Joker : a scar is born

Copyright 2019 Warner Bros. Entertainment Inc. All Rights Reserved. TM & © DC Comics / Niko Tavernise

On sait depuis les Batman de Tim Burton, et notamment son superbe deuxième opus Le défi, qu’il ne faut pas plus mépriser les films de super héros que les westerns il y a quelques décennies. Il aura fallu du temps pour que certains admettent que chez Ford, Hawks, De Toth et les autres, le film de genre se confond avec le film d’auteur — et on peut même toujours préférer un blockbuster réussi à un mauvais film d’auteur. Avec Joker, la question ne se pose plus. Visuellement impressionnant, le film remonte aux sources du mal. Celui de Gotham, ville dont on sait qu’elle a toujours été une métaphore de nos mégapoles. Todd Phillips est sûrement le cinéaste qui aura été le plus loin : les effets spéciaux laissent la place à un thriller psychologique oppressant.

Copyright 2019 Warner Bros. Entertainment Inc. All Rights Reserved. TM & © DC Comics / Niko Tavernise

Le film décrit l’inéluctable déliquescence d’Arthur Fleck, clown raté, comique lamentable, souffrant de maladie mentale. Marginal et solitaire, Fleck rêve de célébrité dans un monde hostile. Entre tabassages, humiliations et alors que la population de Gotham est sur le point d’exploser, Arthur laisse place au Joker…

Descendant de Paul Muni dans l’adaptation du roman de Victor Hugo L’homme qui rit, le joker est devenu un grand méchant de cinéma depuis que Jack Nicholson chez Burton puis Heath Ledger chez Nolan ont fait de ce psychopathe au sourire perpétuel un personnage iconique du cinéma. Sous la caméra de Todd Phillips, que la lourdingue série des Very Bad Trip prédisposait à mettre en scène les souffrances d’un clown raté, Joaquin Phoenix réinvente le personnage, plus proche du Travis Bickle de Taxi Driver que du « super-vilain » de bande dessinée. On peut être méfiant vis à vis de la fameuse « méthode » de l’Actors studio, souvent du Stanislavski mal compris, mais il faut s’incliner devant un tel travail d’acteur : Joaquin Phoenix est effrayant, dérangeant, émouvant : dans presque tous les plans, il irradie. Il ne s’agit pas simplement des kilos perdus. Cette performance physique, cette façon de martyriser son corps provoquait déjà un certain malaise quand Christian Bale se sous-alimentait pour son personnage du Machinist. Ce malaise contribue à mettre le spectateur dans la situation inconfortable du voyeur face au masochisme de l’acteur. Plus encore que dans le film de Brad Anderson qui ne semblait reposer que sur la performance physique de son acteur, il contribue à instaurer une étrange relation avec Arthur Fleck, effrayant et désespéré : son mal nous fascine autant qu’il nous dérange.

Copyright 2019 Warner Bros. Entertainment Inc. All Rights Reserved. TM & © DC Comics / Niko Tavernise

Jusqu’au basculement final, Phoenix évolue sur le fil : victime de la cruauté des autres, Fleck est une bombe à retardement dont même ceux qui ne connaissent pas la BD ou les films sentent qu’elle finira par exploser. Joker est la brillante illustration du principe d’Alfred Hitchcock selon lequel il faut filmer la bombe cachée sous le siège, pour que le spectateur vive dans une tension permanente, attendant qu’elle explose, alors même que les personnages ignorent son existence. Joaquin Phoenix est cette bombe dont la déflagration est espérée comme un soulagement. Maladroit, victime de troubles psychotiques, il nous fait souffrir avec lui : les scènes où il se ridiculise sont poussées à leur paroxysme.

Todd Phillips revendique ouvertement l’héritage du cinéma des années 70 : le film s’ouvre sur l’ancien logo de la Warner crée par Saul Bass, la reconstitution d’une grande ville des années 70 est soignée : le Gotham de Laura Ballinger, la directrice artistique, doit autant au New York des années 70, du moins à l’image que nous ont laissée les films de l’époque, qu’à l’imaginaire gothique qui accompagne beaucoup des représentations de la cité imaginaire. La magnifique photo du film est d’ailleurs très inspirée de directeurs photo de ces années-là, on songe à Michael Chapman dans Taxi Driver, mais aussi aux films de Lumet (Les princes de la ville) ou Jewison (Serpico).

