Jacques Rivette : la fiction au pouvoir (Duelle, Noroît, Merry-Go-Round chez Carlotta)

DUELLE © 1976 SUNSHINE / INA. Tous droits réservés

Après Out, je n’avais plus envie de faire des films qui soient directement (ou indirectement) en prise avec la réalité sociologique – avec la réalité de la France de ces années-là. Donc : faire des films qui flirtent avec l’idée de fiction ; aller dans des directions décollant du réalisme, vers éventuellement le fantastique.” Jacques Rivette résume très bien l’affaire dans un des bonus qui agrémentent cette édition partant de masters enfin restaurés de ces trois films qui, s’ils ne forment pas exactement une trilogie, fonctionnent parfaitement ensemble, sous le signe du vacillement du réalisme – de prise de pouvoir par la fiction. Comme c’est mon troisième “papier” en moins d’un an au sujet de ce cinéaste qui nous a quittés le 29 janvier 2016, je vais tenter de ne pas trop me répéter, même s’il est toujours utile de rappeler certaines choses (dans le cadre d’une lutte incessante contre de scandaleux oublis), comme (par exemple) nommer une fois encore Claude Ollier, cet écrivain capital – pour qui s’intéresse aux dérives les plus originales de l’idée de fiction après la seconde guerre mondiale – que Rivette avait persuadé de collaborer aux Cahiers du Cinéma quand il en était le rédacteur en chef. M’étant précipité voir Duelle à la première séance le jour même de sa sortie et ayant été proprement halluciné par ce film que l’on pourrait aisément rattacher au fantastique (en tant que mode, bien au-delà du genre), j’avais aussitôt alerté Ollier qui avait pris dans la foulée un train pour la capitale afin d’aller y voir de plus près. De retour chez lui (je me souviens), il m’avait rapporté que Rivette était devenu, selon lui, le seul cinéaste capable de matérialiser cinématographiquement les salutaires dérèglements de l’espace-temps, impliquant des communications secrètes d’un lieu à l’autre, créant des tensions entre narration et écriture, occasionnant divers renversements des hiérarchies entre les propriétés de l’image et du son, qu’il appelait depuis des années de ses vœux (quelques années plus tard, ce sera David Lynch). Puis, une fois le choc Duelle digéré, ce fut la longue attente de Noroît, qui ne sortira pas en salles, et de Merry-Go-Round, qui ne sera que vaguement distribué quelques années après son tournage chaotique, et ce plus que discrètement, dans la résonance des retrouvailles entre Rivette et son public avec Le Pont du Nord en 1981.

Aujourd’hui, grâce à ce coffret publié en France par Carlotta sous le titre La fiction au pouvoir, non seulement ces films ne sont plus “invisibles” (car ils le restaient d’une certaine manière, même si Duelle et Noroît avaient déjà été édités en double DVD par Les films de ma vie en 2006, tandis que Merry-Go-Round pouvait être découvert par intermittence sur Youtube), mais ils ont retrouvé leur splendeur originelle, comme dépoussiérés de leurs scories, comme débarrassés de tout ce qui les avait rendus “maudits”, tout en préservant (voire amplifiant) leur pouvoir de subversion. Lecture, suivant l’ordre chronologique de réalisation de ces trois films :

