Sept ans après la parution de La Vie sexuelle de Catherine M. au Seuil, Catherine Millet publiait une nouvelle œuvre moraliste et libertaire. Un recueil d’axiomes, de notations, de vérités labiles et paradoxales, en mouvement, soumises au jeu de ses sensations et de ses sentiments : Jour de souffrance, un roman fabuleux, au sens étymologique du terme.
La femme libre, à la sexualité assumée et affichée, adepte des jeux échangistes, se trouve plongée dans une « crise », elle emploie elle-même le terme. Une crise dans son couple, mais aussi une crise au sens le plus médical du terme, dont ce roman est la manifestation. Confrontée aux affres de la jalousie, Catherine Millet analyse, dissèque, expose ses motivations, ses désirs, ses fantasmes, en une langue d’un classicisme absolu, d’une froideur clinique, le feu des passions pointant sous la glace du style.
Ce faisant, l’autrice nous propose un roman paradoxal, entre impudeur absolue et détachement impavide, entre récit de soi et texte universel, une œuvre aux accents baudelairiens dans sa « terrible moralité », puisant cette portée moraliste dans l’exposition de gestes peu reluisants (la fouille des tiroirs d’un bureau, la lecture des carnets intimes de son compagnon, Jacques Henric). Le roman est tout entier construit à partir de ces petites pierres de scandale, telle une mosaïque, ou à la manière d’un chantier d’archéologue :
« Trouver le nom derrière l’initiale, et lui attribuer un visage, configurer des circonstances et un endroit précis à partir d’une date. Surtout, traduire deux ou trois qualificatifs employés par Jacques en un dialogue de gestes et de paroles entre lui et la figure que j’avais plus ou moins bien formée. Voilà comment, dans les tout premiers jours après que l’enveloppe qui traînait eut livré son contenu, j’ai été l’artisane inconséquente de mon destin, auteur qui note des idées vagues avant que se noue l’intrigue dans laquelle il va s’empêtrer, petit rongeur dénaturé faisant provision de nourritures empoisonnées ! J’emmagasinais un répertoire de situations, avec accessoires et personnages afférents, qui ouvrait à mon activité fantasmatique un chantier d’images dont je ne prévoyais pas l’étendue – ni la cruauté.»
On pourrait ironiser sur Catherine Millet, partouzeuse libertine, prise à son propre piège, refusant à son compagnon les libertés qu’elle s’accordait et avait même mises en roman. On pourrait gloser, une fois de plus, sur le tropisme autofictionnel de la littérature française contemporaine, cette facilité à se regarder le nombril ou juste en-dessous. On pourrait comparer, comme l’ont fait nombre de journaux cet été, le roman de Angot et celui de Millet, se demander lequel est le plus choquant, le mieux écrit, lequel aura le plus de ventes.
Ce serait se méprendre et manquer l’objet de ce livre.Jour de souffrance est moins un roman sur soi qu’un roman sur le langage, sur la représentation, sur les mécanismes d’une construction par l’imaginaire, les fantasmes, les extrapolations. En effet, comment écrire, encore, sur la jalousie ? Comment renouveler les poncifs du genre, les topoï, les mots déjà imprimés, les sensations vécues par chacun ? Le titre même du roman de Catherine Millet joue de ces référents. Jour de souffrance, dans sa matérialité symbolique – fenêtre qui laisse passer la lumière mais ne peut s’ouvrir ni permettre le regard pour des raisons légales – est aussi et surtout le seul titre possible, décalé et référent, après La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet. Les notations de la femme prise dans les affres de la jalousie ironisent sur ce qu’elles empruntent aux poncifs éculés des romans photos, aux émissions de témoignages à la télévision comme aux représentations sociales de la bourgeoisie.
