Connu dans les milieux algérois dès la publication de son premier recueil, Argo (1983) puis le roman Baya en 1988 (réédité en novembre 2018 aux éditions Bleu Autour), Aziz Chouaki est certainement l’écrivain algérien le plus inclassable. Sa pièce la plus récente, Nénesse (2017, éd. Les Cygnes), brocarde âprement homophobie, racisme et antisémitisme, farce tragique de notre monde contemporain. Il a aussi écrit deux pièces qui touchent à des actualités brûlantes : les migrants et les soldats coloniaux de la Grande Guerre.
Les migrants
« Europa (Esperanza) », a été mis en scène par Hovnatan Avédikian et joué au mois de septembre au Lavoir moderne parisien, dans le 18e. Elle sera de nouveau à l’affiche dans les prochains mois. Le texte lui-même, sous le titre Esperanza (Lampedusa) a été publié aux éditions Les Cygnes. C’est une commande du théâtre Nanterre-Les Amandiers liée au long et fructueux compagnonnage de 15 ans d’Aziz Chouaki avec Jean-Louis Martinelli qui confiait en 2017 que c’était sa façon « de faire danser les mots » qui l’avait séduit.
Pour parler des migrants, Aziz Chouaki se focalise sur des Algériens, ceux qu’on appelle les « Harragas » et installe son lecteur-spectateur dans la barque de fortune qui emmène vers Lampédusa une brochette improbable d’hommes et de femmes déterminés à quitter le pays pour l’Eldorado de l’Europe. Ils échangent leurs rêves, ce qu’ils espèrent pouvoir faire dès leur arrivée… où ? : « Même Israël ça me va mec, tout ce que tu veux, évite-moi juste les Arabes, les Africains, les pauvres, les grenouilles crépues et tous les Ben Laden possible ». C’est sur ce ton à la fois de désespoir, de dérision et de blague que se déroule la traversée entre érudition (l’un d’eux est appelé Socrate, c’est dire…), religiosité (une voix dit des versets du Coran plus ou moins édulcorés) et parlers du quotidien de celles et ceux qui n’ont plus rien à perdre. Ils essuient toutes les péripéties, finissent par perdre l’un des leurs et… vogue la galère ! la pièce s’achève sans que l’on connaisse l’issue de l’échappée.
Les Coloniaux (1914-1918)
En janvier 2009, le théâtre des Amandiers à Nanterre avait proposé une autre pièce d’Aziz Chouaki, Les Coloniaux, pièce à un seul personnage avec en quasi voix off, « le figuier » joué par le dramaturge lui-même avec une mise en scène par Jean-Louis Martinelli.
Ce fut un moment d’écoute exceptionnel et une véritable prouesse d’acteur – ici Hammou Graïa –, que de jouer du Chouaki ! Avant même une thématique ou une histoire, ce qui est la saveur absolue de ses créations est la langue, insolite, rythmée, déjantée. Dans Les Coloniaux, il parvenait à un équilibre déjà approché avec sa première pièce jouée en France, Les Oranges. La réalisation était encore plus accomplie ici entre l’hermétisme d’une trop grande recherche dans les mots et les références, le recours à la langue française que nous parlons et entendons au quotidien et les interférences avec les parlers algériens.
Mohand Akli n’a guère envie d’être enrôlé en ce mois de 1914 : « Bon, ce jour-là, j’étais dans mon douar, dix-sept ans, douce lumière grise, farouche Kabylie, octobre granit, ballon de chiffon, on jouait au foot avec Zizou, non, c’est un autre, pieds nus, gandouras sales, des yaouleds, quoi, couleur sépia ». Mais le figuier lui donne l’ordre d’obéir pour aller reprendre Douaumont car, admirateur des Pieds Nickelés, il veut qu’il les rejoigne : « Et moi, je lui dis, ça veut dire quoi, « je reprends Douaumont » ? Il me dit que le fort de Douaumont a été pris par des guerriers allemands et qu’il faut le reprendre puisque les Pieds Nickelés sont de la partie.
J’essaie de trouver une logique post-euclidienne dans ce caramel choucroutement couscoussé, les Pieds Nickelés ? Mais c’est des personnages ? Comment ? C’est juste une image, du courage, ça n’existe pas, un personnage.