Duelle

Commençons par celui des trois qui s’avère clairement le plus difficile à commenter. En effet, que dire d’un film auquel on n’a quasiment rien à reprocher ? Ne trouvant pas aisément les mots qu’il faut pour exprimer l’émerveillement, on rate simultanément le plaisir d’amuser la galerie en costume de redresseur de torts. On l’aura compris : depuis la sortie de ce film le 13 octobre 1976 (j’avais alors 20 ans) dans quelques salles parisiennes, le pseudo-critique que je suis censé être (en quête d’échanges ouverts et non de jugements tranchés) n’a cessé d’entretenir ce qu’il avait réussi à en mémoriser après l’avoir revu autant de fois que possible au cours des quelques semaines où le film était resté en salles (en attendant, comme déjà signalé, la sortie, trente ans après, de son premier encodage en DVD qui lui avait fait prendre conscience à quel point sa mémoire des détails pouvait être rongée aux mites, tandis que s’opéraient d’heureuses retrouvailles avec la lumière particulière et les subtils mouvements de chaque plan). À force de m’être frotté à lui, de projections sur écran en remémorations intérieures, Duelle est probablement, de tous les films de Jacques Rivette, celui qui a le don de ressurgir par surprise dans mes rêves, de manière plus ou moins altérée : comme une force active, un carburant, un viatique inépuisable. Quels que soient ses défauts – pourquoi n’y en aurait-il pas ? – ce deuxième volet d’un projet resté inachevé intitulé Scènes de la vie parallèle (dans un premier temps : Les filles du feu) m’a toujours paru être une invitation au partage de quelque chose que l’on ne peut simplement nommer, du moins avec autorité, et qui demande, pour que ça marche, de s’accorder au même diapason que celui du metteur en scène (ce qui signifie nullement : nous retrouver en état de consonance réciproque – bien au contraire, un parfait accord permettant d’accueillir pleinement ce qui procède plutôt de la dissonance).

Metteur en scène dit Rivette : et non démiurge. Bien entouré, sachant déléguer, d’une grande sensibilité lui permettant de saisir ce qui surgit à sa portée, mystérieux, secret, souvent silencieux, voire taiseux (ou au contraire devisant à l’envi, en agitant plus que de coutume ses mains, tel le Latin qu’il n’aura jamais été), il est demeuré tout au long de son parcours un passeur de mondes éclairé, ce qui est déjà beaucoup, même s’il lui est arrivé que la matière résiste, jusqu’à lui échapper, devenant parfois si opaque que rien, ou si peu, ne parvient plus à décoller, sinon en pactisant avec l’arbitraire (on le verra avec Noroît qui demande du temps pour être pénétré d’un regard léger). En ce qui concerne Duelle, la magie opère à la toute première image. Ce film est un petit miracle de grâce, de beauté, de sensualité où se déploie une tentative fictionnelle – l’aventure d’une écriture cinématographique – ouverte à qui accepte de se laisser entraîner par ce qu’elle apporte de lumière, même et surtout au cours des nombreux plans nocturnes. D’expérience, si l’on touche l’écran, on ne peut ressentir concrètement que ce dont la surface est tramée ou tissée, papier, toile, rugueuse ou soyeuse peu importe, et en même temps on est traversé par ce qui est projeté sur notre peau (ce qui est comme on le sait le plus profond). Le regard s’accorde au toucher et l’ouïe vagabonde sur cette autre surface – vibrante. Toucher – être touché par – ce que nous conte cette lutte entre deux déesses, filles de la lune et du soleil, interprétées par Juliet Berto et Bulle Ogier au sommet de leur art, se passe aussi bien en surface, là où se dépose – avec quelle science – du récit intelligemment contraint (ce n’est pas un film improvisé ou relâché, bien au contraire), qu’en accomplissant en nous-même un libre effort d’imagination afin que la matière décolle. C’est bien ce qui se passe avec Duelle : ce que j’entendais par accord entre les deux parties, celle qui propose et celle qui dispose. Le bon diapason est celui qui donne le “la” de l’autre scène. Victor Hugo n’a pas été convoqué pour rien : le rêve est l’aquarium de la nuit (ce qui me parle d’autant plus qu’un des lieux magiques, peut-être le plus lumineusement sombre, où se donnent rendez-vous les personnages au péril de leur vie, fut dans l’enfance une de mes échappées favorites, étant alors proprement fasciné par la faune et la flore des profondeurs océaniques d’outre-mer).

