Elaine Mokhtefi, Karim Amellal : Mémoires d’Alger. La nostalgie peut-elle être constructive ?

Deux livres viennent de paraître en mai 2019, avec Alger pour centre magnétique, deux livres pourtant très différents tant par le genre littéraire choisi que par la signature qui les identifie : Alger, capitale de la révolution. De Fanon aux Blacks Panthers d’Elaine Mokhtefi et Dernières heures avant l’aurore de Karim Amellal.

Elaine Mokhtefi a traduit elle-même en français son ouvrage, Alger, capitale de la révolution. De Fanon aux Blacks Panthers, publié aux États-Unis l’année dernière (Algiers, Third World Capital) où il a connu un grand succès. L’ouvrage paraît en même temps aux éditions Barzakh à Alger et sera donc disponible pour le public algérien. Karim Amellal édite son troisième roman, Dernières heures avant l’aurore. L’ouvrage d’Elaine Mokhtefi est un témoignage autobiographique passionnant et de premier ordre sur sa vie algéroise et ses activités avant et après l’indépendance de l’Algérie jusqu’à son départ forcé en 1974. Le roman de Karim Amellal évoque, lui aussi, la guerre algérienne dans les souvenirs de ses personnages et ses retombées avec l’exil de certains après 1988 et la tentative de retour au pays à la fin de la première décennie de ce XXIe siècle. Il nous a semblé intéressant de les proposer conjointement à la lecture parce qu’ils nous plongent dans l’histoire récente de ce pays, revenu à la une de l’actualité depuis le soulèvement pacifique et populaire de février 2019. L’autre élément de rapprochement est une mémoire différemment tressée autour de la ville d’Alger.

La quatrième de couverture de l’édition française du témoignage d’Elaine Mokhtefi donne les informations biographiques suivantes : « Née en 1928 à New York, issue d’une famille juive de la classe ouvrière américaine, la lutte pour l’indépendance l’a conduite à vivre douze ans en Algérie où elle a travaillé comme journaliste et traductrice. Elle s’est mariée à un ancien membre de l’Armée de libération nationale algérienne devenu écrivain, Mokhtar Mokhtefi, décédé en 2015 ». Notons que les mémoires de celui-ci ont été éditées par Barzakh à Alger, juste après son décès : J’étais français-musulman. Itinéraire d’un soldat de l’ALN. L’éditeur note que « la puissance de ce texte imposait sa publication en assumant complètement une narration qui, par sa subjectivité, diffracte une vérité unique, officielle et consensuelle, dans le kaléidoscope des vérités, frémissantes de nuances et de complexité, faites de chair et de doutes, d’ombre et de lumière ». Nul doute que le témoignage d’Elaine Mokhtefi rejoigne celui-ci dans sa subjectivité lucide et argumentée, dans la somme d’informations qu’elle donne sur la résistance algérienne et ses après, dans les aides extérieures apportées à ce pays se constituant en nation.

Karim Amellal est né en 1978 à Paris. Il est présenté comme écrivain, enseignant et entrepreneur français. Il est l’auteur d’essais : ainsi il publie en 2005 Discriminez-moi ! Enquête sur nos inégalités. Il est également enseignant à Sciences Po depuis cette date. Il publie régulièrement des articles sur la société française et sur la société algérienne, équilibrant ainsi un double registre d’écriture : analytique et fictif. Dernières heures avant l’aurore est un roman très différent par sa thématique de Cités à comparaître, en 2006 et de Bleu Blanc Noir, en 2016 qui projetait le cauchemar d’une victoire aux élections présidentielles de l’extrême-droite et de ses conséquences. Ici, la fiction se focalise sur l’Algérie de ce début de siècle en faisant alterner le présent déceptif et le passé violent mais porteur d’espoir de la guerre de libération.

On lit dans l’enquête journalistique de Catherine Simon Algérie, Les années pieds-rouges (2009) une allusion furtive à Elaine Mokhtefi, à propos de l’installation des Black Panthers à Alger : « Malgré la froideur des relations entre Alger et La Havane, le régime du colonel Boumediene comprend l’intérêt de recevoir le fugitif (il s’agit d’Eldridge Cleaver). Grâce à l’entremise d’une influente Américaine, Elaine Klein, ancienne amie de Frantz Fanon installée à Alger depuis l’indépendance, des invitations sont lancées pour que soit reçue en grande pompe une délégation entière des Black Panthers. (…) Les Black Panthers tombent à point : Alger s’apprête à accueillir le 21 juillet, sous la bannière de l’OUA, le premier Festival culturel panafricain. Quel symbole pour les peuples du tiers monde (…) ».

