En prélude au 29e Salon de la Revue qui se tiendra le 11, 12 et 13 octobre, Diacritik, partenaire de l’événement, est allé à la rencontre de revues qui y seront présentes et qui, aussi vives que puissantes, innervent en profondeur le paysage littéraire. Aujourd’hui, entretien avec la dynamique et passionnante revue Gros Gris.
Comment est née votre revue ? Existe-t-il un collectif d’écrivains à l’origine de votre désir de revue ou s’agit-il d’un désir plus individuel ? S’agissait-il pour vous de souscrire à un imaginaire littéraire selon lequel être écrivain, comme pour Olivier dans Les Faux-Monnayeurs de Gide, consiste d’abord à écrire dans une revue ?
Plus qu’un collectif d’écrivains, c’est la diversité des approches et des appétences qui a fait naître notre désir de revue, des envies individuelles additionnées pour créer une publication collective menée par des autrices, mais aussi des plasticiennes et des graphistes. Gros Gris est né d’un besoin de prolonger et diffuser les projets amorcés lors de nos études respectives, mais aussi de l’envie de rendre visible la pratique de jeunes artistes et auteurs en leur ouvrant les pages de la revue via un appel à contribution. D’abord ébauché par Mélodie Boubel et Géraldine Legin, le projet s’est très rapidement étendu à un cercle plus large réunissant dix membres issues de filières complémentaires. L’équipe rassemble d’anciennes étudiantes en Édition, en Lettres Modernes, en Histoire de l’Art ou formées à l’école des Arts Décoratifs de Strasbourg autour de la volonté de créer un bel objet graphique où textes et images dialoguent et s’entrechoquent librement. Dans une ville où les jeunes publications, fanzines et micro-éditions sont fortement marquées par l’illustration ou l’art contemporain (on pense à Psoriasis, Matière Grasse, L’Amour ou encore Talweg), il nous semblait intéressant de créer une revue pluridisciplinaire, ouverte aux images en tout genre mais également à la littérature. Nos premiers numéros ont aussi été l’occasion de diffuser des extraits des mémoires de recherche de membres du comité éditoriale. La revue est pour nous un lieu d’expériences collectives, littéraires mais aussi plastiques et graphiques, ouvert à la jeune création et à des pratiques parfois encore amateures.
Quelle vision de la littérature entendez-vous défendre dans vos différents numéros ? Procédez-vous selon une profession de foi établie en amont du premier numéro ?
Notre publication se veut accessible et ouverte à différentes formes littéraires allant de l’essai à la fiction en passant par des textes critiques ou des formes plus libres, comme la poésie. Elle est le miroir des sensibilités de nos contributeurs. Si Gros Gris a légèrement évolué au fil des numéros, notre ligne est restée la même depuis 2015. Il s’agit d’une publication curieuse, dans les deux sens du terme : elle est ouverte à la nouveauté, aux découvertes et affirme un joyeux mélange des genres puisque nous y mêlons textes et images, propositions légères et plus pointues. Notre approche est hétéroclite, volontairement touche-à-tout. Elle se situe à la croisée des pratiques. Au détour des pages, on peut ainsi lire un conte illustré, découvrir une série de photographies ou les paroles d’un rap écrit pour la revue. Notre volonté de croiser les genres et les médiums s’affirme à travers le slogan « né de la cuisse gauche », symbole du caractère hybride voire un peu bâtard de cette micro-édition thématique publiée une fois par an.
Comment décidez-vous de la composition d’un numéro ? Suivez-vous l’actualité littéraire ou s’agit-il au contraire pour vous de défendre une littérature détachée des contingences du marché éditorial ? Pouvez-vous nous présenter un numéro qui vous tient particulièrement à cœur ?
Chaque numéro se nourrit des projets de nos contributeurs imaginés en réponse à l’appel à projet. Ce dernier lance des pistes de réflexion mais laisse la porte ouverte à la surprise. La composition d’un numéro obéit toutefois à quelques principes directeurs : nous avons à cœur de déployer les différentes problématiques et sous-thèmes lié à la thématique tout en privilégiant une variété de tons et de pratiques qui fait la richesse de l’édition et rythme son contenu. La sélection tient compte des coups de cœur et subjectivités propres à chaque membre de l’équipe. Le contenu n’est pas forcément lié à l’actualité éditoriale, mais le choix des thématiques et des projets publiés dit assurément quelque chose sur notre société et propose un espace de réflexion. L’angle choisi pour traiter de thématiques assez générales raconte sans doute quelque chose de notre génération: pour notre premier numéro Nuit Sauvage, les projets publiés mettent à jour la fête comme un moment frénétique, marqué par les excès et les débordements, interrogeant ses lieux et ses usages.
Depuis ce premier numéro publié 2015, nous avons affiné notre ligne et repensé la place de l’équipe éditoriale. Duel, notre quatrième numéro sorti l’hiver dernier est un bel exemple de la transformation qui s’est opérée suite au départ de notre ancienne graphiste Margot Cannizzo mais aussi de certaines membres fondatrices de notre association. La refonte graphique de la revue et une équipe plus resserrée nous ont amenées à repenser la visibilité des articles du comité éditorial et à réfléchir à une mise en page plus collégiale, puisqu’elle est dorénavant assurée par Lorine Boudinet, Maria-del-sol Abeilhe Godard et Auriane Schmitt. Si elle reste sobre et élégante de manière à mettre en valeur les contributions, l’équipe a aussi choisi d’adopter une typographie propre à la thématique en cours, ce qui lui donne plus de caractère. En couverture, Duel se détache en lettres noires sur un fond rouge vif criblé de faux impacts de balles.