Là-dessus, il me hurle, le figuier, que je ferais mieux d’arrêter mes âneries, qu’il y a des choses bien au-delà de ma petite tête de Mohand Akli. Et que, puisque les Pieds Nickelés sont là-bas, je dois y être aussi, rompez, fin de discussion. Ça va, ça va, que je lui réponds, et donc je fais quoi ? »
L’épopée est lancée pour une heure et demie sur le ton de la parodie, de la dérision et de la tendresse tout terrain… Aziz Chouaki joue de toutes les gammes pour traiter l’héroïsme et son contraire, les poilus honorés et les combattants oubliés. Car, c’est bien à ces derniers que sa pièce est dédiée, ces « coloniaux » qui désignent les colonisés appelés au front pour sauver la « mère patrie » qui n’en aura que peu de reconnaissance symbolique et financière !
A défaut de la voir, la pièce peut être lue car elle a été publiée aux éditions des Mille et une nuits en 2009, comme Les Oranges, de multiples fois mis en scène. Aziz Chouaki l’écrivait, dans sa « semaine », en mai 2006 dans Libération, ce texte répond à une commande officielle pour la commémoration de Verdun : « (…) les tirailleurs sénégalais, les spahis, toute la très coloniale iconographie sépia des musées militaires, sanctuarisée, embaumée dans le bienfaisant ronron du bon P(ét)ain (…) ces braves coloniaux sont venus héroïquement défendre la France (…) Protéger la tendre blondeur de la France(…) Du coup, caisse à outs’, petits tournevis, clef à mollette, et j’ai corrigé l’angle, le bloc moteur. Car, comment moi, petit-fils d’un de ces coloniaux, vais-je pondre un neuneuf assez valide pour éviter la prise d’otage ? (…) Alors, la France, responsable ou bien coupable ? »
Fellag a lu ce texte sur le site pour le 90è anniversaire de la bataille de Verdun en juin 2006 : un texte vraiment peu conventionnel pour une commémoration officielle ! Malgré sa volonté de décentrement, Aziz Chouaki marche sur des œufs : s’il ridiculise gentiment l’état-major de Pétain, il traite avec égard le vainqueur de la Première guerre ; il « humanise » par le rire les clichés sur les différentes catégories de colonisés et des autres combattants et écarte, avec esprit, repentance et dette : « Non, non, sans aller jusqu’à la presque comparaison, ça fait revanchard, et puis c’est très mauvais pour la vésicule biliaire […] soyons urbain, de grâce, un peu de fringance d’âme, s’il vous plaît, quoi. […] J’ai envie de demander à la France, en fait, c’est juste un tout petit peu de mémoire.
Mais de la vraie active, de celle qui dégrafe les commémorations, au-delà des cymbales et des symboles, foin de tous les artifices de la représentation.
Nulle charité, nulle componction, surtout pas de repentance car, tout compte fait, coin de frigo, des restes de justice feraient très bien l’affaire.
Plus une mémoire du cœur, alors, oui, une mémoire bien étale, à ras de langue, à simple hauteur d’âme. C’est ça que j’ai envie de dire à la France, toute blessure a deux lèvres, avers et revers, que les petites mains reprisent tranquille, de grâce, loin du fracas du verbe ».
Les lectures parallèles de fictions autour d’un même sujet aident toujours à mieux le comprendre. Et en ce mois de septembre 2018, en relisant Les coloniaux, on peut lire aussi Frère d’âme de David Diop (dans la dernière sélection du Prix Femina 2018), qui s’attaque aussi à « la très coloniale iconographie sépia des musées militaires » et active la vraie mémoire (une part de celle-ci), « celle qui dégrafe les commémorations »…
Plus d’humour, plus de rire ; un jeu de langues différent mais aussi perturbateur. David Diop fait revivre une figure de tirailleur sénégalais – comme l’avait fait son compatriote Sembène Ousmane, dès 1965, dans Vehi-Ciosane, avec le personnage de Tanor revenu comme une loque de la Grande guerre –, Alfa Ndiaye. Après avoir vu son frère d’âme, Mademba Diop tué à la sortie de la tranchée, il se surpasse en sauvagerie, allant au-delà de ce qui était demandé par les supérieurs de l’armée. Comme l’écrit Camille Thomine dans Le Nouveau Magazine littéraire : « Les lieutenants toubabs attendaient de leurs recrues « chocolat » qu’elles jouent les sauvages, qu’elles se ruent sur l’ennemi coupe-coupe en main, hurlant et roulant des yeux fous ». Alfa Ndiaye entre totalement dans le « jeu ». La critique caractérise ce récit comme « une mélopée sorcière » qui nous entraîne, page après page, dans l’horreur jusqu’au bout, jusqu’au dernier acte.
