Sacha, le narrateur, parvient à V., petite ville du sud de la France baignée de soleil où il s’installe pour écrire son prochain roman ; ce dernier devient rapidement toiles peintes sur lesquelles il couche ses mots en jaune sur fond blanc. Là il rencontre l’autostoppeur, qui fut il y a vingt ans son colocataire et avec qui le narrateur a rompu, sans que l’on sache pourquoi. Il vit désormais avec Marie et Agustin, leur fils, et se décentre sans cesse, traverse la France en autostop, sur les autoroutes puis sur les routes vicinales, traçant la toile abstraite d’une existence qui ne sait se fixer.
Une nouvelle fois Sylvain Prudhomme dit dans ce roman, le cinquième qu’il publie à l’Arbalète, son amour des chemins et des routes, des paysages traversés, des solitudes singulières, des passages. Les personnages évoluent ici dans le sillage d’écrivains aimés et cités, au premier rang desquels Flaubert. Le titre du roman qu’écrit Sacha est en effet La Mélancolie des paquebots, syntagme extrait de la plus fameuse des ellipses littéraires que contienne un roman français — tout comme l’autostoppeur, d’ailleurs, dont on ne connaît jamais le prénom, vit dans les ellipses de la narration : de ses voyages les signes envoyés ne sont que des noms de villages, cartes postales, portraits polaroïd des automobilistes qui l’ont accepté à bord, voire quelques objets de mémoire dont tel ou tel endroit chargé d’histoire peut regorger. Mais à la différence de Flaubert qui condense, le narrateur veut donner vie au vide de l’ellipse, le ralentir et le dilater.
Un pacte distant et troublant se met alors en place entre les instances de la narration : Sacha, qui dit « je », est romancier et se découvre artiste plasticien, peignant sur de grandes toiles les mots de son livre, avec moins d’obsession qu’Opalka et ses nombres, auquel on pense cependant ; Marie est traductrice littéraire et travaille sur un roman de Marco Lodoli ; l’autostoppeur est le « il », l’être présent-absent qui devient au fil du roman, en termes linguistiques, la non-personne, le « délocuté » : celui dont on parle mais qui n’est pas une instance de l’interlocution — le véritable personnage, en somme, puisqu’il l’est dans roman et dans la diégèse. De fait, l’autostoppeur est celui dont on imagine la vie dans les creux de la présence, et son existence auprès des autres est presque exactement l’inverse de la vie ordinaire des êtres de papier : aux yeux des personnages relais du lecteur, ses absences sont la part la plus importante de sa vie, entre lesquelles il est là, présent aux autres mais absent à soi.
Voilà donc comme se présente Par les routes : le roman de plusieurs romans — narrateur-romancier qui raconte dans son ouvrage en préparation la venue d’une vieille dame à V., où lui-même s’installe ; Marie traductrice de romans ; l’autostoppeur, jamais prénommé, thématisé comme l’être et la source d’une infinité de personnages, d’aventures et de vies potentiels. Au centre de ce trio, Agustin, fruit d’un désir premier, ballote avec la même conscience que le lecteur entre les désirs nouveaux qui se développent et finissent par reconfigurer l’existence, au hasard de ce que l’autostoppeur, à la fois indépendant proclamé et créature volontaire de ses proches, permet d’agir sur ceux qui l’accompagnent. Ces désirs s’affirment en mode mineur et en touches légères, dans lesquelles on trouve autant de sobriété que de délicatesse. Car si le désir est premier et l’écriture seconde (« Vis, me disait toujours l’autostoppeur. Vis et après tu écriras. »), il n’en demeure pas moins que l’écriture ici, la traduction même, dans les trouvailles de Marie commentées par Sacha, est création d’un monde et d’une manière de le percevoir réfléchis vers la vie. Comme leur travail, à l’un comme à l’autre, progresse, l’autostoppeur s’efface de plus en plus fréquemment, de plus en plus longtemps, et libère ainsi la création d’une existence.
Pour traiter ce road-trip immobile, l’écriture même de l’auteur s’infléchit : les phrases sont courtes, parfois averbales, les propositions sont isolées, comme pour coller, au passé composé, à l’immédiat des actions et de la sensation, en détacher toutes les manifestations, même dans leur survenue maladroite, même lorsqu’elles sont parole ou pensée. Comme celle du narrateur s’étale sur des toiles, la prose de l’auteur se spatialise sur la page : temps et espace tendent à se confondre dans l’appréhension de cette histoire de routes que l’on parcourt comme une existence, desquelles on recherche, comble ou chasse le vide. Dès les premières pages, le narrateur contemple une carte, y trouve la ville de V., pense au fait que l’autostoppeur y vit : « J’ai laissé mon regard balayer le reste de la carte, embrasser les zones entières de vide, errer parmi les autres points où nous aurions pu l’un et l’autre décider d’aller vivre. » Car il s’agit bien de s’accommoder des creux en trouvant un lieu. L’autostoppeur affirme d’ailleurs un peu plus tard son goût pour les autoroutes et les panneaux marron qui les bordent, indiquant quelque site remarquable : « Il les contemplait avec enthousiasme, cherchait au loin dans la direction indiquée par la flèche. S’amusait de n’apercevoir que du vide, des arbres, un pan de colline parfaitement désert. » Plus loin encore, il fait le constat, après l’avoir traversée, que la « diagonale du vide » existe — et l’on ne sait jamais vraiment si ces vides sont des objets de désir ou de rejet, s’ils suscitent le désir à la mesure exacte de l’angoisse qu’ils génèrent ou s’ils sont le signe précis de ce qu’il laisse derrière lui.
C’est en effet pour l’autostoppeur que le temps et l’espace se mêlent avec le plus d’efficience. En trajet, lorsque le GPS égrène les heures restant avant l’arrivée, voici qu’il affirme, immédiatement après avoir évoqué les panneaux marron : « Ce n’est plus de l’espace. C’est du temps. Une pure quantité de temps qu’on regarde fondre. » Outre qu’en effet le rapport électronique à l’espace parcouru par la route s’apparente à une attente, se joue là quelque chose d’essentiel : vivre c’est choisir un espace autant qu’une temporalité, semble affirmer l’autostoppeur dans son rapport à la route, trouver une place où il sera agréable de passer le temps. Errer, c’est donc chercher le lieu (ou sans cesse en changer) où l’on acceptera que le temps passe ; faire de l’autostop, c’est accumuler avec les conductrices et les conducteurs « autant de vies potentielles qui n’existeraient que le temps d’un après-midi. » et, surtout, « ne seraient jamais vécues. » Parce que le reste est de « l’irréel passé » et qu’on ne voyage que seul ?
Sylvain Prudhomme, Par les routes, L’Arbalète Gallimard, août 2019, 304 p. 19 € — Lire un extrait
Lire ici la critique de Christine Marcandier et son entretien avec Sylvain Prudhomme.