Elaine Mokhtefi nous entraîne, à sa suite, dans l’effervescence postcoloniale qu’Alger a alors connue. Elle le fait en plaçant ces années algéroises dans le continuum d’une vie. Il me semble intéressant de commencer par lire la postface, assez longue, « Une enfance américaine », pour prendre la dimension de ce qui suit : de son enfance à l’année 1951 (elle a alors 23 ans), l’été plus précisément où elle a assisté au Congrès de l’Assemblée mondiale de la jeunesse (UWF) à l’université de Cornell et à la suite duquel le FBI s’est intéressé à elle : « Là-bas, j’avais franchement dénoncé le racisme pratiqué aux États-Unis. Pourquoi ne pas en parler ? Certes, le congrès se tenait dans le Nord non ségrégué, où le racisme était peut-être moins voyant, mais assurément pratiqué avec vigueur. Parmi nos invités il y avait des délégations des pays africains : ils voulaient et avaient le droit de savoir quelle était notre politique en la matière ». Après la rupture au sein de l’UWF – on voit déjà que se forge sa conscience internationaliste –, elle quitte l’Amérique pour l’Europe : et nous lecteurs, pouvons reprendre notre lecture par le commencement du livre, son avant-propos et les huit chapitres qui le composent dont nous citerons quelques passages pour inciter à sa lecture car nous ne pouvons pas en restituer la richesse. Ainsi du premier chapitre de Paris après-guerre très instructif et de sa « rencontre » première avec les Algériens en regardant un défilé d’ouvriers nord-africains qui la renvoient à la condition des Noirs dans son pays.

Elle s’engage dans l’action internationale et est à Accra en 1958 : c’est là qu’elle rencontre Fanon. « Fanon était passionné, qu’il s’agisse de psychiatrie, de politique, ou de football (…). C’était en août 1960 à l’université d’Accra. (…) Frantz Fanon était vêtu d’un pantalon en coton et d’une chemise blanche à manches courtes, sans cravate, sa veste sous le bras. Il s’est avancé et m’a demandé dans un anglais simple où se tenait le congrès de la WAY. J’ai décelé son accent et, répondant en français, j’ai proposé de les y conduire. Sur le chemin, j’ai parlé avec lui, l’entente fut immédiate. (…) Fanon avait des yeux inquisiteurs, un visage long et la mâchoire saillante. Il était petit et trapu. L’impression générale qu’il dégageait était celle d’un homme intense, tendu et pressé. (…)
Sahnoun, Fanon et moi avons passé des heures ensemble dans la salle de conférences et sur le campus. Nous formions une équipe qui militait pour des résolutions progressistes sur la Palestine, l’Afrique du Sud, la Chine, pour la fin du colonialisme et l’entente entre les nations. Nous étions liés par notre engagement pour l’indépendance africaine et au-delà, la lutte anti-impérialiste. Un jour, nous nous sommes rendus à l’ambassade algérienne – un petit appartement où Fanon vivait et travaillait. J’ai été frappée par l’aspect spartiate de l’endroit. Nous ne pouvions être plus différents : Mohamed était tranchant, très réactif ; Frantz sans répit et analytique. J’étais l’apprentie admiratrice ».

A la suite de ce premier portrait, Elaine Mokhtefi consacre plusieurs pages à Fanon, rectifiant au passage une affirmation inexacte de Claude Lanzmann sur sa mort ainsi que d’autres assertions écrites à ce sujet : « J’ai pu lire dans plusieurs récits de la vie de Frantz Fanon en Amérique que c’était la CIA qui avait pris en main son arrivée. L’insinuation que Frantz Fanon aurait pu être la dupe de l’agence d’espionnage américaine est inacceptable.(…) Fanon était très malade, certes, mais sa tête fonctionnait parfaitement. Il n’aurait jamais accepté que la CIA le serve de quelque façon que ce soit ».

