Who’s Wooze?

WOOZE (DR)

La très bonne nouvelle vient d’Angleterre et se nomme Wooze. Si le jeune groupe fondé en 2017 annonce son premier EP pour le mois de mai prochain, les quatre singles produits jusqu’à présent en font déjà un des groupes de alt-pop les plus enthousiasmants.

Entre Devo et les Talking Heads, entre le Petit Prince et les personnages de Dragon Balls – mais en plus queer –, Jamie She et Theo Spark sont pourtant plus que cela. Le duo semble avoir absorbé une grande part de ce que la pop et le rock ont créé de plus percutant depuis cinquante ans pour le fondre, le malaxer, le distiller, en extraire les éléments particulièrement incisifs et novateurs. Situé en Angleterre, Wooze regarde en même temps vers la Corée, nés en 1991, Spark et She traversent en tous sens le temps de la musique pour prélever, transformer, hybrider les styles, les sons, les rythmes avec lesquels ils composent. Loin d’être une imitation ou un ensemble de références, leur musique est une hybridation créatrice d’éléments hétérogènes qui pourtant s’assemblent parfaitement. Organisés autour de riffs joués en boucle, étalés et variés tout au long de chaque composition, travaillant la discordance des sons autant que l’harmonie des voix, les quatre morceaux proposés jusqu’à présent font se rejoindre l’énergie électrique des cordes, le martèlement de la batterie, le rythme funk et les boucles baroques, les ruptures et changements de tempo, les envolées complexes des guitares du pop-rock des 70’s, le débit hypnotique et la ballade…

Robert Fripp et Queen, les Beatles et Bowie période berlinoise, le Krautrock et Prince, Red Hot Chili Peppers et Led Zeppelin, Zappa et une pop anglaise plus légère – on ne cesserait de croire reconnaître tel fragment provenant de tel ou tel courant, de tel ou tel artiste. Mais ce petit jeu n’aurait pas grand intérêt puisqu’il ne s’agit pas du tout de cela. Dansant joyeusement sur les limites, il s’agit pour She et Spark de prélever et d’agencer ce qui dans l’histoire de la musique, ce qui entre les genres paraît opposé, nécessairement disjoint, pour produire un patchwork complexe, créateur, inventif.

C’est cette voie passionnante que Wooze élabore pour son compte, créant des musiques à la fois agressives et entrainantes, cérébrales et physiques, sans lourdeur, métalliques et belles. Les textes chantés par le duo le sont d’un ton détaché, rythmé, dansant, mélodique, haché. Alternant ou mixant la sensualité des graves à la légèreté des voix plus aiguës, les lyrics sont allusifs en même temps que narratifs, volontiers humoristiques mais aussi expressifs de flottements mentaux, d’un regard distant comme de sentiments souterrains, à peine exprimés. Simplifiant et transposant l’art coréen du Pansori, les textes combinent volontiers les personnages, les voix, élaborant par une sorte de narration des situations réalistes autant qu’oniriques, décalées par rapport au réel. Mêlant le mental et le descriptif, le récit ambigu et le dialogue, les superposant, les textes sont des sortes de scénarios étranges, des poésies élaborées dans des dimensions spatiales et temporelles qui pourraient être celles des jeux vidéo ou dans les circonvolutions d’une conscience altérée, à côté du « réel » et pourtant le pensant et le vivant.

L’étrangeté de ce qui arrive et de la pensée est ici mise en avant mais de manière pop, c’est-à-dire profonde et légère. C’est ce sentiment que pourrait traduire le nom du groupe : si Wooze est la transcription phonétique approximative du terme coréen signifiant « espace », il est aussi proche de « woozy », « dans les vapes », « étourdissement », indiquant un état altéré de la conscience et du réel auquel elle se rapporte (et l’on pourrait aussi broder à partir du terme « espace », « space », et ses diverses significations…). Dans les textes de Wooze, cette altération n’est pas négative, n’est pas une moindre conscience : elle devient le point de vue d’une conscience un peu perdue, qui ne s’y et ne se reconnait pas, et ce point de vue décalé permet d’évaluer à la fois le réel et la conscience habituelle qui s’y rattache, de s’en échapper comme par une issue de secours.

Le dernier single du groupe, I’ll have what she’s having – titre sans doute inspiré du film Quand Harry rencontre Sally, et de la fameuse scène orgasmique avec Meg Ryan – réunit tous ces éléments de la manière la plus concentrée et forte. La guitare robotique, la batterie martelée, le riff baroque, les voix hachées et mélodiques-pop, les envolées plus lyriques, les sons électroniques et « métal » accompagnent le constat d’une aliénation en même temps qu’un sentiment de fuite, le désir d’une échappée, d’une urgence vers autre chose. Nous ne sommes pas adaptés et nous désirons autre chose, semblent chanter Jamie She et Theo Spark– et nous avec.

Élaborée au sein de Muddy Yard, le collectif artistique dans lequel vivent Spark et She, la musique de Wooze s’impose immédiatement par son inventivité, sa complexité, ses rythmes entrainants, sa nature brutale en même temps que raffinée. La réussite des compositions fait le reste. L’annonce d’un album prochain ne peut donc que nous rendre impatients et nous réjouir.