Tout a commencé jeudi 21 mars 2019 vers 19h00 quand j’ai posté ce tweet assez simple escorté des portraits de Marx et Freud : « Le nouveau programme de Terminale en philo vient de tomber : deux notions disparaissent et non des moindres : le Travail et l’Inconscient. C’est-à-dire Marx et Freud : qui a dit que la « réforme » Blanquer n’était pas idéologique et orientée politiquement ? ».

Très vite, en quelques heures, le nombre de retweets s’affole. Très vite, on est à 2000 retweets. Très vite, on franchit le cap des 4000. Très vite, le téléphone sonne. Des articles dans Libé, Marianne ou encore La Croix se multiplient pour dire que ce tweet est « exagéré », qu’il n’en est rien mais pourtant la rumeur enfle encore et encore.
Et sans doute le sommet de cette hystérie médiatique a-t-il été atteint ce samedi soir, au JT de 20h de TF1, où, en association avec l’AFP (gage de qualité et de sérieux, l’anti-TF1 en somme), dans le sillage d’un sujet évoquant très brièvement les manifestations anti-Blanquer de la journée, la remplaçante de Claire Chazal, Anne-Claire Coudray, introduit un sujet sur les intox qui nuisent à Blanquer, les « bobards », selon le mot du Ministre, dont les deux plus terribles de la semaine : la disparition de la Bataille de Verdun des programmes d’histoire, et la disparition de Marx et Freud des nouveaux programmes de philosophie au bac, avec mon tweet à l’appui. C’est là que commence visiblement, tous les samedis soir sur TF1, un remake en 5 minutes chrono d’Arrêts sur images mais avec un AVC.
Avec force précautions (voix pontifiante et martèlement des syllabes comme chez l’orthophoniste), documents et schémas à l’appui (parodie de PowerPoint), une journaliste de la rédaction démontre combien, contrairement à la « rumeur », Marx et Freud ne disparaissent pas du programme de philosophie puisque le ministère a déclaré aux journalistes que ce n’étaient que le fruit de réunions préparatoires et que de surcroît, en philosophie, il existe une liste d’auteurs à étudier et que Freud et Marx y figurent bel et bien encore contrairement à ce que ce « chercheur » (comprendre moi) affirme. Tout rentre dans l’ordre (républicain) : plus de peur que de mal, semble dire la journaliste qui a l’impression qu’avec ce simple tweet, on n’est pas passés loin du coup d’état. Soupirs de soulagement dans tous les foyers de France qui sont cependant encore tout commotionnés d’avoir vu les portraits de Marx et Freud au JT de TF1.
Au-delà du caractère invraisemblable de la séquence, on ne peut que partager ma stupéfaction devant autant de contre-vérités, de faussetés et d’erreurs assénées au nom de la Vérité majuscule de l’Info elle-même majuscule à l’endroit de mon tweet. Car, d’emblée, avant d’entrer dans l’analyse de la stratégie médiatique dont Blanquer et Macron usent avec le fact checking, puisque le fact checking est là pour évacuer le politique, il convient de démontrer pourquoi « Factuel » en répondant à mon tweet assène deux nouvelles fake news.
La première est simple et repose sur la question des programmes de philosophie : la journaliste affirme qu’il ne s’agit ici non des programmes définitifs mais de programmes provisoires qui, à l’heure actuelle, « sont encore en discussion » comme l’a confirmé le ministère.
Premier souci : la journaliste évoque ici les discussions en question comme s’il s’agissait de conversations à bâtons rompus, de mots chuchotés derrière une porte, d’indiscrétions qu’une bonne âme aurait consigné en cachette à l’issue d’un dîner bien arrosé. Rien de tel pourtant. En effet, il s’agit d’une discussion préalable à la définition des nouveaux programmes, formalisée déjà par écrit et transmise à l’APPEP et qui va servir de fondement à l’élaboration desdits programmes. Pour l’heure, les notions de « travail » et d’« inconscient », sauf réintégration de dernière minute, ne font plus partie des pistes de travail du groupe d’experts qui les a donc exclues.
Par conséquent, si les notions de « travail » et d’« inconscient » ne sont plus pour l’instant au programme, ce sont respectivement Freud et Marx qui disparaissent car le travail comme l’inconscient sont les marqueurs conceptuels de chacun de ces penseurs. Faire disparaître le travail, c’est faire disparaître la théorie marxiste de l’aliénation au travail. Faire disparaître l’inconscient (on appréciera la formule), c’est faire disparaître la théorie freudienne dans l’un de ses nerfs conceptuels. Ceux qui n’ont aucune lucidité politique continuent à affirmer que Marx et Freud pourront être enseignés par d’autres biais. On peut toujours le faire mais ce ne sont plus des chemins de traverse à la Heidegger, ce sont des bandes d’arrêt d’urgence de la DDE.