Duelle © 1976 SUNSHINE / INA. Tous droits réservés

Cependant, cette coupure avec le “sociétal”, cette prise de distance radicale avec le réalisme, n’empêche pas Rivette de se laisser contaminer par l’air d’un temps qui n’était pas encore sévèrement pollué comme aujourd’hui. Le Carnaval a d’abord été un roman de Jean-Claude Montel publié dans la collection Change en 1970. Ce dernier, et aussi (et surtout peut-être) Paul Louis Rossi, les deux Nantais de Change, s’intéressent alors fortement aux mythologies celtiques. Ils n’étaient pas alors les seuls. Je me souviens que les livres de Claude Gaignebet sur le Carnaval et de Jean Markale, notamment La Femme celte, qui ont puissamment inspiré l’écriture de Duelle, passaient de main en main en ces temps-là où les liens entre essai et fiction opéraient de manière on ne peut plus imbriquée. Pour mettre la fiction au pouvoir, il faut savoir transformer les essais : en faire quelque chose qui dépasse toute quête de raison ou toute volonté de savoir. Au fond, la réussite incontestable de Duelle provient de ce qu’il nous est impossible, même armé des bons outils, d’en faire une lecture rationnelle, tout en évitant de sombrer dans un irrationnel de pacotille, car les agencements y sont toujours minutieux, précis, implacables (même si ce film aura tiré profit plus d’une fois de certains hasards, même si le temps s’y étire parfois un peu plus que d’ordinaire, il ne cesse d’entrecroiser des lignes de tension, de composer des surfaces en taillant dans la lumière, bref d’organiser avec rigueur l’inscription des signes sur la pellicule. Notant cela, je songe à ce film aujourd’hui comme anticipant ce que David Lynch tentera plus de vingt ans après avec Lost Highway ou Mulholland Drive).

Une chose à dire – encore, et des plus essentielles selon le metteur en scène – à propos de la musique qui accompagne les scènes. On le sait, Rivette, tout comme Bresson, même si de manière moins janséniste, ne désire pas particulièrement utiliser ce qu’on catégorise par “musique de film”. Ça lui est cependant arrivé. Il a même collaboré dans les années 1960 avec un des musiciens de son temps les moins susceptibles de s’arranger avec tel ou tel compromis, Jean-Claude Éloy. Dans les films du coffret Carlotta, la musique a un rôle crucial. De plus ils montrent tous trois les musiciens en action. C’est dans Duelle, une fois de plus, que le résultat s’avère le plus accompli – ce qui ne signifie pas que la musique en soit meilleure, loin de là. Je me souviens avoir été gêné lors de mes premières écoutes du film par les compositions et improvisations de Jean Wiener, plutôt consensuelles, voire exagérément rétro, antimodernes. Je ne comprenais alors pas vraiment ce choix nostalgique, sinon en tant qu’hommage au temps du muet, en retenant juste son agréable minimalisme. Je me demandais pourquoi Rivette avait arrêté de collaborer avec l’avant-garde musicale de sa génération après L’Amour fou. Et puis, il m’a bien fallu admettre que ça fonctionnait finalement plus que bien. Que Wiener, son accordéoniste et son batteur, faisaient du beau travail, s’accordant parfaitement à l’idée très durassienne du dancing – la présence au piano du vieil homme qui avait connu Satie, apparaissant même de plus en plus émouvante. Ces années-là quelque chose s’est effondré et l’ex-modernité triomphante a pris du plomb dans l’aile. Ne pas oublier que l’année de tournage (1975) est aussi celle où la musique baroque a été enfin interprétée et enregistrée avec justesse et âpreté par de jeunes musiciens prenant la relève des avant-gardes épuisées. Il n’était pas alors question de restauration, de retour en arrière, comme aujourd’hui, mais, encore et toujours, d’ouverture du champ. Années délicieuses et ô combien stimulantes qui auront fait brûler les derniers feux des utopies nées après la seconde guerre mondiale dont Duelle, film hanté – de vampires, de revenantes –, aura été une des plus jouissives dernières manifestations.