Fanon était venu seul de Tunis, deux personnes, dont Elaine Kein, sont allées le voir régulièrement à l’hôpital à Washington. Fanon était lucide, Tunis lui manquait et « les frères ». Quand Josie et Olivier sont arrivés de Tunis, elle a pris en partie en charge Olivier qui avait six ans : « Après la mort de Frantz Fanon, Josie est restée près de nous à New York pendant plusieurs semaines. Elle m’a fait cadeau d’une longue jupe flottante multicolore qui plaisait à Frantz. « Il t’a beaucoup aimée », m’a-t-elle dit ». Elaine Mokhtefi conclut ses souvenirs sur Fanon par une généralisation un peu hâtive : « Les Algériens sont souvent critiques à l’égard de la pensée de Frantz Fanon » et elle cite à l’appui les propos de l’historien Mohammed Harbi. Une nouvelle allusion aux Fanon sera faite lorsqu’Elaine Mokhtefi se retrouve à Cuba l’été 1967 à la conférence de l’Organisation internationale de solidarité latino-américaine (OLAS) avec Josie et Olivier. Notons que la manière d’évoquer le souvenir de Fanon donne un éclairage inédit, malgré tout ce qui s’est écrit à son propos.

A travers ces rencontres et les activités essentielles d’Elaine Mokhtefi — du moins celles qui sont rappelées dans l’ouvrage (organisatrice de rencontres, journaliste et traductrice) —, on voit que son expérience algérienne a commencé avant Alger dans les fonctions qu’elle a eues au sein de l’Office algérien de New York, sorte d’embryon d’ambassade d’Algérie avant l’indépendance, qui travaille à faire sa place au FLN au sein des Nations-Unies. Dès lors, de 1959 à 1974, date de son départ d’Algérie, Elaine Mokhtefi va connaître nombre de personnes devenues des personnalités de premier plan dans l’Algérie indépendante et dans le monde.

C’est à la fin du mois d’octobre 1962 qu’elle arrive pour la première fois à Alger, la veille des fêtes du 1er Novembre, parmi les invités aux festivités : « L’homme assis à côté de moi s’est présenté : Abdelhamid Benzine, journaliste au quotidien communiste Alger républicain. Il a écarquillé les yeux quand je lui ai dit que j’étais américaine et que j’avais travaillé avec le FLN pendant la guerre. Par la suite, chaque fois que nous nous rencontrions, nous nous saluions avec chaleur et reconnaissance, comme deux réfugiés enfin revenus chez eux après des années d’exil ».

L’arrivée à l’hôtel se fait la nuit et ce n’est que le lendemain qu’elle découvre la ville, comprenant « qu’Alger était une ville composée de deux villes côte à côte.
Elle est construite sur le flanc d’une montagne qui plonge dans la Méditerranée. Sa beauté est étonnante, son évolution à travers l’histoire clairement visible. A l’ouest se trouvent des quartiers étroits, mystérieux, lavés à la chaux depuis des siècles : Alger la blanche. C’est la Casbah qui s’étend depuis une grande place entourée de vieilles mosquées et remonte à flanc de montagne à travers des escaliers, passages et ruelles, rendus célèbres dans le film La Bataille d’Alger. La grande place, la place des Martyrs, fut pendant longtemps souillée par la statue du duc d’Orléans à cheval, renvoyée en France après l’indépendance. En marchant vers l’est on trouve la ville dite européenne, avec de petits immeubles de cinq ou six étages, enjolivés par des arcades ».

Elaine fait de nouvelles rencontres et décrit des festivités « grandioses » : « Ici et là, je voyais des Algériens que j’avais connus à New York et des progressistes français que j’avais rencontrés auparavant. L’euphorie était générale et libératrice ». Sa décision est vite prise de rester en Algérie et de participer à l’édification d’un pays en ruines. Elle se loge et se lance dans un nouveau travail à l’Office National du Tourisme où elle fait la connaissance de Colette Melki (Anna Greki) puis au bureau de presse et d’information de la Présidence pour travailler avec la presse étrangère en établissant des revues de presse. Au fur et à mesure de son récit, avec le ton très libre qui la caractérise, Elaine Mokhtefi donne son point de vue sur un certain nombre de personnes dont Ahmed Ben Bella. Elle rend hommage, au passage, aux « pieds-rouges » et à d’autres étrangers venus « aider » l’Algérie.

