I love Nick : Conversations entre amis de Sally Rooney

Conversations entre amis © Christine Marcandier

« En temps de crise, nous devons tous à nouveau décider, encore et encore, qui nous aimons ».

C’est sous l’exergue de cette citation de Frank O’Hara que débute le premier roman d’une jeune romancière irlandaise Sally Rooney, Conversations entre amis (Conversations with Friends, 2017) qui vient de paraître aux éditions de l’Olivier dans une traduction de Laetitia Devaux. La « crise », moment de tension comme de décision, le « qui suis-je ? » sont bien les moteurs de ce récit : Frances et Bobbi sont deux anciennes amantes qui forment un duo de poètes-performeuses se produisant sur scène. Lors d’une lecture à Dublin, elles rencontrent Melissa, photographe et écrivain, qui les invite à prolonger la soirée chez elle, elle voudrait écrire un article sur Frances et Bobbi, leur duo singulier. Là les deux femmes rencontrent Nick, le mari de Melissa, un acteur, et elles entrent pour la première fois dans une maison qui leur semble « une vraie maison. Une maison où tout une famille pourrait vivre », figuration de tout ce qui manque encore aux deux jeunes femmes, la vingtaine et en pleines interrogations identitaires.

Frances voudrait ressembler à Bobbi, « je l’imitais à tel point que lorsque j’apercevais mon propre reflet, j’étais saisie d’un étrange sentiment de personnalisation ». La rencontre de Mélissa (et du couple qu’elle forme avec Nick) va bouleverser le jeu de miroir des jeunes femmes, le métamorphoser en un vaste « système » de déséquilibres troubles, attirances et jalousies, désirs et manques. Melissa a photographié le moment et les photos qu’elle envoie à Frances et Bobbi donnent « une tout autre dimension » à ce qui a été vécu ce soir-là, tout se déploie sur les images « dans des directions subtiles et étranges », traces visuelles de ce qui n’avait pas été alors perçu. « La photo capturait quelque chose qui ne s’était jamais vraiment produit, une ellipse, une tension », un récit en creux que les semaines et mois qui suivent vont faire émerger.

Ce livre est un défi critique : comment rendre compte ce qui tient à des non dits, des jeux de séduction, de désir et de rupture, des ellipses et se voit contenu dans une prose d’une délicatesse infinie (ce qui ne signifie pas recul devant les moments de violence et tension) sans donner l’impression que tout se résume à un banal triangle amoureux — oui, même avec quatre personnages principaux, tout demeure triangle… —, mais tient de jeux postmodernes sur l’amour et le hasard, figurant les (dés)ordres du contemporain ?

Tout dans ce roman pourrait tenir d’une variation éculée sur des thèmes dans l’air du temps : la tentation du polyamour, la désorientation jusqu’à la scarification, l’endométriose, un féminisme teinté de néo-marxisme — c’est ainsi que Bobbi présente Frances et elle à Nick, « eh bien, je suis gay et Frances est communiste ». Pourtant tout fonctionne et impose une voix singulière devenu phénomène, marquée par les grands aînés (Joyce, James, Eugenides, Kraus), s’en détachant pour mieux saisir l’air du temps. Comme le résumera Frances dans les dernières pages du roman, « les choses et les gens autour de moi, positionnés selon une hiérarchie obscure, participaient à un système dont j’ignorais tout et ne saurais jamais rien. C’était un réseau complexe d’objets et de concepts. Il faut vivre certaines choses pour les comprendre. On ne peut pas toujours tout analyser. » Conversations entre amis nous fait vivre ces « choses » sans théorie, dans le déroulé brut et sensible des événements et de leur perception trouble par les personnages.

« Qu’est-ce que tu entends par aimer ? ai-je dit. Tu es sérieuse ou tu plaisantes ? »

Melissa comme Nick bouleversent le fragile équilibre du duo que formaient Frances et Bobbi, amantes devenues amies. C’est la frontière du réel et de la fiction qui s’effrite aussi, celle qui devrait ou pourrait permettre de distinguer ce que l’on vit, espère ou croit vivre, de ce que l’on craint de vivre ou rêve d’écrire ou de créer puisque tous les personnages sont aussi des êtres vivant dans et part la création et la fiction, du côté de la littérature, de la photographie ou de la comédie. De fait, dans ce récit, ce sont aussi les barrières des genres qui sont troublées, l’attirance pour des hommes ou des femmes devient un ample jeu de désirs, sans étiquettes, quand bien même nos représentations familiales et sociales (à la fois mentales et culturelles) peuvent demeurer des obstacles intériorisés.