Duelle © 1976 SUNSHINE / INA. Tous droits réservés

Un dernier mot avant de passer au film suivant. Grand adorateur, avant même la première projection, des deux actrices principales, Bulle Ogier et Juliet Berto, et ayant vite admiré le jeu très fin de Nicole Garcia dont c’était une des premières apparitions sur écran, je ne peux que constater aujourd’hui que c’est Hermine Karagheuz qui s’impose, de relecture en relecture, comme ayant été la grande révélation de ce film (même si on l’avait déjà vue dans Out 1). Quant à Jean Babilée, il est tout simplement parfait. Devant passer maintenant de Duelle à Noroît dont un des projets fondateurs aura été d’intégrer à l’espace-temps cinématographique, après la musique, la danse, il faut noter que Babilée aura été un des grands danseurs de son temps, ce qui se voit dans Duelle. Et que peut-être finalement, grâce à lui, la danse aura été plus présente, mieux intégrée, dans ce film que dans le suivant. Et sa voix… Souvenir entêtant de ces répliques de Pierrot à Lucie : “J’ai une tâche à accomplir. Il faut aller jusqu’au bout.” (Un temps). “Je ne vois que l’envers de l’endroit que je tisse.” (Cocteau)

P.S. Selon une vieille habitude qui me semble plus que pertinente, je n’ai pas décrit ce que raconte ce film, et me dis que qui a suivi mes efforts à faire passer ce qui est souvent impossible à formuler en a peut-être été frustré, ou, au mieux, s’est perdu dans les divagations du pseudo-critique. Aussi, je me permets de recopier ici-même à leur intention le résumé de Duelle proposé dans l’indispensable ouvrage d’Hélène Frappat, Jacques Rivette, secret compris (Les Cahiers du cinéma, 2001) : “Selon un vieux mythe païen, l’année était divisée en lunaisons occupées par les semailles, les moissons, les vendanges, etc. Entre la dernière nouvelle lune d’hiver et la première pleine lune de printemps, il s’écoulait une période de quarante jours, le Carnaval, où les morts revenaient sur terre. Duelle se passe pendant ce laps de temps, au cours duquel la déesse de la Lune, Leni (Juliet Berto), et la déesse du Soleil, Viva (Bulle Ogier), s’affrontent pour retrouver la bague qui leur permettra de rester sur terre, et qui est tombée dans les mains de plusieurs mortels : Pierrot (Jean Babilée), sa sœur Lucie (Hermine Karagheuz), et sa maîtresse Jeanne, qui se fait appeler Elsa (Nicole Garcia). Lucie aura de dernier mot, à l’issue d’un combat nocturne sous l’arbre du Noroît.

Noroît

Histoire de ne pas tomber dans le piège d’un repentir après coup et par amour de la symétrie (des jeux de miroirs – pure merveille dans Duelle), voici le résumé de Noroît prélevé dans le même ouvrage : “La lutte à mort entre Giulia (Bernadette Lafont), fille du soleil qui règne sur une bande de pirates au bord de l’Océan, et Morag (Géraldine Chaplin), dont le frère, Shane, a été tué par la bande de Giulia.” Désirant au départ établir des variations sur quelque chose comme un western (mais tournant en France et en français : impossible… disons plutôt : un film de pirates, et aussitôt on songe à Moonfleet), Rivette était en quête de matière préexistante, à l’égal des essais, tel celui sur le carnaval, à l’origine de Duelle. Eduardo de Gregorio – scénariste et dialoguiste, présent aux génériques des trois films – lui fait découvrir The Revenger’s Tragedy, pièce de Cyril Tourneur datant de 1607, grande période créative dans l’Europe baroque (c’est l’année de création d’Orfeo de Monteverdi, tandis qu’en Angleterre John Dowland vient depuis peu de publier ses Lacrymae). Noroît pourrait en être une adaptation, ou plutôt une transformation, reprenant certaines choses et en laissant tomber d’autres. Pour le coup, nombre d’intentions se sont probablement bousculées au portillon de la fiction, durant le bref temps de préparation qui lui était imparti, tant il convenait d’aller au plus vite, de ne pas traîner, une fois Duelle mis en boîte. Ce projet de quatre films enchaînés sans prendre le moindre repos était une folie, mais il le fallait… Bref, Noroît a été scénarisé, découpé, dialogué, filmé, images et sons, puis, un peu plus tard, monté, donc achevé, avant de s’abîmer pour longtemps, rejoignant le territoire des invisibles, même si aujourd’hui c’est une image de ce film qui est montrée en couverture du coffret Carlotta, comme une autre l’avait été pour celui des Films de ma vie, éclipsant Duelle, on ne sait pourquoi – comme si Géraldine Chaplin, présente sur ces deux images, était la plus grande “diva rivettienne”.