La plume inclassable d’Aziz Chouaki
Avec Aziz Chouaki, quelle que soit la thématique dont l’écrivain s’empare, tout se joue dans la langue donc, non comme exercice de style mais comme manifestation d’un être-au-monde qui, partant de « racines » stérilisantes parce que définies dans l’étroitesse et l’obligation, s’en échappe pour s’inventer dans le chaos maîtrisé d’un « chaloupage » linguistique constant. Et en s’inventant, ce chaos maîtrisé s’extirpe de l’assignation à « résidence » pour prendre une dimension qui échappe aux définitions étroites de la nation. C’est certainement un auteur surprenant et hors norme.
Camus étant l’écrivain français le plus connu des lecteurs, rappelons un extrait du texte absolument original qu’il lui consacre en 2003, « Le Tag et le royaume » où il tente de cerner son rapport à cet aîné : « Dans ce grand concert des écritures du soleil, c’est la figure de Camus le tatouage, la matrice, le tag. A la fois aval et amont, en tout cas toujours transversal, ce tag n’est jamais qu’une présence, agile à taire le secret de son chiffre.
(…) Oui, j’ai envie de dire avec lui, oui, Camus, l’Algérie n’est pas que arabe, ni que française, ni que berbère, ni que quoi que ce soit de correctement exclusif d’ailleurs.
Il y a simplement autant d’Algéries qu’on peut en concevoir.
(…) j’ai corrigé l’angle de saveur par rapport à lui quand j’ai perdu la nation (au sens où l’on dit : j’ai perdu la foi). Quand me sont poussées, tout d’un coup, ces lianes vivantes qui font de moi réseau, à présent. »
Par rapport à l’héritage, revendiqué ou mis à distance, assumé ou rejeté, tout écrivain fait un choix d’expression qui l’oblige et oblige son lecteur à « changer de route », du moins à se poser autrement les questions de son origine, de son présent et de son futur. Dans un entretien avec Violaine Houdart-Merot, Aziz Chouaki expliquait : « Je crois que toute écriture suit une biographie. En l’occurrence, mon écriture me ressemble, si l’on veut. Elle est arabe, berbère, anglo-saxonne, française. De par ma culture musicale, elle est jazz, funk, contemporaine, plastique. Maintenant, l’écriture dramatique resserre la parole, parce qu’il n’est question que de ça, dans une pièce. Des comédiens parlent. C’est la parole qui construit le drame. Or, dans le roman, il y a une distance, dans la mesure où il y a plus d’amplitude. Le temps du roman est horizontal, celui du théâtre vertical. En ce qui concerne mon travail, je travaille beaucoup le signifiant, j’essaye de trouver du goût au-delà du sens, travailler sur les sons, les correspondances ». On voit ici que l’histoire de l’individu, de ses acquis artistiques et culturels, s’ouvre sur une recherche incessante de créativité quand il s’agit de transformer le matériau entendu, dit, observé, en œuvre d’art.
Présentant, en 2000, son roman Aigle, Aziz Chouaki affirmait écrire « en français, certes, histoire oblige, mais à bien tendre l’oreille,
ce sont d’autres langues qui se parlent en moi, elles s’échangent des saveurs,
se passent des programmes télé, se fendent la poire.
Il y a au moins, et surtout, le kabyle, l’arabe des rues et le français.
Voisines de palier, ces langues font tout de suite
dans l’hétérogène, l’arlequin, le créole.
On avait ça dans Les Oranges, ce côté patché, rhapsodie –
Au sens étymologique des coutures.
Il y a aussi écrire le monde, « le technocosme » (comme dirait Jeff)
qui moule notre perception, s’emparer de ses codes.
Écrire avec et non contre les médias et les technologies.
C’est en tout cas l’enjeu majeur dans Aigle,
Revendiquer l’hybride et le contemporain.
Je suis un Oriental, avec tout le jasmin et la vase,
Mais aussi un parfait clone de la colonisation.