On lira avec grand intérêt pour qui ne l’a pas vécue et avec bonheur pour qui y était les pages consacrées à la vie à Alger ces années-là : Elaine Mokhtefi n’enjolive pas, elle ne noircit pas. Elle raconte avec l’acuité du regard de l’Algéroise qu’elle est devenue. Elle évoque certaines héroïnes de la guerre devenues ses amies, les soirées dans les ambassades en sa qualité de journaliste, la venue, en août 1963, de Gamal Abdel Nasser, dans la liesse populaire, les transformations sociaux-économiques du pays. En écho au titre de son ouvrage, elle écrit : « Alger constitua un carrefour pour tous les mouvements de libération et antifascistes des années soixante. J’y ai connu des exilés d’Espagne et du Portugal, adversaires des dictateurs Franco et Salazar, ainsi que des militants du Brésil, d’Argentine, du Venezuela, d’Amérique centrale, des opposants aussi bien que des représentants des guérillas. Quasiment toutes les organisations de libération dans le monde avaient un bureau à Alger, depuis le Front de libération du Sud Vietnam (Viêt-Cong) à l’ANC, la SWAPO, le FRELIMO, le MPLA, en passant par des étudiants d’Éthiopie, pirates de l’air, et les organisations de libération palestiniennes ».

Sa maîtrise de l’anglais en fait une des traductrices les plus sollicitées. Elaine Mokhtefi raconte aussi la prise de pouvoir par le Colonel Boumediene, le 19 juin 1965 et l’emprisonnement de Ben Bella et s’interroge sur le manque de réaction de la population, événement largement traité par les journalistes et les historiens depuis et dont elle offre un récit personnel : « Mais l’espoir demeurait qu’un jour tout se remettrait en place. Et nous sommes retournés au travail ».

Les passages les plus importants sont ceux où elle rappelle qu’elle fut parmi les organisatrices du premier Festival panafricain en 1969 et de l’accueil de militants de mouvements de libération : Angola, Mozambique, Afrique du Sud… C’est, en particulier aux Black Panthers et à l’arrivée clandestine d’Eldrige Cleaver qu’elle consacre de nombreuses pages. La fonction d’interprète, on le sait, place au carrefour de discussions, de médiations et, lorsqu’elle dure, d’amitiés. On peut penser que ce sont ces chapitres qui ont fait le succès du livre aux États-Unis. Elaine Mokhtefi donne aussi sa version des circonstances qui l’ont obligée à ne plus revenir en Algérie. Elle conclut, de façon très émouvante : « Mon histoire avec l’Algérie ne se terminera jamais. Elle a envahi et occupé mon être durant toutes ces années. J’étais parmi les rêveurs qui y sont allés pour construire un monde nouveau. J’ai cru en le peuple algérien, en son cœur et en son âme, à travers la guerre et dans la reconstruction du pays martyrisé. J’ai reçu affection et reconnaissance, en plus d’un chez moi. Je n’ai jamais rencontré un Algérien qui ne fût pas meurtri par tant d’injustice, tant de misère, encore irrésolues. (…) A chaque rassemblement, je cherche les Algériens, jeunes et vieux ; ce sont des gens qui ont le sens du passé. Je replonge en arrière avec eux et me souviens. Je retrouve ma jeunesse ». Auparavant, Elaine Mokhtefi confie qu’après que ce nom ait été interdit de retour pendant quarante-quatre ans, à la veille de l’édition en anglais de son livre, le consulat général d’Algérie l’a informée qu’il venait d’être autorisé à établir un visa à son nom : « J’en suis profondément heureuse ; je pourrai une fois de plus marcher dans les rues, humer l’air et la lumière de l’Algérie, embrasser ma famille et mes amis ».

C’est à d’autres retours à Alger que nous invite la fiction de Karim Amellal. Faut-il choisir entre l’aurore inscrite dans le titre même du roman ou le crépuscule mis en avant par le romancier qui qualifie volontiers l’univers de ses personnages de crépusculaire ? La lecture du roman ne peut que nous entraîner vers cette « lumière incertaine » du crépuscule, succédant au coucher du soleil. Soleil de l’indépendance ? Soleil des premières années de liberté des années 60 et de l’espoir des années 70, déjà éteint ?