Copyright 2019 Warner Bros. Entertainment Inc. All Rights Reserved. TM & © DC Comics / Niko Tavernise

Mais la référence à Scorsese ne s’arrête pas aux rues poisseuses d’une ville filmée comme un purgatoire. Autant que de Bickle, Arthur Fleck est le double psychotique (déjà que…) de Rupert Pupkin, de La Valse des pantins (grand film sous-estimé de Scorsese). De Niro y incarnait un comique raté, rêvant de gloire et d’animer un show télévisé, comme son idole Jerry Langford (Jerry Lewis). Fleck, lui, idolâtre Murray Franklin, comique, animateur de talk show, drôle et cynique, tout ce que Arthur n’est pas et rêve de devenir.

Copyright 2019 Warner Bros. Entertainment Inc. All Rights Reserved. TM & © DC Comics / Niko Tavernise

Comme Rupert, Arthur vit dans un monde imaginaire, où il serait The King of Comedy et ami avec son idole. Comme Rupert, Arthur garde son sourire et un revolver. Comme si la filiation n’était pas assez évidente, Phillips a choisi Robert De Niro pour incarner Murray (en peu de scènes et avec beaucoup de talent). L’idole se révélera cruelle, prête à humilier son fan pour faire rire l’audience. Si la critique des médias n’est pas le sujet principal du film, quand bien même on croit distinguer un extrait du brûlot de Sydney Lumet, Network, elle contribue à construire un monde dans lequel les plus faibles sont écrasés par les « vainqueurs ».

Les oubliés rêvent de passer à la télé et leur seule chance d’y faire une apparition. Mais en tant que bouffons involontaires, des perdants, des clowns avec lesquels on ne rit pas mais dont on rit. On repense aux émissions de télé-réalités… Bientôt la mort elle-même sera un spectacle.

Copyright 2019 Warner Bros. Entertainment Inc. All Rights Reserved. TM & © DC Comics / Niko Tavernise

Plus le personnage prend de coups et subit d’injustices plus il sombre dans la folie. Mais ce punching-ball humain a quelque chose de profondément déplaisant : nous ne le plaignons jamais totalement. Est-ce le spectre du Joker ? Est-ce ce rire insupportable que Fleck ne peut retenir, ou au contraire le fait qu’il cesse en une fraction de seconde, dans un rictus qui préfigure sa folie destructrice  ?

Terrifiante victime, clown qui se rend dans un hôpital pour enfant pour faire son numéro (sans trop de succès), avant de laisser tomber un revolver au milieu de la chambre. Il cherche à le rattraper, mais ses chaussures de clown le repoussent : le geste est enfin drôle, malgré lui. On rit du clown. Jamais avec lui…

Sa réalité est si insupportable qu’Arthur Fleck fantasme une autre vie : une existence où il serait respecté et même aimé. Si Phoenix envahit le cadre, il y est très souvent seul, en un one man show pathétique ou en décalage avec les autres personnages. Il n’a d’autre compagnie que sa mère et quand il est enfin accompagné, c’est parfois le fruit de son imagination. Le montage mêle réalité et fantasme, de façon classique dans les premières séquences puis, au fur et à mesure que le héros s’enferme dans sa psychose, tout se confond. On regretterait presque une séquence explicative qui vient inopportunément surligner ce que le spectateur vient de comprendre. Le gouffre s’est ouvert, une dernière révélation que le personnage est le dernier à comprendre ; le spectateur voit le héros lui échapper :  « sors le spectre entre l’assassin… ». Joker touche alors au grandiose et s’efface, le malaise et la tristesse précèdent alors la désolation et l’explosion de violence. Arthur Fleck n’est plus…

Si l’univers de Todd Phillips est ancré dans les années 70, le réalisateur de War Dogs impose sa singularité avec un vrai goût pour l’humour noir, ce qui faisait de lui le cinéaste idéal pour l’esprit très mal placé du Joker. De même que le rictus du personnage glace le sang, on rit souvent nerveusement, comme Arthur Fleck, quand la séquence passe du dramatique au tragique, puis du tragique au malsain. Une séquence violente peut virer au burlesque, parfois jusqu’au mauvais goût totalement assumé. En parfaite osmose, le cinéaste et son acteur savent pousser la scène jusqu’au moment où elle devient psychologiquement insoutenable. C’est bien cette violence-là qui éclate dans le film, plus que la surenchère sanglante, Joker choisit de placer le spectateur dans une situation inconfortable de témoin impuissant de la descente aux enfers de Fleck, il le voit entraîner Gotham dans sa chute.