Mon histoire avec Noroît (bref résumé – pour en finir) : ébloui par le deuxième volet (premier sorti en salles) des Scènes de la vie parallèle, je suis impatient de découvrir le troisième, mais on nous informe qu’il nous faut attendre le bon vouloir des distributeurs. Cela dure quelque temps, puis on finit par comprendre que cette sortie n’est pas seulement repoussée, mais annulée. Un jour (probablement de la fin 1977 ou du début 1978), on annonce une projection du film à la Cinémathèque de Chaillot – dans la grande salle. Je m’y rends, il y a du monde dehors, mais le lieu reste fermé. On finit par nous dire que la séance a été annulée (par qui ?) et nous repartons, déçus. Puis : long silence. J’achète un petit livre publié en Angleterre en 1977 où il est vaguement question de ce film dont on ne sait encore à peu près rien, mais ça ne console pas de ce manque. Un jour, je rencontre une personne qui a l’air très au courant qui me souffle à l’oreille que ce film est une telle catastrophe que sa sortie aurait été “fatale”. Et puis, alors que je ne m’y attendais plus, en 2006, surprise avec la publication de ce fameux coffret DVD réunissant Duelle et Noroît. Sitôt acheté, l’objet est devenu, le temps de trouver un lecteur, générateur d’une double angoisse, brûlant les mains du spectateur fébrile. Il fallait d’abord vérifier que le premier des deux – celui déjà plus que vu, mais pas depuis deux longues décennies – tenait (aussitôt fait – avec succès). Puis enfin découvrir le “film maudit” et en dévoiler les sources de son invisibilité. Pour cela : introduire le DVD dans le lecteur, mettre en route la lecture et, hélas très vite, constater que ça ne fonctionne pas, qu’il est impossible d’entrer dans le film. Pause. Deuxième essai un peu plus tard (idem). Pause plus longue. Troisième, etc. Les années passent et toujours impossible de pénétrer ce qui avait peut-être trop été attendu. Affaire classée. Sauf que…

Noroît © 1976 SUNSHINE / INA. Tous droits réservés

À nouvelle édition, nouvelle masterisation, et nouveau visionnage, comme si tout était neuf. Et cette fois, peut-être parce que l’image est plus belle, parce que le désir s’est soudain renforcé, première lecture en continu de Noroît, avec cependant, à l’arrivée, le sentiment que ce n’est pas encore ça. Plus de déception : plutôt le froid constat que le film est aussi raté que le précédent était réussi. Mais de même que Duelle n’était pas exempt de défauts, Noroît n’est pas exempt de qualités. Petite joie néanmoins que d’avoir réussi à entrer dans ce territoire de bord de mer en Bretagne où a lieu l’action, même si sans vraiment partager ce qui nous était pourtant généreusement offert (travail comme toujours exceptionnel du chef-opérateur William Lubchansky, création musicale intéressante, mise en scène appliquée, même si trop, parfois) : si on ne décèle pas vraiment l’effet de la fatigue du metteur en scène et de son équipe, on ressent quelque chose comme un engourdissement, une pétrification, une absence de cette grâce qui rayonnait dans l’opus précédent. Une nouvelle lecture est d’ores et déjà programmée, mais sans illusion, juste pour le plaisir de contredire, ne serait-ce que légèrement, ce sentiment, sinon négatif, disons peu favorable.

En attendant, je me propose de condenser rapidement ici (il y en a trois fois trop) quelques notes prises pendant ma toute première lecture en continu de cet épisode 3 sous-titré Une vengeance :

