, il fallait des millions pour acheter du pain. En tant qu’artiste, je ne voyais pas de possibilités et j’ai compris que je devais partir, m’installer ailleurs. J’avais tout de même commencé à montrer mon travail dans des galeries, à Harare, dans des manifestations culturelles organisées par les Suisses ou les Allemands ou par l’Union Européenne. J’ai même gagné quelques prix qui m’ont encouragé malgré les difficultés. Lorsque mes études universitaires d’archéologie ont été achevées, j’ai décidé de partir en Afrique du sud. Au début, je pensais y chercher un travail en tant qu’archéologue mais j’ai rapidement compris que, décidément, je voulais être peintre.

Vous avez aussi étudié dans une école des Beaux-Arts ?

Non, je n’ai pas fait les Beaux-Arts. J’ai suivi ce cours dont je parlais, à la galerie Delta, tous les samedis. Des gens y venaient pour faire de la peinture en tant que hobby, mais pour moi, il s’agissait vraiment d’étudier. J’y suis allé durant 7 ans. Ils me prêtaient également des livres d’art sur Van Gogh, Matisse, Picasso, etc. : je pouvais les prendre chez moi pour les regarder et étudier les tableaux de tous ces peintres. Je lisais les textes mais surtout je regardais les reproductions des œuvres et je les analysais.

Vous évoquez, dans votre étude de l’histoire de l’art, des artistes occidentaux. A cette époque étiez-vous intéressé par des formes artistiques ou par des artistes non européens ? Est-ce que vous avez étudié également des artistes, par exemple, du Zimbabwe, des maîtres de telle ou telle région d’Afrique ou d’autres traditions que celles qui ont pu conditionner les formes occidentales de l’art ?

Comme les cours avaient lieu dans la galerie, on pouvait regarder les œuvres qui étaient exposées, œuvres d’artistes africains contemporains. J’allais aussi très souvent à la National Gallery.

© Richard Mudariki

Est-ce que vous étiez aussi intéressé par des formes artistiques traditionnelles ?

Oui, bien sûr. Par exemple, au Zimbabwe, il y a la sculpture traditionnelle, la sculpture de la culture Shona, dont le matériau est la pierre. Même si je n’avais pas l’idée d’être sculpteur, cette sculpture traditionnelle m’intéressait beaucoup.

En France, il y a eu récemment un certain nombre d’expositions et d’événements artistiques qui se réfèrent, par exemple dans leurs titres, à ce qui est appelé « l’art africain », « les artistes africains ». De même, ces catégories se retrouvent sous la plume de critiques ou de journalistes. Est-ce que cette façon d’englober des artistes divers sous un même label extra large et très problématique vous convient personnellement ? Est-ce que vous vous définiriez comme un « peintre africain » ?

Lorsque l’on est labellisé de la sorte et placé dans une boite, il y a toujours des attentes qui sont impliquées : un « artiste africain » doit correspondre à une certaine idée de ce qu’est un « artiste africain », de ce que doit être l’art fait par « un africain », et donc à une certaine idée de « l’Afrique ». Evidemment, je ne suis pas d’accord avec ça, et je n’aimerais pas que l’on me désigne sans cesse comme un artiste « africain ». Je suis né en Afrique, c’est un fait, mais le fait est aussi que je suis peintre. Je suis un artiste qui vit en Afrique, qui s’inspire en partie de telle ou telle forme d’art que l’on trouve en Afrique, mais je suis d’abord un peintre. Ceci dit, certains artistes revendiquent cette identité mais, pour mon compte, je ne veux pas être enfermé dans ce genre de catégories et je ne souhaite surtout pas que les gens aient une idée préconçue de ce que devrait être ma peinture en tant qu’artiste « africain ». Souvent, quand on a cette idée en tête, on préjuge que l’artiste africain doit travailler, par exemple, avec des masques, ou avec des matériaux de récupération. J’ai fait une résidence artistique à Miami, et les gens qui sont venus voir mon travail étaient surpris qu’un peintre africain peigne comme je peins ! Ils s’attendaient à ce que je peigne d’une certaine façon parce que, pour eux, j’étais un « peintre africain ».

Mais votre peinture emprunte des choses, des éléments, au contexte de l’Afrique du sud, et à des formes artistiques que l’on rencontre ici ou là au Zimbabwe ou dans d’autres pays africains…

Oui, un certain symbolisme que j’utilise, et aussi certains sujets relatifs à telle ou telle actualité africaine. Je vis en Afrique du sud et je suis influencé par ce qui m’entoure. Mais, en tant que peintre, je veux que ma peinture puisse être regardée partout ailleurs, de manière universelle. Même si mon contexte est africain, mon but est d’essayer de créer une sorte de langage universel. Je suppose que c’est la même chose pour les artistes européens ou américains ou afro-américains.

© Richard Mudariki

Dans votre travail, on peut repérer l’usage de styles très identifiables de l’histoire de l’art occidental : Van Gogh, l’expressionnisme allemand, le pop art, etc. Pourquoi cet usage aussi net de styles attachés à l’histoire de l’art occidental ?