Copyright 2019 Warner Bros. Entertainment Inc. All Rights Reserved. TM & © DC Comics / Niko Tavernise

La belle idée du scénario, et le talent de la mise en scène, c’est de nous maintenir dans cet entre-deux : le film n’excusera jamais totalement le Joker, et pourtant nous assistons avec tristesse à la naissance du monstre. Là encore, le physique de Joaquin Phoenix dépasse la performance Actors studio : ses os saillants, ses épaules qui semblent sur le point de crever la fine couche de peau… le monstre est sur le point de percer, littéralement, à travers l’homme humilié.

Mais le véritable démon est la ville : crasseuse, violente, envahie par les ordures, dangereuse : c’est Gotham City qui transformera Arthur Fleck en Joker. Caricature de la méga(lo)pole, la mythique cité que devra protéger Batman est une ville oppressante qui écrase les faibles. Quelques plans aériens de la ville nous montrent l’absurde et interminable voie ferrée qui relie vaguement les quartiers populaires au bord de l’émeute aux buildings du centre ville. Un océan infranchissable de bâtiments délabrés et d’immeubles insalubres. Projection mentale de l’esprit paranoïaque d’Arthur, la cité est hostile : escaliers interminables, couloirs mal éclairés, rues sombres. Gotham abrite une population violente, désespérée qui trouvera son héraut dans un criminel.

Copyright 2019 Warner Bros. Entertainment Inc. All Rights Reserved. TM & © DC Comics / Niko Tavernise

Au fur et à mesure de la mue, l’arrière plan politique prend de l’importance jusqu’à imposer la critique sociale comme un thème majeur, s’appuyant sur le mythe de Batman, du justicier protégeant la ville, pour nous faire, sinon adopter du moins accepter le point de vue de l’autre coté, des « méchants ». Face à ce Joker, produit d’injustice et d’humiliation, Batman ne serait-il qu’un suppôt du libéralisme sauvage, dont l’héroïsme consisterait à protéger les riches de la colère des pauvres ? Vision simpliste. L’assassinat de trois jeunes bourgeois violents et méprisables ne réjouit pas. Nul héroïsme dans la mise en scène. Pourtant à mesure que la révolte gronde, l’assassinat de yuppies alcoolisés est vécu par les damnés de Gotham comme un acte de révolte. Nous voyons alors basculer Arthur Fleck : l’icône anarchiste (idée que l’on retrouve chez Nolan) est un tueur impitoyable. Incontrôlable. La population vénère un fou. Ce que montre Todd Phillips, c’est autant le mépris des classes dominantes que l’aveuglement des foules désespérées. Le Joker n’est pas le produit des seules injustices sociales, mais aussi des accès de rage d’une foule déchaînée, une foule pour laquelle la mort est un spectacle et qui contribuera à faire de la ville un cirque macabre.

Copyright 2019 Warner Bros. Entertainment Inc. All Rights Reserved. TM & © DC Comics / Niko Tavernise

Battue par les petites frappes qui font régner leur loi dans la rue, dans le film, la police n’interviendra que pour protéger les riches contre les pauvres mais elle reste absente des rues mal famées de Gotham City. Arthur Fleck souffre de dépression et menace de basculer dans la folie tandis que la mairie supprime le programme d’aide sociale. Le Joker ne vient pas de nulle part, il est l’une des bombes à retardement que le capitalisme sauvage fabrique. Depuis 1976 et Taxi Driver, rien n’a changé, la société rejette ses outsiders, ses « ratés ». Si la politique a souvent tenu un rôle important dans les adaptations de Comics (on rappellera l’excellent Captain America : Civil War), elle ne se cache plus derrière la métaphore.