Karim Amellal a fait le choix de suivre deux septuagénaires particulièrement abîmés par la vie, et qui décident de revenir à Alger, vingt ans plus tard, Mohamed entraînant Rachid : est-ce un pèlerinage avant le grand saut ou le choix de leur lieu de mort ? Partis dans les années 90, ils se sont absentés trop longtemps pour reconnaître le pays : ils ne parviennent plus à décoder les signes de son présent. A lire le roman, cette absence apparaît comme beaucoup plus abyssale que le temps de vingt années, tant ils sont devenus étrangers à la réalité algéroise. Autre chose travaille leur nostalgie désenchantée dont le symptôme a peut-être nom Sonia ? Ce n’est pas la première fois qu’un nom de femme symboliserait le mirage d’un pays rêvé.

Paradoxalement, ce qui tempère ce sentiment d’étrangeté est la permanence des lieux et de quelques personnes qui, curieusement, sont retrouvées où elles ont été laissées ou presque. On peut dire, en effet, que le personnage premier de ce roman est la ville d’Alger. Prenant le contrepied – le retour vers Alger d’Algériens exilés – de celui que son article de février 2018 énonçait comme un des fantasmes des extrême-droites : les hordes d’exilés dévalant sur l’Europe et, en particulier, la France après l’explosion d’une Algérie exsangue, Karim Amellal tente de ménager une lueur d’aurore pour ce pays « empêché » selon le titre donné par le journaliste écrivain Akram Belkaïd à son ouvrage récent. Amellal, résumant alors les propos d’une presse d’extrême-droite, écrivait : « Dans ces pages qui fleurent mauvais la nostalgie de l’Algérie française (le « c’était décidément mieux avant » se lit en filigrane à toutes les lignes), les mythes et peurs qui entourent l’Algérie d’aujourd’hui se culbutent dans une vision d’apocalypse : quand l’Algérie aura explosé, car elle va exploser, que se passera-t-il donc ? Et de dépeindre, en écho au drame des réfugiés se précipitant aux portes barricadées de l’Europe, de futures hordes de candidats à l’exil enfourchant leurs barques de fortune et débarquant, tels des Maures ressuscités, sur les plages innocentes de la France très chrétienne… ».

Contre ces fantasmes, il engageait une analyse de l’Algérie dans ses différentes dimensions politiques, économiques, culturelles qui aboutissait à cette conclusion : « L’Algérie de 2018, on le voit, est dans une situation contrastée, mais qui est loin d’être dramatique. La société algérienne s’est profondément transformée depuis vingt ans, au sortir d’une décennie qui a été un traumatisme colossal dont les séquelles demeurent ancrées dans le tissu national. Sans être un pays riche, l’Algérie n’est pas un pays pauvre non plus, ni au bord de l’explosion, loin s’en faut, mais un pays qui continue, avec de graves faiblesses, à se développer tant bien que mal dans un environnement régional pour le moins déstabilisant ».

Le titre de l’article, « Algérie, trente ans après 88 » pourrait presque illustrer le roman dont nous parlons mais dans une version sombre et désenchantée. C’est bien octobre 1988 et ses retombées qui ont décidé le protagoniste du récit a quitté le pays mais, avant cela, le souvenir de la guerre de libération et ceux de « la Bataille d’Alger » qui l’obsèdent : « Cela se déroulait après les émeutes d’octobre 1988, lorsque les éructations du FIS voltigeaient comme des oiseaux de proie au-dessus d’aller, criblant les intellectuels de balles de papier, avant de les abattre avec du plomb. Sous la menace, Mohamed décida de partir, avec beaucoup d’autres qui quittèrent à ce moment-là le pays sans un sou en poche, en catimini, empaquetant leurs affaires en une nuit, en un jour, formant un bataillon d’exilés qui se ruèrent sur les côtes du Nord où ils trouvèrent refuge, tant bien que mal ».

La nostalgie d’Alger qu’éprouve Mohamed s’exprime dans de nombreux passages, les plus suggestifs du roman qu’on ne peut tous citer mais qui donnent au récit sa tonalité lumineuse en contrepoint au désarroi des personnages, comme Alger qui disparaît dans le souvenir du départ vingt ans plus tôt : « Il se souvenait de l’odeur forte de la mer et de la graisse des moteurs de la Casbah qu’on distinguait vaguement à travers les rayons du soleil. […] La ville continuait de rapetisser, les arcades se confondaient avec le reste de la ville. Seule Notre-Dame d’Afrique émergeait un instant de la blancheur, avant d’être à son tour avalée. Soudain, une première larme surgissait puis, après un battement de cils compulsif, se décrochait du bord de l’œil et tombait sur la peau. […] Alger s’en allait, petit fœtus blanc niché dans ses échancrures. Le vent soufflait de plus en plus. Les visages se crispaient. […] Au loin, la côte apparaissait plus lisse, moins rêche. Comme un trait désormais, frontière entre le ciel et la mer ».