La mer, la voix qui peine à ne pas s’y noyer… Puis l’émergence des couleurs – et surtout ce rose fuchsia porté de la tête aux pieds par Guilia qui est le premier signe qui a le don de nous faire prendre distance avec Noroît (Elisabeth Wiener portait une robe de cette couleur dans Duelle, mais c’était plus discret). Et peut-être que, bien plus que la couleur, ce sont les textures qui font problème : le côté satiné, matière plastique (quelque chose de “pop” ? Mais dans une version “fin de règne” – chez Godard, dix ans auparavant, c’était bien autre chose). Et pourtant nous sommes en quête d’artifices… Morag, plus classe, est habillée dans des tons nuit : bleu sombre avec d’innombrables reflets. D’autres couleurs feront leur apparition, pas toujours de très bon goût, côté tons – et matière (cette insistance du satiné vient-elle de certains clichés du monde de la danse – et même du cirque, spectacle où on n’hésite pas à en rajouter – où le kitch a des droits d’entrée ?). Mais heureusement, il y a la nuit. Et plus encore, la nature, le littéral breton, la végétation superbement photographiée. Opposition entre scènes d’intérieur et scènes d’extérieur. Le vent fait vibrer les couleurs, leur redonne vie. Permanence de la violence s’accordant à cette société dirigée par les femmes qui agissent souvent, sinon avec brutalité, disons avec détermination – que le montage, parfois rude, révèle. Le film se déploie souvent dans le sombre, mais, quand la lumière devient révélatrice de matières, de volumes enfin sensuellement rendus (les rochers comme les corps), le film décolle, son mouvement nous emporte (n’oublions pas que Noroît est vent).

Noroît © 1976 SUNSHINE / INA. Tous droits réservés

Rare chez Rivette : une (brève) scène d’amour physique. Des cris – sans pathos. Même s’il est composé de jeux de séduction, cela n’en fait pas un film plaisant. Ce qui nous touche, finalement, ce sont les différences – de ton, de langue (très belle présence de l’anglais), de rythme. Et la danse, aussi problématique que les textures des costumes (Carolyn Carlson, dont les membres de la troupe forment l’essentiel des personnages secondaires du film, n’est pas Cunningham ou Pina Bausch : moins en recherche de forme, moins dans la déconstruction). La musique s’y accorde, parfois de manière amusante, presque ironique quand, au cours d’une scène dansée, on reconnaît la musique des Gibis (n’oublions pas que les frères Cohen-Solal sont les auteurs de la musique et des voix des Shadocks). Il faut d’ailleurs reconnaître que les improvisations des musiciens (cette fois purement instrumentistes – pas d’électroacoustique –, jouant à fond avec les timbres les plus revêches, les moins complaisants) sont souvent réussies et contribuent à faire de Noroît un film décidément problématique tant il semble, formellement, le cul entre deux chaises, en équilibre instable, audacieux et kitch, prospectif et nostalgique, cheminant avec rigueur et cependant en permanente perdition.

Trop de notes, abrégeons. Il y a ces jeux : colin-maillard, cache-cache. Et les masques : danse macabre, rituels. Parfois, on songe au Kabuki (ce qui n’est pas un mal). On entend des rires, au bord du grotesque (et, après avoir abusé de ce rose fuchsia si déplaisant, Guilia finit en costume blanc d’écuyère, ou d’acrobate de cirque, encore plus désagréable pour le regard). Et enfin : la pleine lune advient. Jeu avec les filtres, comme avec les humeurs : jeu de massacre. Ça ne peut que mal finir. On le sait depuis le premier plan. Rire tragique – ou bien en rire, de cette tragédie ? La mer, le vent, la lumière, la végétation, les rocs, tout ce que les humains n’ont pu altérer triomphent au final. Puis l’idée du double s’affirme, plus encore que dans Duelle. Ou celle du couple, le plus mémorable étant celui formé par Geraldine Chaplin et Kika Markham, revenante de chez Truffaut. “Courage Morag, cette nuit je suis double”. Double duel, double mort, double objectif, double vision (de toute façon, il faudra revoir ces scènes – ne pas en rester là). Le rire de Guilia contamine Morag : fin humoresque, voire grotesque, particulièrement peu réaliste (tant mieux). Cut. (À suivre) ?

