« Vis ma vie » 2 spécial New York : une semaine 2K19

© Jade Lorenzelli

 Lundi : Le film

Times Square 15H. Devant une femme qui boit son Starbucks’ Latte un enfant se roule par terre. A droite quelqu’un vend des hot dogs à deux vieux. A l’angle des mecs en rouge jouent des coudes pour faire monter les touristes dans le City bus. Devant un passage piéton cinq hommes en costard fument une cigarette. Ça klaxonne pas mal. Une touriste estampillée « I Love NY » est au milieu de la route. Elle parle fort dans son téléphone et semble avoir du mal à entendre ce qu’on lui répond. Elle se laisse bouger par un flic massif qui la range sur le trottoir. Thank you gentil puis elle retourne à son téléphone : « DON’T YOU DARE LEAVING ME IN THE FUCKING CITY ! ». Elle est à fond elle est carrément dedans carrément larguée. Elle hurle un truc puis balance son téléphone dans la poubelle. « FUCK ». Elle réajuste son bonnet et commence à marcher vite. Dans ses yeux se reflète le grand M jaune Mac Donald’s. Elle fait tomber un dollar qu’une vieille cloche à mitaines s’empresse de ramasser. Elle disparait dans la foule. On se dit que ça aurait fait un bon début de film pour Woody Allen. Avant.

© Jade Lorenzelli

Mardi : Petite star

Partout dans les rues une foule de gens qui marchent et des feux rouges. Partout des buildings des baraques à frites des écrans qui clignotent des enseignes qui parlent. Partout des camions énormes des flics des chanteurs à guitare et des taxis jaunes. Partout tout. Le Metropolitan Museum of Art, l’un des plus grands du monde, participe à cette profusion : plus de deux millions d’œuvres d’art, une collection encyclopédique d’instruments de musiques des armures des sculptures des collections d’objets design des photos. Et des paysages familiers. Partout tout. Les visiteurs eux aussi viennent du monde entier, faisant de ce lieu labyrinthique un mini monde civilisé à la fois figé dans les vitrines, et bien vivant dans les couloirs. On y croise « L’Arlésienne » et l’ « Autoportrait » de Van Gogh, le hollandais des Alpilles qui rinçait ses pinceaux dans le lavoir de l’ancienne rue des roches à Saint Rémy de Provence. Paul Cézanne et son « Golfe de Marseille vu de l’Estaque », ou l’on cherche du doigt à situer la maison, tel ou tel quartier, la petite plage. A côté, le paysage à santons aujourd’hui bardé de cheminées industrielles de « Gardanne ». Une photo d’Edouard Baldus immortalise en noir et blanc l’ancienne gare de Toulon. Le MET comme le monde entier en tout petit. A la sortie sur les grandes marches les yeux sont fatigués et les cœurs sont chauds pour tout le monde.  Le soleil est doux et une phrase flotte pour nous dans le ciel : « On a vu la Bonne-Mère ! »

© Jade Lorenzelli

Mercredi : La vie des gens

Si des milliers de touristes arpentent tous les jours les rues de New York, personne n’achète de carte postale. On les voit jaunir au soleil sur des présentoirs rouillés, et se recroqueviller sur elles-mêmes au fond du magasin de souvenir. Elles sont tout simplement Out. On préfère envoyer des selfies, cartes postales imaginaires avec nos têtes dessus. Et ici, à peu près tout justifie une photo. Malgré le caractère personnel du selfie, on remarque vite que les mises en scènes sont très similaires, presque systématiques. Au fond on fait chacun un truc très semblable à ce que fait celui d’à côté, imitant en fait le kitch des vieilles cartes postales. Et on est hyper équipés on est : Batterie portable/ Free Wifi/ Filtre Rise. Sur le Brooklyn bridge pose sourire pleines dents dans les rayons du soleil ou regard intense au loin pour la photo (beaucoup de backlighting). Devant les immenses fontaines à l’envers, monuments en hommage au 11 septembre 2001, on fixe tristes et compatissants l’œil du smartphone. Les téléphones servent de moins en moins à téléphoner. Ils nous prennent en photo devant la statue de la liberté, le Nike Store, le sapin de Noël du Rockefeller Center. Parce que le selfie place le touriste au cœur de l’action. Le selfie signifie il dit « regarde ce que j’ai vu », il dit « j’y étais ».