Le roman suit donc les relations de Frances, Bobbi, Nick et Melissa comme on enregistre les secousses de plaques tectoniques, épousant le tracé subtil de leurs attirances et répulsions, du plus banal au plus spectaculaire. Chacun.e cherche sa place dans un ensemble à la fois explosif et volatile, tentant (souvent vainement) de garder la maîtrise du scénario général, avec le sentiment prégnant que tout échappe — comme dans cette scène hallucinée où Frances rassemble tous les messages échangés avec Bobbi pour mener une recherche compulsive par mots clés (une lecture in extenso s’avérant impossible) et attester de leurs liens : avoir sous les yeux la trace que « mon amitié avec Bobbi n’était pas uniquement cantonnée à mes souvenirs, qu’il existait une preuve écrite de son ancienne affection pour moi, laquelle, si nécessaire, survivrait à son affection actuelle ».

« La photo capturait quelque chose d’intime, qui ne s’était jamais vraiment produit »

A la toute fin du récit, Frances est dans une librairie, elle cherche un cadeau de Noël pour Bobbi. Nick, au téléphone, lui conseille « le fameux roman de Chris Kraus » qui vient d’être réédité, « je pense que ça pourrait te plaire » : I Love Dick, donc, roman qui concentre une génération dans ses désirs et manques, dans ses peurs et ses quêtes à travers un tringle amoureux. Conversations entre amis de Sally Rooney en est le pendant versant millennials, un I love Nick puisque l’acteur est le rouage qui va bouleverser tous les (dés)équilibres entre les personnages.

Si les premiers mots du roman sont un « Bobbi et moi », la rencontre de Melissa et Nick va muer ce couple en une nébuleuse « complexe », des duos amoureux et amicaux qui s’additionnent, se soustraient, se combattent : Nick/Melissa, Bobbi/Frances, Frances/Nick, Melissa/Bobbi ; chacun.e étant par ailleurs un couple en soi avec ses désirs propres profondément disjonctifs. À travers chacun des personnages, c’est tout le contexte social irlandais qui est présent en arrière-fond, donnant à entendre la complexité d’une génération perdue à elle-même, dans une sensibilité suraiguë aux êtres et aux choses tout en se pensant indifférente et vide, à l’image de Frances. Sally Rooney a été qualifiée de « Salinger de la génération Snapchat » et l’image est juste, malgré son effet pompier. La romancière, née en 1991, est devenu un véritable phénomène littéraire avec ce roman et le suivant, Normal People (2018), en cours d’adaptation en série par la BBC.

Sally Rooney déroule dans Conversations entre amis (amis que sont aussi les lecteurs) une vie matérielle et des aspirations qui échappent à toute saisie, entre recul sceptique et fascination, dans un refus têtu de toute psychologie réductrice, du côté de ce que l’on pourrait qualifier, faute de mieux, de subjectivité objectiviste. N’intéresse Sally Rooney que ce qui échappe, fait saillie ou conjoint des éléments a priori opposés en une déflagration poétique, comme la mer « aussi lisse qu’une bâche en plastique ». L’ironie est la protection fragile de la génération que figurent Frances et Bobbi — « j’ai touché la boucle de sa ceinture en disant : « on peut passer la nuit ensemble si tu veux, mais sache que, me concernant, c’est par pure ironie » » — une génération qui joue son équilibre dans une urgence de la fiction, la mise au risque de se perdre à jamais.

« Qu’est-ce donc vraiment qu’un ami ? demandait-on avec humour. Qu’est-ce donc vraiment qu’une conversation ? » Comment devenir sans cesser d’être de ce que l’on a toujours pensé incarner, comment grandir en se frottant à des aînés à la fois admirés et haïs, comment ne pas perdre pied quand l’envie d’être un.e autre peut totalement vous détruire ? Telles sont les questions fondamentales posées par ce roman singulier, mises en récit par des conversations entre amis et histoires amoureuses qui sont autant de « combinaisons », à la fois existentielles et romanesques.

Sally Rooney, Conversations entre amis (Conversations With Friends, 2017), traduit de l’anglais (Irlande) par Laetitia Devaux, éditions de l’Olivier, septembre 2019, 396 p., 23 € — et éditions Points, mars 2021, 352 p., 7 € 80