Et c’est à propos de la disparition de Marx et Freud que surgit la deuxième fake news de TF1 : en effet, en affichant à l’écran une liste de noms d’auteurs au programme au Bulletin Officiel, la journaliste toujours opiniâtre à défendre la vérité assène, comme un coup d’estoc magistral que Marx et Freud figurent encore dans la liste des auteurs étudiés en philosophie en Terminale. Donc les deux penseurs n’ont absolument pas disparu, contrairement à ce que le tweet dit. Ceci constitue une deuxième contre-vérité flagrante et un manque de professionnalisme de la part des journalistes qui ont soi-disant investigué : avant d’affirmer les choses, il faut décidément les vérifier. La liste des notions étudiées en Terminale et la liste des auteurs de philosophie sont absolument décorrélées. Eh oui. La liste des notions constitue la base du programme étudié en classe tandis que la liste des auteurs concerne la liste de préparation à l’oral de rattrapage comme le BO l’indique ici. Cette liste consiste en une suite de recommandations d’auteurs sur lesquels les enseignants peuvent faire travailler leurs élèves, liste qui renvoie à l’histoire de la philosophie. Heureusement que Freud et Marx y figurent encore car, si Blanquer les ôte avec le travail et l’inconscient, il ne va quand même pas aller jusqu’à les rayer de l’histoire de la philosophie. On n’est pas (encore) là.
Enfin, le dernier point qui m’a laissé pantois a été l’évacuation de la question finale que je posais dans mon tweet, à savoir la dimension politique et idéologique des « réformes » Blanquer. Pas un mot, pas un bruit, comme si le cinglant démenti qui branle plus qu’un vaisseau fantôme qui venait d’être apporté montrait le caractère précisément purement politique de ma manœuvre : mentir pour diaboliser les « réformes » Blanquer, forcer le réel pour aller dans le sens de ma vision bassement politique des choses. Ce non-dit et cette partie absolument tue du tweet renvoie cependant à la question centrale qui se joue depuis quelques jours autour des « réformes » Blanquer tant, de média en média, de matinale en nocturne, de nocturne en matinale, de before en after et d’after en before, le ministre ne cesse de marteler notamment à France Info que « la mobilisation des enseignants s’est basée sur des intoxications données par certains », comme si ses « réformes » étaient justes et bonnes, et avaient été honteusement salies par certains esprits chagrins qui n’auraient pas hésité à tordre le cou au réel pour parvenir à leur fin. C’est cette ritournelle si peu deleuzienne que décline ici, comme en écho plaintif au ministre, TF1 mais aussi tous les journaux qui se piquent de faire du fact checking. Car, encore faut-il le dire, on ne remplace pas Freud par l’idée de Dieu sans casser des œufs. C’est ce volet politique central qui est au cœur du tweet, des « réformes » Blanquer et de l’entreprise de fact checking dont Blanquer lui-même se réclame depuis quelques jours qu’il convient à présent d’examiner avec attention.
En effet, au-delà de cette nécessaire mise au point qui révèle combien les dénonciateurs de fake news fabriquent les fake news, on voit immédiatement qu’un problème se pose : celui de la manière dont le fact checking traite l’information pour, en vérité, ne pas la traiter, ce qui, à l’évidence, fait les affaires des « réformes » Blanquer qui ne sont jamais interrogées en tant que telles. Car, dans l’hystérie du fact checking, jamais l’information n’est traitée mais toujours la source – toujours traitée comme on dit de quelqu’un qu’on l’insulte. Le fact checking veut toujours traiter l’énonciation mais il ne sait pas qu’il le fait à la manière d’un Benveniste ayant sombré en coma dépassé. Alors pourquoi, tout d’un coup, tweets et autres communiqués d’enseignants occupent-ils le devant de la scène ?
Sans doute parce que, depuis quelques semaines, il y a le feu à la maison des « réformes » Blanquer comme en atteste également la couverture médiatique de ce tweet, couverture qui s’articule en deux temps conjoints. Le premier temps, qui relève de l’évidence informationnelle, est l’émeute médiatique qui a suivi ce tweet. Elle a consisté, comme c’est désormais le cas de presque toute information sur les « réformes », en une comparution immédiate au nom du fact checking. Car, plus que jamais, l’info qui ne vient pas des médias ou des déclarations du pouvoir doit être décodée par les médias pour être validée comme info. La logique est imparable. Il faut toujours faire taire les vilaines rumeurs parce qu’on sait très bien que les rumeurs peuvent inviter au lynchage au pire, à la révolution au mieux. Ainsi, la question ne manque pas de s’offrir d’emblée comme politique ou bien plutôt : le fact checking a l’idéologie dans le sang.