Sans doute que ceci provient de mon éducation artistique, lorsque j’étais plus jeune et que j’apprenais la peinture et l’histoire de l’art. J’ai lu beaucoup de livres d’histoire de l’art. A l’époque, je ne savais même pas que Van Gogh avait existé ! Je me contentais de dessiner. J’ai appris tout ça en regardant. Lorsque je suis arrivé en Afrique du sud, j’ai eu l’idée d’utiliser tous ces styles que j’avais découverts et étudiés mais en les transformant. Lorsque je reprends la Cène, ça raconte une histoire très différente de la Cène de Léonard de Vinci. En un sens, c’est la même image, mais le message est différent. J’ai étudié l’histoire de l’art et j’ai pensé que je pouvais développer ce qui y était présent mais à ma façon.

Pour un artiste d’aujourd’hui comme vous, pourquoi reprendre ainsi des éléments de l’histoire de l’art ?

Dans mon cas, ça a surtout été un point de départ. Maintenant, je préfère mélanger des choses que je peux emprunter à ceci ou à cela, en faire une sorte de cocktail personnel dans lequel j’ajoute ce qui vient de moi. Il y a aussi des éléments que j’emprunte à l’histoire de l’art africain ou à l’art japonais, etc. J’envisage tout cela comme une palette dans laquelle je peux piocher tel élément ou tel autre.

En vous écoutant, je pense à Hassan Musa qui travaille avec une logique similaire à la vôtre. Par exemple, il peut reprendre une peinture de François Boucher et y adjoindre le visage de Ben Laden. Son travail interroge l’histoire de l’art, les histoires de l’art et leur construction, le statut de l’image et de la peinture aujourd’hui, et il y a bien sûr une dimension politique…

Il y a aussi une dimension politique dans mon travail. J’ai grandi et j’ai été formé au Zimbabwe qui est un pays dont la situation politique est très problématique. Cette situation politique est devenue le sujet de mon travail parce qu’il s’agissait de la situation dans laquelle je me trouvais. Il y avait une grande violence politique et l’économie était catastrophique. Tout ceci existait sous mes yeux, et la seule façon que j’avais de répondre à ce que je voyais, était de le peindre. C’est avec cette idée que j’ai commencé à peindre. Cette idée ne m’a pas quittée lorsque je me suis installé en Afrique du sud mais elle s’est modifiée : en Afrique du sud, en ayant accès à internet, aux réseaux sociaux, à tout un ensemble de canaux télévisés, j’ai pris conscience d’une réalité politique plus globale, et j’ai intégré cette réalité dans mon travail. La politique ne concerne pas que l’Etat, le gouvernement, mais implique également l’environnement, le marché des affaires, le monde de l’art, les relations entre les gens, entre les genres, etc. J’ai réalisé que la politique ne concernait pas seulement les décisions de l’Etat, de tel membre du gouvernement, mais que l’idée de politique devait être étendue, comprise de manière bien plus large. C’est ce que j’essaie d’explorer dans ma peinture.

© Richard Mudariki

Vous pensez qu’il y a un lien important entre art et politique ?

A New York, quelqu’un m’a dit que tout art est politique, ce que je comprends de la façon suivante : l’artiste voit quelque chose dans la société et s’en empare, le partage. Je pense qu’un artiste peut capter quelque chose de la société et le transformer en peinture, en image, en sculpture au moment même où cette chose existe. Pour essayer de comprendre le monde dans lequel je vis, c’est ce que je fais. La plupart de mes toiles sont inspirées par des événements réels qui ont lieu dans mon pays ou ailleurs dans le monde. Je réalise des sortes de commentaires visuels de ce qui se passe.  Face à ce qui se passe dans le monde, je vois des images que je mets sur la toile.

Vous êtes un peu comme une éponge…

(Rires) Oui, comme une éponge, ou comme un archéologue. Je pourrais être une sorte d’archéologue contemporain, je creuse dans ce qui arrive aujourd’hui pour créer des sortes de modèles. Un archéologue creuse le sol, il y trouve un bout de poterie, un os, autre chose encore, et il tente de reconstituer, de reconstruire l’existence qui se trouvait là… Mais, en même temps, je suis un artiste, un peintre, et je ne veux pas faire un art qui serait de la propagande : il faut que mes tableaux soient d’abord et avant tout de la peinture, qu’ils soient pensés en tant que tels. Tout le travail avec la couleur, avec la forme et la composition, doit demeurer primordial.

Vous faites des croquis ou bien vous travaillez directement sur la toile ?

Ça dépend. Parfois je réalise un dessin préparatoire et parfois les choses se font de manière plus directe. Parfois je peins rapidement, parfois c’est plus laborieux… Il n’y a pas de règles définitives fixées par avance, et c’est ce qui me plaît.

Richard Mudariki © Jean-Philippe Cazier

Traduction : Jean-Philippe Cazier

Richard Mudariki, Mubvakure (The one who comes from afar), galerie Polaris, Paris, exposition du 12 octobre au 17 novembre 2019.