Quelle bonne idée celle des éditions bleu-atour autour de republier un texte de Aziz Chouaki Baya, Rhapsodie algéroise, premier livre en prose écrit par l’auteur, alors inconnu, en 1986 et édité en 1989 aux éditions Laphomic, dont la disparition plongea ce premier écrit dans l’oubli. Aziz Chouaki est désormais une figure atypique de la culture algérienne, né du temps de la colonisation, en 1951. Formé en Algérie, il se présente et se revendique comme artiste algérien francophone. C’est ainsi qu’il fut, dans les années 70, un acteur du rock algérois, un guitariste héritier des traditions musicales traditionnelles et qu’il joua dans les cabarets de la région algéroise des morceaux des Beatles ou de Jimi Hendrix. D’ailleurs la musique va durablement marquer sa démarche d’auteur comme le prouve ce premier livre. Chouaki fit preuve, dans chacune de ses activités, d’esprit critique, de goût pour le mélange des genres, au point de quitter l’Algérie en 1991 au moment de la poussée d’un islamisme intégriste qu’en homme libre il ne pouvait partager.
Avec Baya, rhapsodie algéroise nous sommes face à un texte hybride, hors genre, entre monologue théâtral, monologue intérieur, journal intime, autobiographie qui reprend la vie familiale au quotidien d’un personnage féminin très attachant nommé Khalti Baya. On a quelques morceaux de bravoure dans ces allées et venues incessantes, entre la reconstitution de sa vie passée et l’évocation de son présent par cette femme : le récit de la rencontre avec Salah, son futur mari, en 1951, tout en douceur, en pudeur, en tendresse, moments que l’on trouve rarement dans le roman algérien, les premières amitiés, l’expérience de la vie, les rapports avec ses parents, sa vie simple à Saint Eugène – lessive, cuisine, vaisselle – et la découverte enthousiaste de la France avec le long récit d’un voyage à Paris, la guerre d’Algérie, et ses drames : les départs au maquis, dont son frère, les attentats qui tuent des européens amis, la violence de l’OAS, les journées euphoriques de l’Indépendance, la fin des illusions.
Baya s’interpelle elle-même, avec beaucoup de lucidité, analyse sa vie de couple, sa famille, ses enfants. Elle est toute en nuances, ne tombe jamais dans le manichéisme, ou dans le militantisme, elle n’idéalise ni la lutte armée ni le temps des Français, non plus que l’indépendance. Plusieurs voix se font entendre dans ce texte polyphonique : la voix d’une femme qui parle ou plutôt prend la parole à la première personne, la monopolise même (rare dans la culture algérienne), voix centrale, prépondérante, envahissante, qui donne le tournis parfois, voix d’un narrateur aussi qui intervient parfois, voix croisées dans des dialogues reproduits. Baya se révèle être une femme sensible, sensuelle, subversive, nourrie de contradictions, un peu fleur bleue. A partir de la consultation de photographies de son passé, qui couvrent les années 1940, 1950, 1960 et 1962, elle enclenche l’évocation de ces souvenirs, appliquant en l’occurrence le fameux « ça a été » de Roland Barthes.
Elle revient sur les épisodes principaux de sa vie, à travers l’histoire de la colonisation jusqu’à l’indépendance. Au cours de ce monologue chaotique, qui ne respecte pas la chronologie, Baya se regarde dans le miroir au début et à la fin et elle fait le bilan de sa vie : le peignoir qu’il faut recoudre apparaît ainsi comme une métaphore de son destin et peut-être de l’histoire de l’Algérie qui traverse le livre. Mais le point de vue est toujours individuel, il ne s’inscrit pas dans une lutte collective, idéologique ou féministe. Pourtant, cette sorte de Perec algérien, dit des vérités fort graves, fait preuve d’autodérision plus que de révolte, comme cela se fera jour dans tout un discours au féminin, dans les années 90, en Algérie.
Comme il le pratiquera plus tard dans Les Oranges (1998), parfaite métaphore de l’Algérie, ou dans Europa, montage théâtral consacré aux migrants (2018), Chouaki mélange, dès ce premier texte, le français, l’arabe, le kabyle, l’espagnol. Il en vient à créer une nouvelle langue, faite de jeux de mots, d’allitérations, avec une invention verbale à la Raymond Devos, donnant à sa prose un rythme musical qui convient parfaitement au flot désordonné des souvenirs de Baya. Le sous-titre Rhapsodie algéroise dit bien le rapport étroit avec la musique libre, inspirée de thèmes populaires, selon la définition même du mot.