Alger du retour est moins douloureuse mais étrangère. Assis à son balcon, Mohamed la contemple : « Le crépuscule faisait exploser à l’horizon un sublime dégradé d’orangés qui tombait sur la baie en se reflétant sur les immeubles du Front de mer. La ville était alors plus elle, peut-être parce que moins humaine ».

Toutefois ce sont les souvenirs dysphoriques qui prennent le dessus, ceux de la Bataille d’Alger en 1957, ceux de son arrestation qui avait suivi alors qu’il était étudiant, de sa confrontation brutale à l’univers de la répression et à son incarcération à Barberousse, la prison d’Alger. Il lui avait fallu se faire à la promiscuité, à la saleté, à la méfiance : « Peut-être aussi était-ce une sorte de mise à l’épreuve, car il s’était jusque-là prudemment tenu à l’écart des militants ; trop prudemment peut-être. […] Lui était à Alger pour étudier ; le reste, les réunions clandestines, les tracts, le journalisme engagé, ça ne le concernait pas. Les fellaghas, comme disaient ceux d’en face, il n’en avait jamais vu ».

Cette introspection à laquelle se livre le protagoniste, débouche sur la distinction convenue entre la France idéale et la France coloniale, entre les gros colons et les petits pieds-noirs. C’est en prison, dit le texte, qu’il s’est forgé « une sorte de lucidité révolutionnaire ». Il se souvient encore des exécutions des condamnés à mort, suivies de leurs cellules, par tous les prisonniers. On comprend assez vite que Mohamed est un personnage embourbé dans sa mémoire : on a l’impression qu’il évoque, qu’il raconte sans adhérer à son récit comme si toute cette violence et ces actions, il en reconnaissait l’inéluctabilité mais qu’elles n’avaient pas imprimé véritablement en lui une conviction. Seule la contemplation d’Alger permet de faire le lien entre le passé et le présent.

Le narrateur peut alors introduire des histoires secondaires comme celle d’Ali, histoire assez différente de celle de son protagoniste mais qui la traverse inévitablement autour d’un personnage un peu mystérieux et improbable sur la longueur temporelle de son traitement narratif : Sonia/Jeanne. Cet unique personnage de femme – la femme de Rachid, Djamila ne traverse le roman que subrepticement –, a du mal à imposer son épaisseur au lecteur. On comprend, au fil des chapitres, qu’Ali est une donnée essentielle de ce récit triangulaire dont Sonia et Mohamed sont les deux autres angles. De même que Mohamed n’est pas un glorieux résistant de la guerre de libération, de même Ali n’a que l’apparence du héros dont atteste l’origine de sa claudication. Et avec l’irruption de l’ex-mari de Sonia, on navigue plus dans une histoire de malfrats qu’une histoire de gloire et de résistance. C’est l’aspect choisi de la réalité d’une guerre.

La présence du second « retourné », Rachid, n’est pas utile à l’histoire racontée mais nécessaire pour enrichir la nostalgie du pays. C’est avec lui que le lecteur découvre les plages proches d’Alger et certains quartiers périphériques où Mohamed ne se rend pas. Ainsi, les deux protagonistes, Mohamed et Rachid, se distribuent le don fait au lecteur, d’une ville et de ses environs : « Rachid s’avança vers la mer, fixa un instant la houle et ses crêtes flamboyantes, aspira de grandes goulées d’air puis fit quelques pas en direction de l’est avant de s’arrêter. […] Il se laissa choir sur la plage et ferma les yeux. Il n’y avait là que la mélodie des vagues et du vent, exactement ce qu’il était venu chercher ».

Face à sa détresse, le jeune taxieur qui l’a conduit à Zéralda l’exhorte à accepter le présent : « Ne reviens pas trop sur ton passé, el-hadj, cria-t-il à Rachid. C’est l’Algérie d’aujourd’hui que tu vois là. Elle ne t’appartient plus. Ne sois pas nostalgique. Celle-ci est encore plus belle, même si elle ne ressemble pas à celle que tu as connue. Tu t’en apercevras un jour ».

