En prélude au 29e Salon de la Revue qui se tiendra le 11, 12 et 13 octobre, Diacritik, partenaire de l’événement, est allé à la rencontre de revues qui y seront présentes et qui, aussi vives que puissantes, innervent en profondeur le paysage littéraire. Aujourd’hui, entretien avec Sébastien Reynaud, directeur de publication de la formidable revue Zone critique.
Comment est née votre revue ? Existe-t-il un collectif d’écrivains à l’origine de votre désir de revue ou s’agit-il d’un désir bien plus individuel ? S’agissait-il pour vous de souscrire à un imaginaire littéraire selon lequel être écrivain, comme pour Olivier dans Les Faux-Monnayeurs de Gide, consiste d’abord à écrire dans une revue ?
Tout d’abord, je tiens à préciser que notre site internet existe depuis maintenant sept ans, et que le premier numéro de notre revue papier, animé par un comité éditorial de six personnes, vient seulement de paraître. La création du site répondait à un désir, un peu brouillon à l’époque, d’inventer un espace non-idéologique, où notre enthousiasme pour la littérature et l’art pouvait trouver à s’exprimer, où des voix d’horizons esthétiques divers pouvaient se rencontrer et se confronter.
Notre projet s’est progressivement affiné et structuré au fil des années, et nous pouvons dire que ce premier numéro papier en est l’aboutissement. Nous avons en effet fait le choix d’une revue au format long (228 pages) et à parution annuelle, afin de nous laisser le temps et l’espace de penser, dans leur profondeur, les grandes questions qui agitent la littérature et l’art de notre époque. Nous avons décidé de consacrer notre premier numéro à la crise sociale, tant ce thème nous semble primordial aujourd’hui. Zone Critique est donc le fruit de cette double ambition : inventer une parole critique vivante, qui pense avec rigueur les grandes interrogations de la littérature actuelle.
Il n’est pas nécessaire, pour ce faire, d’être écrivain : mais il est évident que le langage purement rationnel est bien souvent inapte, seul, à rendre compte de la part de mystère d’une oeuvre d’art, à faire sentir intimement ce qui nous émeut en elle. Il faut savoir user, aussi, d’une autre langue, plus sensible et plus personnelle. C’est cet équilibre que nous cherchons à trouver dans nos articles.
Quelle vision de la littérature entendez-vous défendre dans vos différents numéros ? Procédez-vous selon une profession de foi établie en amont du premier numéro ?
Nous ne sommes pas une revue militante, bien au contraire : Zone Critique est un lieu de rencontre entre des paroles et des traditions littéraires aux origines multiples. Vous trouverez ainsi sur notre site internet tout à la fois des entretiens avec Angelo Rinaldi, Stéphane Zagdanski ou encore Emmanuel Ruben, des dossiers consacrés à Philip Roth ou Jean-René Huguenin, des articles sur l’oeuvre de Joë Bousquet, ou sur celle de Simone de Beauvoir.
De la même manière, dans notre numéro papier, nous avons tenté de rendre compte de la multiplicité des approches littéraires et cinématographiques de la crise sociale. Si ce thème a aujourd’hui envahi le paysage littéraire contemporain, pouvons-nous pour autant assimiler le constat des impasses du libéralisme proposé par Michel Houellebecq aux romans de François Bégaudeau, et les dystopies d’Alain Damasio aux observations « au microscope » d’Annie Ernaux ? C’est bien ce que nous avons cherché à faire dans ce premier numéro : démêler les mille fils qui tissent aujourd’hui la littérature de la crise sociale, pour la comprendre mieux, pour y apporter de la clarté. Nous avons vraiment tenté d’être le plus précis, le plus clair et le plus honnête possible. Notre profession de foi se situe bien plus à ce niveau-là.
Comment décidez-vous de la composition d’un numéro ? Suivez-vous l’actualité littéraire ou s’agit-il au contraire pour vous de défendre une littérature détachée des contingences du marché éditorial ?
Nous nous intéressons prioritairement à la littérature et au cinéma d’aujourd’hui mais nous ne nous focalisons pas pour autant sur les têtes d’affiche du marché éditorial. Vous retrouverez ainsi un grand portrait de l’écrivain Marc-émile Thinez, publié aux éditions Louise Bottu, dans notre premier numéro papier. Son œuvre n’a reçu quasiment aucun écho dans la presse, mais elle nous intéresse pour la manière dont elle se saisit, à travers l’écriture du fragment, de la question de la crise sociale.
Notre numéro papier s’articule autour de la littérature et du cinéma, avec une priorité accordé à la littérature, comme sur notre site. Il est composé de portraits (Alain Damasio, Bong Joon-ho..), d’entretiens (François Bégaudeau, François Beaune…) et de grands dossiers portant, par exemple, sur le lien entre crise sociale et crise écologique, ou sur la distinction entre le roman militant et le roman politique. Nous sommes également allés voir des poètes et des écrivains, des éditeurs et des universitaires, pour leur proposer de répondre, à leur manière, à la question suivante : « À quoi bon des poètes en temps de détresse » ?
À la création de sa revue Trafic, Serge Daney affirmait que tout revue consiste à faire revenir, à faire revoir ce qu’on n’aurait peut-être pas aperçu sans elle. Que cherchez-vous à faire revenir dans votre revue qui aurait peut-être été mal vu sans elle ?
On ne cesse de parler de la crise sociale, ce mot a envahi tous les discours, et tisse la toile de fond de nombreux romans contemporains.
Nous essayons, dans ce premier numéro d’apporter du discernement : non pas de faire revenir ou de faire revoir, mais bien plutôt de mieux voir. Quelles sont, exactement, les formes littéraires que revêtent le roman de la crise aujourd’hui ? Quel type de discours artistique se dessine derrière cette formule utilisée à tout bout champ ?
Est-ce qu’enfin créer et animer une revue aujourd’hui, dans un contexte économique complexe pour la diffusion, n’est-ce pas finalement affirmer un geste politique ? Une manière de résistance ?
La création de notre revue papier ne répond pas, originellement, à une ambition politique. Mais il est clair que le format long que nous avons choisi permet d’installer une temporalité qui n’est pas celle d’internet, du zapping et de la fragmentation, dans laquelle nous vivons aujourd’hui.