Ainsi, à l’heure des « réformes » Blanquer, le fact checking sera moins neutre et objectif que jamais : il constitue l’un des rouages dont use le pouvoir politique, que les journalistes le veuillent ou non, tant le fact checking s’impose désormais comme l’un des épisodes majeurs de toute info – c’est-à-dire de toute histoire à nous raconter. Car, dans une certaine presse, il n’existe plus d’enquête de terrain à proprement parler. Il n’existe plus que ce moment où il faut désamorcer l’info soupçonnée d’être fausse car non-journalistique (comme le sont pourtant tous les faits). Désormais, le récit herméneutique d’une info devient l’info elle-même, et ceci dans une dramatisation folle du propos où le lecteur ébahi voit des professionnels de l’information en action qui cherchent à en découdre avec la vérité brute et nue, celle que leur enquête sur laquelle ils n’ont pas enquêté va leur permettre de mettre en évidence.
Dans ce jeu narcissique absolu, le fact checking joue sur la même scène que le Pouvoir lui-même dont il se fait la voix énamourée de la validation presque scientifique. Car, depuis des années, la rhétorique politique est toujours la même, portée par la même séquence actantielle qui prend les accents d’une comédie de dupes que le fact checking, pourtant porté par l’amour de sa science critique, ne perçoit même pas. Mais plus qu’une rhétorique politique, c’est à une dramaturgie managériale que l’ère Macron, avec les « réformes » Blanquer, accentue encore : il y a un projet, on fait fuiter des documents, on lâche l’information. C’est là que l’information va être passée au crible des grilles de lecture qui se rêvent critiques et qui rejouent toujours le même ballet herméneutique et la même parlure, parodie de sémiologie, parodie de critique, parodie de journalisme : « Ce n’est qu’une rumeur ! Ce n’est pas encore fait ! C’est une caricature de ce qui va être fait ! Attention, ce n’est pas définitif ! Attention, ce n’est qu’un projet ! » Ouf, tout le monde peut respirer : on a joué à se faire peur, et la voix de la consolation (celle du bon flic) est alors jouée par le fact checking qui ne sert pas à désamorcer les fausses rumeurs mais à préparer psychologiquement à un fait politique imminent.
Mais jouer la voix de la vérité contre les médisants et ceux qui veulent la fin d’un pouvoir, c’est toujours risquer de perdre sa crédibilité à la première erreur et de faire pâlir sa virginité au premier noir mensonge. Et c’est là que le bât blesse s’agissant du fact checking et en particulier, comme on l’a vu, celui qui nous intéresse. Car si le fact checking vit dans le fantasme d’être l’objectivité même, c’est qu’il s’imagine la voix non-partisane de l’information : de ce qui serait apolitique. Il n’y aurait dès lors jamais de politique dans le fact checking : le monde serait d’abord une suite de faits, et ensuite il y aurait la politique. Or tout fait est politique. C’est ce que veulent faire oublier les « réformes » Blanquer tant, de plateau en plateau, de journaux en journaux, le fact checking consiste à dépolitiser les faits, donc à servir le pouvoir en place, ici la politique éducative de Macron.
On comprend là que le fact checking est une soumission au légalisme le plus béat et à l’idée la plus fantaisiste de la démocratie. Avec les « réformes » Blanquer, le fact checking des journalistes ne clame qu’une chose : son amour immodéré des uniformes. Car si le fact checking est en réalité une parlure et une machine politiques, c’est qu’il a un mot d’ordre : il faut sauver le soldat Blanquer. Telle serait, à la vérité, sa devise inavouée, et c’est sans doute là que se tient le second volet, plus que politique, du recours désormais systématique au fact checking et explique cet emballement autour des « réformes » Blanquer depuis quelques jours.

Car pour bien comprendre pourquoi tous les enjeux, on doit réinscrire ce factchecking du tweet sur les programmes de philosophie au Bac dans le cadre d’une séquence historique bien précise tant tout va y prendre sens. Samedi 30 mars, pour l’une des premières fois depuis très longtemps, en province mais aussi à Paris, une manifestation d’une ampleur inédite rassemblant enseignants, élèves mais aussi parents d’élèves a défilé l’après-midi pour demander le retrait de l’ensemble des « réformes » Blanquer. Témoignant d’une ferme volonté d’en finir avec ces plans sociaux déguisés en « réformes » des lycées et « l’école de la confiance », cette manifestation a été un important et déterminant succès. Pourtant, samedi, au JT de 20h, l’événement a retenu à peine moins de deux minutes de reportage pour céder la place à une défense illustrée de Blanquer qui doit non seulement se battre contre les manifestants mais aussi contre ce que le ministre nomme, on le sait, les « bobards ». Or on sera peut-être étonnés de l’apprendre mais la séquence « Factuel » qui veut en découdre avec les rumeurs dure, pour sa part, cinq minutes. Il y a là un flagrant choix éditorial qui veut prendre les atours de l’objectivité car, plutôt que de s’étendre sur la contestation anti-Blanquer qui gronde dans plus de 700 lycées, qui a fait fermer récemment près de la moitié des écoles publiques la semaine dernière, TF1 préfère s’intéresser non aux conséquences désastreuses et inégalitaires des réformes mais à un tweet. Oui, un tweet.