Merry-Go-Round

Pour finir en beauté la lecture de ces trois films (suivant l’ordre chronologique de leur réalisation), le plaisir, pour le coup inattendu, de redonner à Merry-Go-Round sa juste place dans l’œuvre de Rivette. Car longtemps ce film, peu projeté sans pour autant devenir invisible, a été déconsidéré – le cinéaste lui-même ne le portant pas bien haut dans son cœur. Du coup, on ne s’attardait pas à le revoir. On se disait que ces années-là, les seventies, s’étaient fracassé sur le mur des eighties, cette décennie de cyniques restaurations où s’est imposé ce qu’on a entendu par postmodernisme. Envahis par la mélancolie et peu attirés par ce retour du culte de l’argent-roi, quelques-uns continuaient à cultiver le jardin où les dernières graines d’utopie donnaient encore quelques beaux fruits. J’avoue ne pas m’être déplacé à la première projection de Merry-Go-Round en octobre 1981 (ou peut-être un peu plus tard, les sources d’informations sont contradictoires), tant j’étais persuadé à l’avance que ce film ne pouvait être au mieux qu’un sympathique ratage (ayant eu vent de quelques anecdotes de tournage, notamment au sujet des rapports difficiles entre les deux principaux acteurs, ainsi que sur l’état de Rivette, que l’on imaginait pas encore rétabli de son “burn out” de 1975). La réussite du Pont du Nord suffisait à notre bonheur – pourquoi se déplacer pour constater des dégâts annoncés ? Plus tard, via internet, je chercherai à découvrir le film en version compressée, sans vraiment y parvenir, prenant juste le temps d’en saisir le charme : quelque chose de vrai, de vivant – malgré tout.

Merry-Go-Round © 1979 SUNSHINE / INA. Tous droits réservés

Comme pour Noroît, j’ai pris des notes le temps de la redécouverte de ce film qui avait tant résisté. Je tente ici de les rassembler, même si cet effort pourra paraître aussi vain que celui de fixer une improvisation libre. Voici :

Merry-Go-Round : film hanté par le souvenir de ceux qui l’ont précédé. Quasiment (mais de manière probablement inconsciente) une suite de rappels des obsessions de Jacques Rivette. Il fallait exorciser l’échec de ce quatuor de films réduit à deux épisodes dont un perdu pour l’exploitation en salles par quelque chose de plus simple, de plus modeste, mais qui fonctionne. Hantés, les lieux le sont en permanence, notamment par l’absence. Et de nouveau la musique tient un rôle important. Mais cette fois les musiciens n’étaient pas présents au moment du tournage des scènes avec les comédiens. La musique a été rajoutée après coup, mais les deux instrumentistes (et non des moindres : Barre Philips à la contrebasse et John Surman à la clarinette basse) sont filmés et leurs belles improvisations ponctuent plus ou moins régulièrement les scènes. À l’image du film, leur musique est faite de peu, mais le sens de la variation agit avec force. Contrebasse/clarinette basse : la tonalité est sombre, mais ces instruments ont le pouvoir de produire de très belles harmoniques et ainsi s’aventurer dans des tessitures plus aiguës.

Merry-Go-Round © 1979 SUNSHINE / INA. Tous droits réservés

Film d’extérieurs. Oui, mais aussi de maisons (on nous rappelle avec humour que Cadet Rousselle en a trois). Dans la première d’entre elles, on croise une paire de clowns, comédiens de théâtre un peu grotesques. Bien. Il serait temps de résumer la trame narrative (recopions-là, de nouveau, dans l’ouvrage publié par les Cahiers) : “À l’aéroport de Roissy, deux inconnus, Léo (Maria Schneider) et Ben (Joe Dallessandro), font connaissance parce qu’une troisième personne, Elisabeth (Danielle Gegauff), sœur de Léo et petite amie de Ben, qui leur a donné rendez-vous, n’est pas là. C’est le début d’une enquête à la recherche d’Elisabeth, en forme de périple autour de Paris.” On ne peut que le constater : du pur Rivette.

