Claude, maître d’hôtel d’un très chic restaurant français de New York, déclare à son hôte : « Monsieur Karoo, c’est merveilleux de vous revoir ». Vous revoir, ou vous découvrir : merveilleux, oui. Il est indispensable de lire Karoo, d’abord paru aux éditions Monsieur Toussaint Louverture et désormais disponible en poche chez Points.
Karoo, roman doublement posthume : son auteur est mort en 1996, son récit, crépusculaire, nous replonge dans l’Amérique des années 90. Fin de l’empire Ceausescu, chute du mur de Berlin, nouvelle carte du monde. À travers l’histoire d’un homme, Saul Karoo, nous est narrée l’agonie d’une époque.
Karoo est le grand roman américain de Steve Tesich, dramaturge, scénariste — Le Monde selon Garp d’après Irving, Georgia pour Arthur Penn, oscarisé pour La Bande des quatre de Peter Yates. Il publie son premier roman en 1982 (Summer Crossing). Karoo est publié en 1998, deux ans après sa mort, et enfin traduit en français chez Monsieur Toussaint Louverture en 2012, traduit par Anne Wicke. Plus de 600 pages d’un récit qu’une fois commencé on ne peut lâcher. Sur lequel on revient. Pauses nécessaires, recul espéré. Détachement impossible. Le roman s’imprime en vous, vous lie davantage que vous ne le lisez. Karoo signifie « le pays de la soif » en khoïkhoï, précise le colophon. Une soif inextinguible. D’ailleurs, rares sont les journaux littéraires à ne pas avoir consacré une ou plusieurs pages à ce texte immanquable, pourtant tout sauf mainstream. Les qualificatifs employés tissent la toile d’une réception unanime (et méritée), que le site de l’éditeur résume d’une formule lapidaire : « Karoo est un salaud mais la presse l’adore ». Que les lecteurs suivent, on ne peut rien demander de plus.
Saul Karoo est script doctor : il retravaille des scenarii à la sauce hollywoodienne. La plupart si « mauvais » qu’il pourrait les avoir écrits lui-même confie-t-il dans une pointe d’ironie désabusée, de cynisme drôlissime, d’amertume tranquille qui fait le sel de l’ensemble du livre. « J’étais un homme malade ». Imparfait du subjectif. En plein divorce, véritable saga du je t’aime moi non plus, en proie au mal du siècle comme à d’autres maladies originales et orphelines (impossibilité d’être ivre, déni systématique), Saul Karoo se définit lui-même comme un « électron libre, dont la force, la charge et la direction pouvaient être inversées à tout moment par des forces aléatoires extérieures à moi. J’étais l’une des balles perdues de notre époque. »

Le personnage est le symptôme d’un temps qui ne se porte pas très bien non plus, désaxé : années fric, années toc, où l’info dépérit au profit du ragot. Où l’art est gangrené par le marché, où spectacle et consommation dominent. Où l’on recule devant la vérité des sentiments, moment de « fuite devant l’intimité ».
Karoo a besoin d’un public : là seulement il peut être père, amant ou ami. Se mettre en scène. La fiction est le seul moyen qui demeure pour dire une réalité en lambeaux puisque « la vérité a perdu le pouvoir, ou le pouvoir qu’elle avait, de décrire la condition humaine. Ce sont les mensonges que nous racontons qui seuls peuvent révéler ce que nous sommes ». Et Karoo est expert ès mensonges et manipulations : sa force sera sa chute.
Pourtant, et là intervient le romanesque comme espace du possible et d’un avenir, Karoo voudrait changer : la perte de son assurance maladie, par défi et indifférence, a fait de lui un homme invisible voire « annulé ». Tous les paradis artificiels lui sont refusés : quelle que soit la quantité d’alcool consommé, il demeure sobre et lucide comme un animal du désert (Karoo en afrikans). Dianah l’humilie — mais « de toute évidence, il était plus facile aux pays d’Europe de l’Est de renverser leurs gouvernements totalitaires qu’à moi de mettre un terme à mon mariage » —, Billy, leur fils adoptif, crie au secours. Un mouvement de chute mis en musique dans la somptueuse ouverture du roman : une réception très « nouvelle et joyeuse fin de siècle » dans un superbe appartement new-yorkais, rythmée par les symphonies de Beethoven. Aux premiers accords de la neuvième, les invités sont priés de se retirer.
Changer, mais comment ? Un film pourrait être la clé de son destin : un chef d’œuvre d’Arthur Houseman. Scènes sublimes, maîtrise absolue. Et le rire en cascade d’une serveuse, moment banal en apparence, mais ce rire rappelle à Karoo celui de la mère biologique de son fils Billy. La quête commence — retrouver cette femme, l’aimer sans doute, offrir à son fils adoptif ce que jamais il n’a pu lui apporter : un père aimant, attentif. Mais pour cela, il lui faut mentir : massacrer le chef d’œuvre du cinéaste pour donner à l’actrice le rôle central qu’elle attend depuis toujours, se rapprocher d’elle, travestir ses motivations…
Le manque est au centre de ce roman, le vide, existentiel, historique. Steve Tesich écrit le destin de Karoo à la troisième personne du singulier dans une distance qui soudain s’annule, une centaine de pages avant le dénouement : « je », dit alors Karoo, ce « je » d’une époque de fiction, espace d’une intimité exposée propre à dire notre temps.
Karoo, tout à sa réécriture du chef-d’œuvre d’Arthur Houseman disait : « je méprise et j’ai toujours méprisé l’expression petit chef-d’œuvre. C’est ainsi que les critiques de cinéma aiment à qualifier certains films étrangers. L’expression petit chef d’œuvre semble suggérer l’existence de toute une gamme de chefs-d’œuvre classés par tailles, comme les produits des étagères des supermarchés, de petits à moyens puis à grands pour aller jusqu’aux chefs-d’œuvre magnum. Et pourtant, en dépit de ma détestation de l’expression, je ne voyais rien de plus adéquat pour décrire… » Karoo, chef-d’œuvre magnum.
Steve Tesich, Karoo, traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Wicke, Points, et réédition chez Monsieur Toussaint Louverture, coll « Les Grands Animaux », mai 2019, 604 p. 13 € 50