Un simple tweet qui ébranle la maison des « réformes » Blanquer. Car ici, il faut serrer les rangs, il faut se serrer les coudes, il faut défendre le château. Car dans la fable que tisse le fact checking, Blanquer est une victime. Pour TF1, il occupe le même statut qu’un Rrom en camionnette blanche. Ils sont identiques, dans la bouche des journalistes, ne percevant nullement l’indécence du rapprochement symbolique implicite. Car, après la rumeur des Rrom en camionnette qui enlèveraient des enfants, il faudrait faire taire la rumeur d’un programme de philosophie infondé. Il faudra donc démontrer que ce tweet est une « infox », à savoir une déformation ou comme disent les « Décodeurs » du Monde ou encore « Factuel » de l’AFP que c’est exagéré. C’est là que ça exagère.
Car, chez TF1, n’est-ce pas exagéré de consacrer 5 minutes à un Tweet pour couvrir une manifestation importante ? N’est-ce pas déformer l’information que de consacrer plus de temps à un tweet qu’à des milliers de gens qui défilent pour réclamer plus de justice sociale ? Est-ce que ce n’est pas reconduire une fois de plus l’ordre social que de proposer un tel séquençage du JT ?
On commence à comprendre, en vérité ici, l’usage très étonnant du mot « éxagéré » que le fact checking qui se veut une méta-déontologie mais qui n’est qu’une super-politique, pratique tant il s’agit, en dénonçant l’exagération, d’euphémiser la politique, la rage sociale et les inégalités. Comme on le voit avec ce tweet sur Marx et Freud, le fact checking dénonce l’exagération pour mieux recourir à l’euphémisme du social. Décidément, ce JT de TF1, et sa lamentable séquence factuelle qui vient redoubler la voix de son maître, feint d’éviter la lecture politique du monde pour mieux laisser transparaître une lecture profondément réactionnaire, là aussi en deux temps : le premier consiste à donner les noms des politiciens qui s’offusquent de la disparition de la Bataille de Verdun des programmes d’histoire car les politiciens ont perdu toute crédibilité ; le second consiste à dire que je suis chercheur et que mon tweet est faux car la science ne sait plus. On n’a rarement fait pire que TF1 dans cette séquence poujadiste de haut vol. Car l’oubli du politique est là.
En effet, le factchecking dément faussement des rumeurs et crée paradoxalement des fake news, assène des contre-vérités en omettant d’apporter une lecture politique et idéologique à cette question des programmes de philosophie : la « réforme » Blanquer des lycées portera désormais une généralisation des classes à 35 élèves, et la fin de tout dédoublement. Comment dans ces conditions étudier Marx et Freud mais aussi Platon, Nietzsche, Hegel ou Spinoza ? Comment étudier les notions de Travail et d’Inconscient mais aussi de Liberté dans de telles conditions ? Comment dans une classe à 35 élèves pouvoir saisir un programme qui, comme en Lettres, devient paradoxalement plus exigeant à mesure que les moyens humains et matériels baissent ? Il est là le cœur de cette fake news. Il est là le bobard des « réformes » Blanquer : il aurait appartenu au journalisme de qualité de faire son enquête, de ne pas se contenter de sortir des documents inappropriés, de téléphoner dans les ministères pour avoir une voix officielle pour information. Il aurait fallu interroger ce que veut dire ce mot de « réforme » et en quoi il est impropre. Il est le fact checking à mener : « réforme » est un élément de langage du ministère Blanquer. Ce n’est pas une réforme : c’est un plan social des lycées. Ce n’est pas une réforme : une suppression pure et simple du bac national au profit d’un examen local. Les mots et les faits ont leur importance, doit-on rappeler.
Enfin, pour conclure provisoirement, ce qu’enseigne le fact checking à l’heure des « réformes » Blanquer de l’Éducation, c’est qu’ironie du sort, le journalisme n’a plus qu’à retourner à l’école car, visiblement, en cours de fact checking, les classes étaient déjà à 35.