Mais ni Rachid ni Mohamed n’auront le loisir de quitter le passé pour accepter le présent, l’un pour cause de cancer qui se réveille et l’emporte, l’autre pour cette maladie de mémoire qui l’habite tant qu’elle le conduit à la mort. En effet sa mort est annoncée dès le premier chapitre, en écho inversé à une ville qui se réveille lors du mouvement du 22 février 2019 : « Il regarde cette révolution qui gronde, en bas de son immeuble, mais craint qu’elle se craquelle, que les monstres l’engloutissent, comme ils ont toujours fait. Il regarde, plein d’amour pour ce peuple dont il est – mais ce n’est déjà plus son histoire. C’est l’avenir.
(…) Car il sait bien que la mort est là, qu’elle rôde […] et que, d’un instant à l’autre, elle entrera, ôtera délicatement la main de Sonia pour y mettre la sienne, glaciale et pierreuse, et l’emmènera là où il doit aller.
Mais ce n’est pas par là qu’il faut commencer cette histoire. Pas par les morts. Dans ce pays immense et fier, on rit plus souvent qu’on ne pleure ».

Cette dernière phrase ne peut pas ne pas faire penser à la dernière phrase de L’Hôte de Camus : « Dans ce vaste pays qu’il avait tant aimé, il était seul ». Son seul refuge sera durant son séjour algérois, son balcon : « Au fond, c’est là qu’il se sentait le mieux : en hauteur. De là, il pouvait contempler la ville sans se mêler aux gens, la considérer dans toute sa splendeur, d’est en ouest, des collines vers le large ».

Quand Mohamed aura été jusqu’au bout de ce qu’une voix mystérieuse lui intime l’ordre d’aller, il ne sera plus qu’un « animal blessé », « un sac d’os déambulant dans le ventre sale et grouillant d’Alger ». Il est revenu pour tenter, en vain, de remuer les cendres du passé et, peut-être, les éteindre, mais il a été dans l’incapacité de vivre le présent. Même la fidèle Sonia ne l’a pas retenu. On veut bien croire, avec le narrateur, qu’il voit à l’horizon une autre Algérie « flamboyante, turbulente, mais plus belle. Comme une aurore » ; mais la conviction n’y est pas. Et c’est bien le roman de la désespérance que nous donne à lire Karim Amellal.

On a coutume de penser que revenir sur le passé immobilise dans un temps révolu. Pourtant quand la mémoire d’une militante reste en phase avec ses convictions, la nostalgie qui s’exprime peut être constructive en dévoilant ce qui a été et peut encore l’être. C’est bien le cas d’Elaine Mokhtefi. En revanche quand le personnage a une mémoire embourbée, il ne peut que s’enfoncer dans une nostalgie destructrice. Quoiqu’il en soit, ces deux œuvres font revivre des époques encore proches et nous informent. L’intérêt est de confronter ce qu’elles disent avec d’autres textes. Un ouvrage récent, très pédagogique et d’une grande accessibilité, permet de comparer et d’approfondir. Ainsi L’Algérie. Un pays empêché d’Akram Belkaïd, évoqué supra. En parcourant la table des matières, il est aisé de piocher les réponses à telle ou telle question en écho à la présentation que nous venons de proposer. Ainsi : « Pourquoi la date du 1er novembre 1954 est-elle si importante pour les Algériens ? » ; « Pourquoi disait-on d’Alger qu’elle était  » La Mecque » des révolutionnaires ? » ; « Pourquoi parle-t-on en Algérie de la « rupture » d’octobre 1988 ? » ; « Qu’est-ce que la décennie noire ? » ; « Quelle est l’importance de la diaspora ? ». Ce livre réussit par ce jeu de questions-réponses à replacer l’Algérie dans une perspective à la fois historique et actuelle, à agiter des thématiques peu visitées, à ne pas l’aborder uniquement dans les périodes dramatiques mais à l’envisager dans une ample respiration.

• Karim Amellal, Dernières heures avant l’aurore, éditions de l’Aube, mai 2019, 304 p., 21 €
Akram Belkaïd, L’Algérie, un pays empêché (en 100 questions), Tallandier, avril 2019, 332 p., 15 € 90.
Elaine Mokhtefi, Alger, capitale de la révolution. De Fanon aux Black Panthers, La fabrique éditions, mai 2019, 288 p., 15 € — Lire un extrait