Martine Matthieu-Job, dans son excellente préface, parle à juste titre de « ludisme verbal » Une extraordinaire invention linguistique fait de Chouaki un véritable poète, usant avec art tous les procédés de la rhétorique de la création verbale qui fait rire depuis Rimbaud jusqu’à Coluche ou Desproges. Calembours, jeux de polysémie, mots valises, détournements de sens, ambiguïtés sonores, modifications graphiques se succèdent pour notre plus grand plaisir. Quelques exemples : Et vibrent délurées les lyres du délire des sens dans tous les sens ; Le moite émoi levant, craquant le carcan de la bienséance de la moustache-joug jugulant les ardeurs primaires ; Brouter l’herbe bleue ensemble, dans le grand soleil orange qui la baie féerie fière de son couchant grandiose à elle ; ses illustres feux réfractés points d’or dans nos yeux dans les yeux ; le soleil lançant ses lancinantes lances, surtout vers midi, sieste lézardée de grillons abnégants ; le ciel comme une orange, peuplé docile troupeau nuages blancs transhumant; haîk brillant sentant bon, sentant cent ans Maman ; L’isle âme ; A lait colle ; des juifs juivant juivement surtout ; le courant d’erre ; les cous fins ; le rue matisme ; Blida la ville d’haie roses; la grande thé race ; L’Algéromantisme ; Julio essuie-glaces ; les vacances de bône année ; les cent dallettes, mes algues algorythmant le ressac ; l’akermesse des espagnols ; protopseudopréhistoire ; l’indigène gène, indigeste… ; le courant d’erre ; un rouquin mille lit terre, le corps beau et l’heureux narre ; certificat destudes ; formepronhominale ; la muse hic. Ce discours syncopé est plus proche de celui du rap que d’un style académique, elle signifie le chaos des pensées de Baya. Ce texte, très proche du théâtre, est plus à écouter qu’à lire. Le livre sera d’ailleurs adapté au théâtre en 1991.
L’écriture de Chouaki s’inscrit à l’évidence dans la tradition à la fois algéroise, (avec l’inventivité du vocabulaire folklorique pied-noir) et algérienne avec ce goût de la poésie des mots. Comment ne pas penser au personnage de Cagayous, le roi des « salaoetches » et sa troupe de gamins turbulents dont le père est Auguste Robinet qui consacra l’écriture pataouète, savoureuse langue parlée à Bab-el-Oued (Bablouette!) dans des chroniques de presse parues dans les années trente. Ou à la pièce à succès, La Famille Hernandez, crée en 1957, à Alger puis à Paris, qui mettait en scène la vie quotidienne du petit peuple des quartiers populaires d’Alger et la cohabitation des diverses communautés qui habitaient en Algérie dans un langage savoureux. On les retrouve aujourd’hui dans les sketches de l’humoriste Gad Elmaleh.
Les souvenirs du passé remontent à la conscience de Baya dans le désordre de sa mémoire : son enfance avec sa mère dans ce quartier populaire. Des personnages de Français d’Algérie très pittoresques rompent avec la vision manichéenne habituelle dans trop de récits algériens. Certes, il n’ y a pas de nostalgie des pieds noirs ou de la colonisation mais une représentation en empathie de la petite société cosmopolite de l’Algérie de l’époque : le voyage à la station de ski de Chréa , la fête à Blida, le dimanche dans la belle villa de son amie Atika où elle découvre la musique de Mozart, le mariage de Kamel et Chafika. Ou les parties de pêche le dimanche, toute une vie heureuse est évoquée. De même que les lectures françaises de son père, avec Louis Bertrand, les références à Hector Malot et à Anatole France, Camus qui entre dans le récit comme un personnage de plus dans cette société, les matchs de football, les discussions entre les hommes. Et aussi Tonton Sid Ahmed, le poète qui lui apprend à écouter la mer dans les coquillages ou Monsieur Antoine le postier, ou Madame Espada, la boulangère, le docteur Émile, Monsieur Lebec, courtier en grain, Madame Sintes, Madame Gomila la couturière, Madame Garcia, la vendeuse de chaussures, Christian Cohen, agent de banque marié à Sarah Zemmour, Marie Blanchot, Madame Bagur, Collaro mais aussi, Dhaffar engagé dans la rébellion, Ahmed Rabti, l’épicier de la Casbah, les Cherrak, Hamid et Hizia, Khalti l Hadja, le marchand de tissus, Meriem Fekkaï, la chanteuse, Ali Guendouz.le crieur de journaux. Un glossaire est fourni en fin de volume pour expliciter certains noms et sigles.
Le séjour à Paris chez Mokhtar et Jeanne donne l’occasion d’un bel hommage à la France, à sa diversité, à tout ce qu’elle représente aux yeux d’une Algérienne. Aziz Chouaki a pourtant connu la guerre d’Algérie d’abord dans les années 50 à Tizi Rached. On sait que son grand-père, Mohamed-Saïd Hadjeres, fut le premier instituteur musulman de l’École Normale durant la période coloniale. En 1955, au début de la guerre, le jeune Aziz rejoint la capitale avec sa mère institutrice. Mais le monologue de Baya ne transmet, à aucun moment, de vision caricaturale ou haineuse de la France ou des français. Ce n’est pas son moindre mérite. Reste un texte magnifique qu’il faut lire ou relire absolument dans cette édition de la collection Céladon des éditions bleu-autour, toujours aussi soignée avec son format de poche, au prix modique. De très belles huiles de Louis Benisti, le peintre ami d’Albert Camus et d’Edmond Charlot, accompagnent avec bonheur l’édition dans les deux rabats repliés sur les contre-plats du livre. Ce texte confirme l’importance, dès l’amorce de sa carrière d’écrivain, d’Aziz Chouaki dans les lettres algériennes et dans la représentation de l’Algérie passée et présente.
Aziz Chouaki, Baya, Rhapsodie algéroise, éditions bleu-autour, 2018, 110 p., 13 €