Cultiver le ciel : Politique des nuages de Jean-Luc Brisson

Jean-Luc Brisson, Politique des nuages

Quasi nubes, velut naves, sicut umbra…

Baudelaire aimait lui aussi ces vastes dilutions de nacre : « Les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages… » En haine ou dépit du beau idéal, il exilait ces beaux de l’air à l’entrée du Spleen de Paris et condamnait la poésie à ne plus se soucier du ciel. Il fallait désobnubiler – au sens propre, désennuager – les peintres de la vie moderne. Dans la presse de l’art nouveau, ni les poètes ni les nuages n’auraient plus droit de cité. Mais si j’ai parlé de nacres, c’est que plutôt que Baudelaire et l’hyperbolique étranger que les Petits Poèmes en prose reconduisent à leur frontière, c’est d’abord L’Homme et la coquille à quoi fait penser le livre de Jean-Luc Brisson, Politique des nuages. Sur la plage de Maguelonne, Valéry trouve un coquillage et, « comme Hamlet ramassant dans la terre grasse un crâne », entre dans une méditation sans issue devant « ce petit corps calcaire creux et spiral appelant autour de soi quantité de pensées, dont aucune ne s’achève… ». La rêverie du plasticien sur les formations de nuages qui se bousculent dans le ciel ressemble à celle du poète sur la forme d’un coquillage. Les six textes de sa rêverie, qui se forment au creux de nuages dessinés à l’encre et au crayon noir, y ressemblent aux condensations de giboulées horizontales.

« Je me suis imaginé le 20 décembre 1946 aux côtés de Vincent Schaefer, physicien autodidacte, qui a provoqué une légère tempête de neige en jetant à la main, depuis un avion, 36 kilogrammes de glace sèche et pilée. »

Ces rêves anecdotés racontent « l’hypothèse Cirrus et le projet Stormfury d’ensemencement des nuages » : un largage d’iodure d’argent désamorce la bombe d’un cyclone ou, dans l’opération « Popeye », sème des graines de déluge pour noyer la piste Hô Chi Minh et la guérilla du Vietnam. Des Paradis articifiels de Baudelaire traduisant Thomas de Quincey aux Déluges artificiels d’Irving Langmuir et de Nixon, l’homme s’essaie à la conquête et à la maîtrise du ciel. Il fait la pluie et le beau temps ; il instrumentalise et manie l’atmosphère. Ses « techniques de forçage » suggèrent à Jean-Luc Brisson un contraste de méthode « entre la peinture qui vient et la peinture volontariste » – d’un côté, le geste qui laisse advenir ; de l’autre, les tracés préparatoires qui « dominent et dressent la matière ».

D’où retour à Valéry auquel un simple coquillage, fragment de nuage ossifié, inspirait une rêverie sur la différence entre la beauté absolue des formations naturelles, aveuglément nécessaires, et la beauté conditionnelle des fabrications artistiques, laborieuses et préméditées. Le mollusque et l’architecte font tous les deux une maison, mais de différentes manières. Le premier la fait malgré lui, comme notre corps fait des os ou notre tête fait des rêves : il la sécrète et sa forme, obéissant à une force sur laquelle il n’a pas la main, est plus lui-même que lui-même. Le second la délibère, choisit et écarte des formes, compulse tous les possibles des figures et des matières : son produit est le résultat d’une lente approximation dont la réussite est conditionnelle. Cette maîtrise de l’artiste est aux yeux de Valéry la limite de tout poème et la raison qu’il soit si rare qu’une forme parfaite advienne. Le coquillage de Valéry et le nuage de Brisson sont deux extrêmes entre lesquels le geste appliqué de l’artiste rêve son pénible forceps : le coquillage représente la nécessité aveugle d’une forme lentement déduite d’un organisme qui digère ; le nuage représente l’absence absolue de nécessité de formes aléatoires, sitôt dissoutes qu’ébauchées dans les caprices de l’atmosphère. – Et puis l’homme entre les deux, artiste ou artificier, poète ou chef militaire, dont les poignées d’iodure d’argent ou la pointe de graphite s’entêtent à dresser le ciel.

Jean-Luc Brisson, Politique des nuages

Matière grise, matière plastique, matière à réflexion et matière de récits, la pulchritudo vaga des « cathédrales célestes » offre au conteur plasticien de Politique des nuages un fascinant diaporama de morphogenèse à ciel couvert… Mais ce n’est pas le seul secret de leur lente morphogenèse que l’homme veut arracher aux nuages et au grand cinéma muet de leurs transhumances paresseuses. Brisson raconte la dystopie de nuages domestiqués : l’eau manque aux hommes sur la terre ; ces grandes citernes de déluge narguent sa soif au fond du ciel. Après avoir domestiqué les troupeaux du pléistocène, après trois cent mille ans passés à se domestiquer lui-même, après tant d’efforts dépensés au fermage de la terre et à l’élevage des humains, il reste à l’homme à se lancer dans l’élevage des grands troupeaux qui parcourent l’atmosphère. La nubiculture est la solution à l’asséchement des nappes souterraines : parquer le bétail aérien, « aspirer cul-sec un nuage », traire la mamelle des cirrus, mettre les nimbus en bouteille… Encore un petit effort ! L’anthropos apteros d’Auden, ce hardi bipède sans ailes, bientôt cultivera le ciel. Quand il aura drainé l’azur de ses hordes de ruminants superflues et ombrageuses, l’avenir sera radieux.

 

Jean-Luc Brisson, Politique des nuages, éditions Wildproject, août 2018, 96 p., 12 €

Politique des nuages, composé de 60 dessins au crayon et à l’encre, de 6 textes de l’auteur, comporte un tirage de tête de 20 exemplaires augmentés d’un dessin de l’auteur.