D’un côté, les traces peintes de ces mains millénaires, orientées selon un axe vertical, qui ornent la grotte de Gargas ; de l’autre, l’extension progressive d’un monde horizontal avec cette carte, Cosmographiae introductio, où est dessiné pour la première fois le continent américain, puis celle, rapprochée des toiles de Jackson Pollock, qui figure l’ensemble des trajets des bus Greyhound et où se résume la vocation de cette même Amérique à installer et imposer mieux que tout autre un mode de rapport géographique au monde.
Entre les deux, comme un moment de bascule ou de passage, Léonard de Vinci, avec son Jean Baptiste, « le bras, la main et l’index levés en une verticale divine » et cette jeune femme (une de ses dernières œuvres) dont le « bras gauche désigne un point situé derrière elle, à l’horizon du dessin ».
Il ne faut nullement voir dans ces oppositions binaires le constat simplificateur d’une dichotomie indépassable mais bien plutôt le surgissement d’une interrogation : comment l’homme est-il passé – et à quel prix ? – de l’espace confiné, immobile et vertical d’une grotte sur les parois de laquelle il appose la trace colorée de ses mains, à l’espace sans bord et sans limite qui est celle du « monde horizontal » dans lequel nous vivons désormais et que le narrateur propose de caractériser comme « un monde dans lequel une vision mythologique de l’espace a remplacé une vision mystique du temps » ? Vision mythologique de l’espace qui s’est progressivement imposée, au fur et à mesure que l’homme a vu cet espace se déployer de plus en plus largement autour de lui et qu’il a commencé à s’y inscrire dans une logique implacable d’exploration et d’appropriation, y projetant autrement cette peur ancestrale qu’il tentait jadis de surmonter à travers l’ornement des cavernes et y déployant les formes multiples de la violence, de la souffrance et de l’injustice dont l’ouvrage se fait diversement l’écho.
Narration discontinue
Le livre se présente comme une sorte de méditation en forme de narration (à moins que ce ne soit l’inverse) à partir de cette interrogation qui en constitue la matrice. Méditation et narration y progressent mêlées, voire fondues l’une dans l’autre par l’usage généralisé du présent grammatical. Elles y progressent aussi sur un mode discontinu, avec différents moments, lieux et personnages qui apparaissent tour à tour selon un jeu sans cesse renouvelé de glissements et d’associations, disparaissent provisoirement pour réapparaitre un peu plus tard, ne cessant de dialoguer entre eux à travers toute une série de rapprochements qui les éclaire à chaque fois d’une signification nouvelle.
Les personnages sont multiples et divers à la fois. Certains sont réels, d’autres fictifs. Certains sont célèbres, d’autres anonymes ou quasi anonymes. Parmi les premiers, les explorateurs Christophe Colomb et Amerigo Vespucci, les peintres Leonard de Vinci et Jackson Pollock, les photographes August Sander et Diane Arbus. Parmi les seconds, Louis Regnault, paléontologue amateur, Berton, Pruvost et Neny, survivants de la catastrophe de Courrières, Marie, jeune femme de la bourgeoisie parisienne, Francesco, jeune disciple de Léonard de Vinci, Harry, vétéran de la guerre du Pacifique et conducteur de bus Greyhound, ou encore Anna, jeune immigrée venue de l’Est de l’Europe et débarquant aux États-Unis. Les moments et les lieux eux aussi se juxtaposent : 1906, 1506, 1946, pour les principaux moments et tableaux autour desquels s’organisent les trois parties du livre mais aussi 1963, la préhistoire ou l’époque de la découverte de l’Amérique ; les Pyrénées, Milan, Wakefield (Massachusetts), mais aussi Courrières, Paris, Ellis Island ou l’atoll de Bikini.
Toute la force du livre tient dans cette capacité à créer des liens et des échos entre tous ces éléments mais aussi à les faire entrer en dialogue avec toute une série de récits bibliques ou mythologiques que le narrateur reprend à son compte en les résumant et les reformulant : récit du Déluge, histoires d’Hercule et de Cacus, d’Isaac et de Jacob, songe de Nabuchodonosor, légendes de Saint Christophe ou des sept dormants d’Ephèse.
Récits de récits
En réalité, le texte apparaît à bien des égards comme un patchwork de récits de récits et de description d’images. Patchwork, on l’a dit, par sa capacité à juxtaposer différents lieux, moments et histoires individuelles. Récits de récits dans la mesure où le texte se donne comme la réécriture (réelle ou fictive peu importe) de récits déjà écrits : ceux de la Bible ou de la mythologie, on l’a dit, mais aussi, ceux de la chronique ou du fait divers journalistique, quand il s’agit de rapporter un événement comme la découverte des peintures de Gargas, la catastrophe de Courrières, l’histoire d’Isaac Woodard, afro-américain devenu aveugle après avoir été tabassé par un flic raciste, ou encore les essais atomiques de l’île de Bikini. Le texte n’a de cesse de rappeler son rapport étroit à ces substrats textuels à partir duquel se déploie la narration, les nombreux « écrit-il », « dira-t-elle » « dit-on » – ou parfois, encore, un « dit la chronique » – soulignant l’emprunt, la réécriture de ce déjà-dit ou de ce déjà-écrit auxquels procède le narrateur. À quoi s’ajoute encore la description de photographies, pour certaines anonymes et peut être fictives elles aussi, pour d’autres connues car fruits du travail d’August Sander ou de Diane Arbus et dont le texte redouble en quelque sorte l’existence par le truchement des mots.
C’est le travail de Diane Arbus qui livre au demeurant le point auquel aboutit au moins chronologiquement cette méditation : les divers personnages (Harry, Isaac, Anna) évoqués dans la troisième et dernière partie du livre, celle qui, pour l’essentiel, se centre autour de 1946, pourraient figurer en bonne place, nous dit le narrateur, parmi les portraits réalisés par la photographe (avec, pour titres, « Young Man Riding a Bus, Oklahoma City », « Black Veteran Gone Blind, Winnsboro, South Carolina » ou « Lady in a Rooming House Parlor, Brooklyn ») dans un mouvement, inverse du précédent, où la narration deviendrait à son tour photographie. Ils participent eux aussi à leur manière de ce que lit le narrateur dans les portraits de Diane Arbus, à savoir la dispersion de ces atomes « détachés » devenus des « mondes en soi » et en perpétuel mouvement que sont aujourd’hui les hommes (et les femmes) pris dans la logique de ce « monde horizontal » dans lesquels ils se meuvent désormais.
Car « [ç]a y est, c’est terminé, le petit homme va se coucher, quelque part dans un recoin d’horizon infini, sans beaucoup d’astres au dessus de lui ni de mains qui percent l’obscurité mais avec au contraire partout, toujours, la lumière allumée et, loin du silence des grottes, loin du fracas de l’océan, des bêtes, de la forêt, le grésillement des néons qui clignotent çà et là aux croisements sans fin des routes éclairées ».
Un grand merci à Jean-Marc, libraire à la si bien nommée « Maison du livre » de Rodez, qui le premier a attiré mon attention sur cet ouvrage
Bruno Remaury, Le monde horizontal, José Corti, août 2019, 176 p., 17 €— Lire un extrait