Aujourd’hui la revue est nourrie d’articles de la rédaction qui viennent compléter les contributions extérieures. Ce choix a permis d’appuyer un peu plus notre implication et de dépasser publication de textes réalisés pendant nos études (maintenant assez éloignées) ou d’articles moins réguliers. L’équipe grandit en même temps que la revue et cela transforme son contenu. Pour Duel, Lorine Boudinet s’est ainsi attaquée aux représentations du duel dans la bande-dessinée, signant un article qui entre en résonance avec d’autres projets comme l’illustration dynamique d’un combat de boxe par Adrien Weber ou l’article de Clotilde Deschamps-Prince revenant sur le shojo manga Utena. Mélodie Boubel questionne quant à elle la dynamique ambivalente propre aux couples d’artistes comme Marina Abramovic et Ulay, sujet faisant écho à la performance Je-u d’OPJ Cyganek et Julie Poulain visible quelques pages plus loin où les deux protagonistes de ce duo d’artiste s’empêchent mutuellement de prendre la parole. Dans une étude s’appuyant sur des sources hétéroclites allant de Game of Thrones à Une chambre à soi, Amélie Bernhard signe un texte sur le combat des femmes pour l’égalité, tandis ce que Claire Flauss s’attarde sur la question des personnalités doubles au cinéma. Anne Le Coz aborde enfin des duels plus subtils, jeux de mains et de séduction autour d’une partie d’échec dans L’affaire Thomas Crown ou escroquerie savamment orchestrée autour d’une partie de cartes peinte par Georges de La Tour.
Le numéro balaye ainsi un vaste champs de pratiques, traitant aussi bien de duels archétypaux – face-à-face iconiques découpés par Camille Brasset ou combats d’honneur racontés avec verve par Alban Benoit-Hambourg – que de combats plus contemporains comme les batailles par écrans interposés suivies par Nicolas Bailleul pour son superbe projet documentaire Les Survivants.
La conception de ce numéro a donc permis une remise en question bénéfique qui nous a amenées à repenser le contenu de la revue au delà de la réponse à l’appel à contribution et d’affirmer notre désir de professionnaliser notre pratique éditoriale. Disparition, notre cinquième opus prévu pour le mois de décembre sera lui aussi plein de surprises et toujours aussi touche-à-tout : la revue prend du caractère grâce à des contributeurs généreux et pleins d’enthousiasme !
À la création de sa revue Trafic, Serge Daney affirmait que tout revue consiste à faire revenir, à faire revoir ce qu’on n’aurait peut-être pas aperçu sans elle. Que cherchez-vous à faire revenir dans votre revue qui aurait peut-être été mal vu sans elle ?
Nous avons fait les choix de traiter de thèmes dits populaires, dans le sens où ils parlent à tout le monde, nous touchent tous à un moment donné : la fête avec « Nuit Sauvage », le mensonge, le voyage avec « Carte Postale » et enfin la confrontation avec « Duel ». Ce sont des choses communes, des sujets qui touchent à la vie courante, à notre manière d’agir au quotidien et que nous avons voulus proches du concept d’infra-ordinaire cher à Georges Perec. Cela n’a de prime abord rien d’original. Mais en mettant le doigt dessus, en prenant le temps de déployer l’éventail des regards sur un même mot, un imaginaire commun ou singulier, nous sortons et espérons faire sortir les lecteurs de leur ordinaire justement. Le format de la revue permet de créer un effet de collection qui donne de la place aux bruits de fond du quotidien, permet de s’arrêter et de changer de point de vue le temps d’une lecture. Les revues ont depuis toujours émis la faculté de diffuser les idées et les artistes avec de faibles moyens (cf. la revue artistique Le Point éditée à Colmar par Pierre Betz de 1936 à 1962). Elles sont un support très apprécié pour revenir sur de petits riens et amener à penser.
Par ailleurs, la revue publie très régulièrement des projets inédits, parfois créés pour la revue et les donne ainsi à voir pour la première fois. Cette visibilité offerte à des projets tout frais et encore confidentiels est très importante pour nous.
Est-ce qu’enfin créer et animer une revue aujourd’hui, dans un contexte économique complexe pour la diffusion, n’est-ce pas finalement affirmer un geste politique ? Une manière de résistance ?
Plus qu’une forme de résistance, la revue comme nous l’envisageons est un formidable espace de liberté et de partage, un moyen de proposer quelque chose de différent, s’autoriser un pas de côté pour mieux expérimenter autour des mots et des images mais aussi du graphisme. De prendre plaisir à écrire, à concevoir puis à faire voir, à travers la revue mais aussi nos événements de lancement qui depuis deux ans prennent la forme d’expositions. Au delà d’un geste politique il s’agit peut-être simplement de s’efforcer à exister par ses propres moyens, puisque le projet est porté par une équipe de bénévoles. Volontairement, Gros Gris ne contient aucune publicité. Après des débuts marqués par un financement participatif et l’organisation de soirées de levée de fonds festives qui ont rendu visible notre projet, quelques bourses et subventions assurent depuis la pérennité de l’édition et nous permettent de proposer une édition à un coût accessible. Pour l’heure, la revue est encore diffusée par nos soins mais nous avons sans doute atteint nos limites et réfléchissons à passer le relai à un diffuseur qui nous permettrait de toucher un plus large public. A bon entendeur !