Jouer avec l’idée de simulacre. Les rapports entre les personnages révèlent ce qu’ils sont autant que ce qu’ils ne sont pas – comme dans la vraie vie le désir peut s’altérer jusqu’à la détestation. Et puis, il y a la solitude, toujours magnifiquement traitée. Ces courses dans les dunes – dans la forêt. Comme sans autre but que de disparaître, puis de ressurgir – rencontrer l’autre par surprise, passant de l’affolement à la résolution commune de cette attente de l’inattendu qui semble irriguer les liens entre les personnages. Dallessandro courant comme un dératé entre les arbres fait songer au personnage de Blake (Kurt Cobain) dans Last Days de Gus Van Sant. C’en est même hallucinant (une nouvelle prémonition du cinéma de Lynch s’y fait aussi sentir. Rivette médium ? Roi du plagiat par anticipation ?). Importance du montage que le cinéaste avait jugé impossible (à deux doigts de laisser tout tomber, donc d’enterrer son film) avant de s’y mettre et qui s’avère très inventif. Une adresse à vérifier (au passage) : 17 rue de l’abreuvoir à Meudon. Puis une autre à Chatillon (avec le nom de Pierre Loti – de mémoire). Les lieux communiquent : le jeu de pistes fonctionne. Si là où se trouve, à l’écart de tout, dans une banlieue désertée, le couple de héros paumés, le téléphone sonne, c’est pour leur faire passer une indication, leur donner une nouvelle adresse où se rendre (il ne pourrait en être autrement : la fiction a ses exigences qui n’ont rien à faire avec la vraisemblance).

Dans Merry-Go-Round, les textures sont parfaites, la lumière, toujours aussi belle, et ce qui reste en l’état des avant-gardes du passé proche s’inscrit dans la fiction avec une forme d’humilité retrouvée. Peut-être s’agit-il d’une œuvre pionnière et non de queue de comète naufragée… Ce film de 1977-78, on le perçoit toujours au présent. Il nous traverse, se frottant à notre propre réservoir de hantises avec lesquelles il dialogue. Et résonne en 2019 comme étant presque prophétique. Étrange sentiment. Tant de scènes jubilatoires (le repas de sardines par exemple). Jouissance enfantine de l’usage du McGuffin. Noces de papier (et parfois de plomb) entre la marge et l’aristocratie (entre ce qui se tient à l’écart et ce qui tend à disparaître). L’argent n’a plus de valeur, ce film est d’ailleurs fait avec rien, même si on ne cesse de parler de grosses sommes. Tout ce qui compte, c’est d’avoir la classe – de tenir la route. Un côté Antonioni (et quelle erreur de penser que Maria Schneider sort directement du Dernier tango, alors qu’elle surgit de Profession reporter).

Accélérons : un chevalier en armure fait une apparition. C’est le même acteur, Hubert Balsan, déjà beau cavalier de Noroît, dont le personnage récurrent est né dans Lancelot du lac de Robert Bresson : Gauvain lui-même, celui qui dépucelle les demoiselles qui l’attendent avec joie tout en tremblant. Revient aussi le thème du double – encore et toujours (Hermine Karagheuz qu’on a plaisir à retrouver, copie apaisée de Maria/Léo ?) Et, à rebours, d’autres apparitions grotesques, comme ce personnage joué par Maurice Garrel (figure du père de substitution que l’on désire aussitôt détruire – le meurtre du père est aussi de l’ordre du McGuffin, ce qui a vertu de repousser le tragique hors-écran). La mort rode en permanence, mais n’est pas sanglante. Le polar s’avère factice : le film échappe aux genres convenus et c’est tant mieux. Une note au passage (ironique ?) : effectivement, ça se barre en couille. Fin minimaliste, cependant. Le spectateur a le sentiment d’avoir rêvé cette histoire après avoir revêtu le masque du visage de “l’autre” (autrement dit : Hermine K.). Il s’efface avec elle. Deux et deux ne font plus quatre. Tous les murs peuvent s’abattre…

Et maintenant ? Nous ne sommes plus en attente que d’une édition DVD/Blu Ray de L’Amour fou – la plus belle qui soit, car ce film, aujourd’hui quasiment introuvable, fit date et continue de travailler prodigieusement la mémoire de qui a eu la chance de l’avoir vu et revu. Qui s’y collera ?

Jacques Rivette, La fiction au pouvoir : Duelle (une quarantaine), Noroît (une vengeance), Merry-Go-Round, Carlotta. Sortie le 20 février 2019, 35 € 10