© Jade Lorenzelli

Jeudi : Shopping

315 Bowery Street Manhattan. Une boutique pour hommes propose des chemises en jean, des pointues en cuir et des parfums aux noms franchement engageants (« Artisan Fragrance », « Vintage fragrance ») pour nos copains startuppers dynamiques. Dans un autre monde on trouvait à cette adresse le mythique CBGB, club à bagarres poisseux et petit qui lança vers 1967 les Ramones, Blondie ou Talking Heads. Après s’être longtemps battu pour faire du lieu un bâtiment historique, Hilly Krystal le propriétaire jette l’éponge en 2005, face à l’indifférence générale et le loyer exorbitant. Il aurait déclaré vouloir tout emporter, dont le comptoir et l’urinoir où pissait Joey Ramones. Tout recommencer à Las Vegas. Une série de concerts rend hommage au club en 2006, et la scène voit défiler une dernière fois Sonic Youth, Debbie Harry, Bad Brains et Patti Smith comme les survivants d’une époque bien révolue. La diversité du public en témoigne : si pas mal de vieux punks à blousons et ongles noirs répondent à l’appel, de nombreux gamins viennent assister aux concerts comme on va au musée. L’histoire du CBGB est celle des guitares désaccordées et de l’odeur de bière chaude, celle du Punk et du No Future qui comme un cow-boy arrogant et maladroit s’est tiré une balle en plein dans la santiag. Le CBGB ferme ses portes et, dans une logique implacable, Hilly Krystal meurt en 2007. Les panneaux de bois sur les murs sont aujourd’hui brillants et propres. Ils servent à tenir les portants d’une marque de prêt-à-porter à la mode : John Varvatos.

Vendredi : « The body electric »

Sur le modèle américain du All-you-can-eat, selon lequel le client peut manger une quantité illimité de nourriture pour un prix fixe, New York offre une infinité de déclinaisons du modèle : All you can walk, all you can see, all you can do. Prendre métro, réserver, attendre. Et nous fixons le prix : Pouvons-nous encore marcher, pouvons-nous tout voir ? Avaler toutes les rues, regarder et prendre en photo. Les ascenseurs vont à fond le sol tremble et le vent nous pousse. La ville est immense et les grattes ciels nous regardent. C’est réel, individuel et super global. En passant devant le Chelsea Hotel on pense à Patti Smith. Ses chansons contiennent cette dualité : si les paroles appellent des mélodies douces et fluides (comme celles de Joni Mitchell par exemple : calme et Californie), les rythmes sont saccadés, les instruments marquent bien les ruptures couplet/refrain. Et on gueule tous les chansons de Patti Smith (elle la première) comme des hymnes de stade, des chants de supporters aux paroles intimes et brillantes. On pense aussi à Walt Whitman et à son poème interminable : « I sing the body electric », qui raconte des histoires, parle de corps et d’esprit, d’amour. C’est cette dynamique qui caractérise la ville : un petit monde agglutiné, trop de tout et jamais vraiment de nuit. Un flux continu de phrases et de situations, un corps électrique branché à cent mille sur tout. Les vers de Whitman brillent partout ici : « I believe the likes of you are to stand or fall with the likes of the soul, (and that they are the soul,)/I believe the likes of you shall stand or fall with my poems, and that they are my poems,/Man’s, woman’s, child’s, youth’s, wife’s, husband’s, mother’s, father’s, young man’s, young woman’s poems » etc. etc. etc. On regarde en l’air, on l’entend.