Jean-Pierre Martin est homme de passions et, comme il aime à dire, de « saisons ». Celles-ci se succèdent et se bousculent dans sa biographie, l’une reniant parfois les autres, et on lira à ce propos son audacieux et bel Éloge de l’apostat (2010) donné pour l’accès à une vita nova. Ces saisons-passions, il nous les a contées dans une quinzaine d’ouvrages dont plusieurs autobiographiques. Où l’on va trouver de la militance révolutionnaire, de la militance ouvrière, de la militance hippie et montagnarde, du roman et de la critique littéraire (Michaux, Queneau, Orwell), avec, par-dessus tout et subsumant tout le reste une passion dévorante du piano et plus spécifiquement du piano-jazz.
Cette passion musicale prendra naissance à Nantes sur un piano acquis par les parents du lycéen et qui ne sera jamais accordé. Elle profitera aussi vaille que vaille des leçons de solfège données par une voisine de palier, l’excellente Albertine Bredeau, qui par bonheur ne fit pas trop de dégâts chez l’apprenti. Elle va ainsi conduire Jean-Pierre jusqu’à aujourd’hui dans l’Ardèche du nord et jusqu’à une grange restaurée à la seule fin de pianoter à loisir sur un Kawai quart-de queue en compagnie de l’ami Stève, contrebassiste. Mais avec le soutien aussi d’un Real Book, recueil fabuleux de partitions de jazz et de musiques populaires, ouvrage durement acquis jadis et qui est, apprend-on, « un livre fait à l’adresse des musiciens du monde entier par des anonymes aussi zélés que les copistes du Moyen Âge. » (p. 81)
De la Bretagne à l’Ardèche, l’existence de Jean-Pierre connut ainsi maints épisodes dont le piano fut rarement absent soit que l’instrument fût rêvé, imaginé ou pratiqué suivant les opportunités. Le découpage du présent livre est lui-même tout scandé des rythmes du jazz et l’on abordera avec profit l’ouvrage comme une suite de chorus ou d’improvisations.
La passion de Jean-Pierre Martin tourne autour de trois convictions comme entremêlées : je ne serai jamais un vrai pianiste, ayant commencé trop tard ; je n’aime rien tant que pianoter et parfois même en compagnie de vrais musiciens et en public ; pour progresser au piano ou en piano, il faut s’exercer nuit et jour et, jusqu’à un certain point, oublier les livres, les voyages, l’amour, ce qui n’est guère accordé à un Jean-Pierre débordé par ses passions quand l’une n’efface pas les autres.
Le présent ouvrage est de quelque manière un Real Book strictement personnel en ce qu’il n’en finit pas de collectionner et de nommer les grandes références jazzistiques. Et J.-P. Martin de nous confier par exemple qu’il commença par aimer « l’aube du jazz, le ragtime, le blues, le boogie. (p. 62), ajoutant « Je n’allais pas en rester là. Je communiais avec Telonious Sphere Monk. ». C’est dire aussi que le présent volume si alerte et si chaleureux est un vaste hommage à la musique afro-américaine et à ses géants dont plusieurs « moururent à la tâche ». Mais il y eut des temps forts dans la carrière comme le jour où, descendant de la montagne arverne où il fabriquait et vendait alors des « sabots suédois », il se rendit à Paris pour acquérir rue Monge à Paris un Schimmel 118 hors de prix. La commerçante lui fit de bonnes conditions de service, ayant cru reconnaître en lui non pas John Coltrane, comme il l’eût sans doute voulu, mais Jean Ferrat en raison d’une ressemblance physique. La montagne était belle de toutes les façons.
Des anecdotes sans doute dans ce Real Book que nous réserve Jean-Pierre mais aussi quelques chorus inspirés. Ainsi de l’hommage rendu à la contrebasse et aux contrebassistes. Entraîné par son élan, notre essayiste voudrait nous faire croire que ladite contrebasse jugée indispensable à la domestication du piano fut à l’origine un instrument préhistorique en forme de massue que maniait un musicien vêtu d’une peau de bête et qu’il orna de cordes. Et puis, encore, cette autre capsule également savoureuse : « Nous sommes en 1911. Le contrebassiste noir de l’Original Creole Orchestra, Bill Johnson, joue un boogie. Mais voici qu’il casse son archet. Il finit en jouant pizzicato. Rupture épistémologique » (p. 127)…
De l’épistémologie à la métaphysique, il n’y a pas loin. En tout cas, à un tournant de page, est invoquée une théologie toute laïque qui incarne Piano en reine que Martin nomme Divine à plus d’une reprise. Mais écoutons encore : « Sonore, il (= Piano) nous défie et nous dépasse. Mégalomane, il nous donne à imaginer le grand Tout. La passion du Piano nous dit ceci : C’est trop difficile, l’Amour, pour qu’il ne soit qu’humain. » (p. 98)
Dans son Real Book qui s’inscrit comme naturellement dans une collection « Fiction & Cie » déjà fréquentée du même auteur par deux fois auparavant, nous retrouvons Martin à son meilleur, tantôt en narrateur malicieux de souvenirs plaisants, tantôt en sémiologue averti qui réfléchit à un art qui fut comme désespérément le sien et qui le comble encore de bonheur à l’heure actuelle.
Jean-Pierre Martin, Real Book. Autopianographie, Ed. du Seuil, « Fiction & Cie », février 2019, 240 p., 18 €