Copyright 2019 Warner Bros. Entertainment Inc. All Rights Reserved. TM & © DC Comics / Niko Tavernise

La filiation avec Christopher Nolan, est plus évidente qu’avec Burton et sa fantaisie gothique. Avec Dark Knight, Christopher Nolan avait su réinventer une esthétique de la désolation. Phillips s’inscrit dans la lignée de ce nouveau cinéma à grand spectacle, loin du technicolor, plus inspiré par les grands maîtres du nouvel Hollywood que par la culture de l’entertainment de l’âge d’or. La photographie de Lawrence Sher est aussi soignée que sombre. L’image est délavée, les couleurs froides, confirmation de ce que l’on savait depuis Nolan : il ne fait jamais beau à Gotham. Petit à petit, le décor laisse apparaître certaines couleurs, le rouge, le vert : les couleurs du Joker, qui avec son masque mais aussi ses grands gestes théâtraux, contraste de séquences en séquences avec cette ville grise et poisseuse. Au-delà de la transformation de son anti-héros (que l’on pourra trouver trop rapide), le film multiplie les signes qui vont faire basculer le récit vers la naissance du monstre. Il faut bien une heure pour que l’on se rappelle qu’il s’agit bien là d’un film de genre : c’est au moment même où le spectateur est en empathie avec Arthur Fleck que Todd Phillips nous ramène à la véritable nature de son protagoniste — jusque là seul le terrifiant rire de Fleck résonnait comme un rappel. Petit à petit les détails de la BD s’enchaînent : Thomas Wayne, l’asile d’Arkham. Tout fonctionne alors comme si l’univers de la BD s’emparait du personnage. Todd Phillips trouve le parfait équilibre, à l’image du choix particulièrement judicieux d’Hildur Guonaddottir comme compositeur. Refusant l’emphase propre au genre, la musique emporte le spectateur dans un univers aussi angoissant que mélancolique. Entre drame social, thriller psychologique et probablement le début d’une nouvelle franchise, le film ne dévie jamais totalement de sa ligne.

Copyright 2019 Warner Bros. Entertainment Inc. All Rights Reserved. TM & © DC Comics / Niko Tavernise

La totale réussite du Joker tient ainsi à l’idée que le film n’existe pas seulement contre le genre. Réécriture personnelle d’un sujet commercial, il assume aussi sa nature originelle. Et le film fonctionne très bien. Refusant le spectaculaire à tout prix, il est aussi la genèse de la rencontre entre Batman et le Joker et endosse son statut de préquel, par de rares scènes et sans aucun clin d’œil facile. Au centre du film survient la rencontre entre le Joker sur le point d’éclore et celui qui sera bientôt le héros à la mesure du monstre : un enfant silencieux, étrange — le jeune Bruce Wayne. Séparés par une grille, Arthur dessine un effroyable rictus sur le visage de l’enfant qui réagit à peine… On le sait, chez Burton comme chez Nolan, Batman est aussi psychotique que les « méchants » qu’il pourchasse.

On aurait pu redouter que, sous l’influence des cinéastes des années 70, le film de genre s’efface totalement derrière le thriller et la critique d’une société qui fabrique ses monstres. Il n’en est heureusement rien : le film de genre s’extirpera in fine du film d’auteur alors que le Joker, l’adversaire de Batman emblématique de l’univers DC Comics, prend le pas sur Arthur Fleck, asocial dépressif. Étrange film qui ne fait pas partie de la franchise Batman et qui pourtant remet la trilogie de Nolan en perspective : à la lumière du film, Batman est le sauveur des classes dominantes face à la colère d’une foule désespérée. L’un est le chaos, l’autre l’ordre au service des puissants, le blockbuster a pris un coup de vieux. De l’ère d’un Superman univoque, nous sommes passés au Batman ambigu de Burton et à celui encore plus sombre de Nolan. En 2019, nous allons désormais assister à l’éclosion du Joker, un psychopathe créé par une société à la dérive… Si l’on considère que Hollywood reflète son époque, le film de Todd Phillips est un symptôme inquiétant.

Joker (États-Unis – 2h04), un film réalisé par Todd Phillips – scénario : Todd Phillips et Scott Silver – Directeur de la photographie : Lawrence Sher – Montage : Jeff Groth – Décor : Laura Ballinger – Avec Joaquin Phoenix , Robert De Niro, Zazie Beetz, Frances Conroy, Brett Cullen, Shea Whigham, Bill Camp. En salles le 9 octobre 2019.