Comment (re)présenter ? Là est l’objet de ce roman. Comment se défaire du lieu commun, sentimental ou romanesque ? Un matin, par hasard, à la vue d’une photo représentant une amante de son compagnon, Catherine Millet, femme pourtant à « la sexualité versatile », se voit exclue d’une partie du jeu érotique – sinon amoureux – de Jacques Henric, se trouve prise en « flagrant délit de formule toute faite ». Jalousie. Paranoïa. Hystérie. Quête maladive et obsessionnelle d’indices, de traces, de preuves. Mais volonté de sortir de cet état de « boussole folle », de confusions de sentiments, de ressentis paradoxaux, entre dépossession, douleur physique et (in)compréhension intellectuelle de la liberté de l’autre. L’ensemble du roman travaille donc sur une sortie du lieu commun, sur le paradoxe de se croire autre et de se vivre commune :
« Ce n’est pas pour rien qu’un lieu commun est dit commun. Lorsque nous y avons recours, ce n’est pas seulement que, dans l’instant, nous manque la lucidité ou l’intelligence, ou encore la culture qui nous permettrait d’employer un vocabulaire plus fin et mieux adapté, c’est aussi que nous avons besoin de rejoindre une communauté. Dans l’effarement face au malheur, mais aussi dans la jouissance d’un grand bonheur, l’être humain n’est pas fait pour supporter la solitude à laquelle le conduisent les sentiments extrêmes, et il cherche à les partager, ce qui revient à les relativiser, c’est-à-dire à les amoindrir ».
Catherine Millet se fait « spectatrice », et creuse les sens de ce terme : elle regarde les preuves de la vie libre de son compagnon, observe sa propre souffrance, y trouvant une forme de plaisir, intellectuel, physique comme masturbatoire, elle spécule, réfléchit. Tout est ici regards mis en mots par cette « observatrice », celle « qui a pris possession de moi depuis l’enfance et qui sans cesse dédouble ma conscience, relais de l’œil omniprésent de Dieu mais aussi scénariste de ma vie ». Un regard qui lui permet aussi une distanciation, un recul, salvateur.

Catherine Millet met ainsi en abyme l’objet même de son récit, travaille sur les doubles sens des mots, qui tous jouent de paradoxes aussi vifs et douloureux que sa propre souffrance : jalouse, Catherine Millet observe, est donc celle qui regarde comme celle qui est assujettie.

Elle représente, dans les scenarii fantasmatiques qu’elle prête à Jacques, dans les fantasmes que cette souffrance fait naître en elle, dans la réitération maladive, obsessionnelle des mêmes images, des mêmes scènes et enfin dans la mise en mots de cette crise. Elle questionne, en une interrogation qui est aussi une torture. Elle panse en pensant, nous offre une construction intellectuelle et même lexicale.
Nous sommes donc moins ici dans une autofiction nombriliste et/ou complaisante que dans une analyse sous forme de fiction, ayant deux écrivains (Catherine Millet, Jacques Henric) pour sujet. Tout se voit passé au prisme de la représentation, pour construire, touches après touches, détails après détails, une mythologie : de nouveaux Fragments d’un discours amoureux, l’édifice de « la vie mythique de Jacques ». Moins une entreprise de scandale que de lucidité, donc, un grand roman de la perte d’équilibre dans la souffrance et du sens (des sens) retrouvés dans et par les mots. Ce que prouve finalement ce texte, c’est que le désir se perd et (re)naît dans l’écriture, quelques scènes le mettent en abyme, comme les cartes postales que Jacques envoie à Catherine :
« Je reçus quelques cartes postales au dos desquelles il me décrivait des scènes (…). Comment, dans un cagibi, j’avais longuement sucé son membre, accroupie (…) Une autre fois, il peignit longuement les nuits entièrement blanches et répétées pendant lesquelles il me prenait (…). La lecture de ces lignes suscitait en moi une émotion intense où le soulagement éprouvé devant ce que j’interprétais finalement – après m’être si obsessionnellement représenté l’indifférence de Jacques et le rejet de ma personne – comme des démonstrations d’amour, ne se distinguait pas de l’excitation sexuelle : la même onde libératrice parcourait le corps, du plexus solaire jusqu’à la chambre vaginale. Je ne me lassais pas de ces récits. Leur effet était aussi vif que si nous venions réellement de vivre ces scènes, – que si nous venions de les vivre pour la première fois ». Dans Jour de souffrance, tout est littérature, fictions, artefact.
Catherine Millet, Jour de souffrance, Flammarion, 2008, 266 p., 20 € et en poche, éditions Points, 7 € 40