Aujourd’hui est en librairie Encre sympathique, le nouveau roman de Patrick Modiano. Je me suis précipité l’acheter. La Blanche, pour la première fois vraiment blanche, proposait 144 pages blanches.
De retour chez moi, j’ai révélé l’encre invisible. Les Souvenirs dormants sont remontés à la surface :
« … Je pourrais d’abord évoquer les dimanches soir. Ils me causaient de l’appréhension, comme à tous ceux qui ont connu les retours au pensionnat, l’hiver, en fin d’après-midi, à l’heure où le jour tombe … Mes parents étaient absents, mon père occupé à ses affaires, tandis que ma mère jouait une pièce dans un théâtre de Pigalle… Au début, j’avais peur de marcher seul mais, pour me rassurer, je suivais chaque fois le même itinéraire : rue Fontaine, place Blanche, place Pigalle, rue Frochot et rue Victor-Massé jusqu’à la Boulangerie, au coin de la rue Pigalle, un drôle d’endroit qui restait ouvert toute la nuit, et où j’achetais un croissant… A la même époque, derrière une porte entrouverte de son bureau, mon père parlait au téléphone. Quelques mots de lui m’avaient intrigué : « la bande des Russes du marché noir ». Près de quarante ans plus tard, je suis tombé sur une liste de noms russes, ceux de gros trafiquants de marché noir à Paris pendant l’occupation allemande. Schaposchnikoff, Kourilo, Stamoglou, baron Wolf, Metchersky, Djaparidzé… Stioppa se trouvait-il parmi eux ? Et mon père, sous une fausse identité russe ? Je me suis posé une dernière fois ces questions avant qu’elles ne se perdent sans réponses dans la nuit des temps… Nous sortions presque chaque soir. Elle m’emmenait vers minuit, tout près de l’appartement, dans un cabaret de la rue des Saints-Pères, alors que le spectacle était fini depuis longtemps. Il restait quelques clients au bar du rez-de-chaussée qui semblaient tous se connaître et se parlaient à voix basse… Paris, pour moi, est semé de fantômes, aussi nombreux que les stations de métro et tous leurs points lumineux, quand il vous arrivait d’appuyer sur les boutons du tableau des correspondances … Elle hésitait à me dire où elle habitait exactement. Quand je lui avais posé la question, elle m’avait répondu : « A l’hôtel. » Près d’un demi-siècle a passé et l’on n’habite plus dans les chambres d’hôtel à Paris comme on le faisait souvent après la guerre et jusqu’aux années soixante… Elle était sur le point de me donner d’autres détails, mais elle est restée silencieuse. Nous avions débouché sur cette rue très large qui borde les bâtiments modernes de l’ École Normale supérieure et de l’École de physique et chimie et qui vous donne l’impression d’être perdu dans une ville étrangère – Berlin, Lausanne, ou même Rome, dans le quartier du Parioli – au point que vous vous demandez si vous ne marchez pas dans un rêve, et que vous finissez par douter de votre propre identité…
Le malaise que j’éprouvais chaque fois en passant devant La Source s’est précisé : j’ai eu l’impression que dans cet établissement on était sous la menace d’une rafle… Tant de mensonges, déjà, pour me débarrasser des gens, tant d’immeubles à double issue pour les abandonner sur un trottoir, tant de rendez-vous auxquels je n’allais pas… Et aujourd’hui, cinquante ans après, je ne peux m’empêcher, de nouveau, d’écrire sur cette feuille blanche quelques-uns de ces noms. Aucun d’eux ne m’a donné de ses nouvelles, ces cinquante dernières années. Je devais être invisible pour eux, à cette époque. Ou bien, tout simplement, vivons-nous à la merci de certains silences…
Les deux numéros ne répondaient plus. Chaque fois que je les composais, j’entendais des voix très lointaines qui lançaient des appels ou bien poursuivaient une conversation dont on ne saisissait pas le moindre mot. Je crois que ces voix appartenaient au mystérieux « réseau » de personnes qui, autrefois, profitaient du vide des lignes téléphoniques désaffectées pour communiquer entre elles… Mon écriture était beaucoup plus ferme que celle à l’encre bleue sur le feuillet de l’agenda. A mesure que je précisais l’itinéraire, c’était comme si je l’avais déjà suivi et je n’avais même plus besoin de consulter l’ancienne carte d’état-major. Mais était-ce vraiment le bon chemin ? Dans vos souvenirs se mêlent des images de routes que vous avez prises et dont vous ne savez plus quelles provinces elles traversent. »
Oui, sont remontés à la surface, du plus loin de l’oubli, tels une ronde de nuit, Modiano et son monde.
J’étais heureux.
Patrick Modiano, Encre sympathique, Gallimard, octobre 2019, 144 p., 16 € — Lire un extrait
Patrick Modiano, Souvenirs dormants, 2017, « Folio », septembre 2019, 112 p., 6 € 20 — Lire un extrait