Gosse, j’ai pleuré Blandine dans nos vieux livres jaunes à gravures ;
à l’école communale j’admirais Bayard, sans peur et sans reproche,
parmi les fumets de chorba du ramadan. Aujourd’hui l’histoire, le drame,
L’exil.
Et l’écrire toujours là, à adoucir les mœurs… »
A Ariel Kenig, pour Zone littéraire, il disait que « Les jeunes Algérois chantent en arabe mais avec un son complètement américain. Ils sont déchiquetés entre les images formatées du monde occidental et le vide de leur cité. Leur identité culturelle n’est pas définie, surtout à cause de cet état de schizophrénie linguistique : à l’école, comme à la télé, on utilise un arabe qui ne se parle pas du tout. Les gens passent leur temps à décoder. Tout le monde joue au théâtre par rapport à la langue officielle.
Les jeunes n’ont pas d’image valorisante à laquelle s’accrocher, à part un peu en musique. Des groupes algériens comme Micro Brise le Silence, renforcent admirablement le mythe en tournant en France ou en signant avec Virgin, mais les gens s’identifient davantage à Michael Jackson ou aux fast-food. Moussa Massy [héros de L’Etoile d’Alger], c’est l’exemple parfait du creuset des débris de mythologie occidentale. Il fait le ramadan pour se bourrer la gueule deux secondes après. Un aller-retour continuel et quasiment primitif, mais qu’il assume. »
L’Etoile d’Alger, son premier roman, lui a donné une reconnaissance littéraire certaine. Aziz Chouaki n’est pas le premier romancier algérien à mettre en fiction un jeune Algérois des quartiers populaires. Mais ce n’est pas tant le référent qui est original que la langue pour le dire. A l’ouverture du roman, Moussa rentre d’une soirée qu’il a animé comme chanteur : « Mal de crâne, quelle soirée !
La fête s’est bien passée, en gros, bonne organisation, bien payé en tout cas, 20 000 balles dont 8000 pour bibi. Normal : la vedette. C’est pas rien de chanter pendant plus de cinq heures avec juste un petit entracte. Répertoire type de mariages : tu mets un peu d’algérois au début, pour détendre, puis tu attaques direct au bas ventre, le plat de résistance, la chanson kabyle moderne, la spécialité du chef. Il y avait même un journaliste d’Algérie Actualité, grosses moustaches, on a pris rendez-vous, peut-être une interview ?
Faut dire que je me suis défoncé, tout le monde a dansé jusqu’à l’aube. Le violoniste a fait quelques fausses notes mais ça va. Ensuite, on a veillé avec les copains, l’orchestre, jusqu’à l’aube, trente-six cafés au lait, sandwich, au Terminus. Clientèle de petit jour, musiciens, danseuses de cabaret. Puis, vers 7 heures, retour à la cité avec Djelloul, le chauffeur du groupe.
Je fais exprès de rentrer au petit matin. Comme ça c’est mieux, comme ça tu tombes de fatigue direct, comme ça tu vois un peu moins.
Quatorze personnes dans trois pièces (…)
Moussa se déshabille à tâtons, puis se jette sur son matelas mousse à même le sol et sombre dans le sommeil. »
Ce travail sur la langue se retrouve dans l’ouverture des Oranges :
« – De loin ça fait comme un ruban blanc, cerné de bleu en bas, avec des touffes de vert en haut. Et puis c’est poivré, menthe fraîche et jasmin. C’est ça Alger. Brune lascive aux yeux olive, étalant sa blanche langueur au lécher du soleil.
Et moi j’aime ça, oh oui. Petit matin, au balcon, prendre un bol de soleil direct. Hum.
Cris d’enfants, la rue bruisse, le petit Krimo, qu’est-ce qu’il joue bien, regarde, regarde comme il te dribble ça, hop, hop, et toc, la boîte de conserves entre les jambes du goal, ilié !! Petit pont, pauvre goal, c’est Hamdane le fils de Moussa le boucher, quinze ans, déjà quatre-vingt kilos…
C’est quoi, ça ? Cette odeur, oui, qui soudain gifle, heureuses, mes narines ?! C’est la mer, que je vois en bas du ciel, entre le café du Chihab et le kiosque à journaux. La mer, bien sûr. »
Cette écriture est déconcertante pour beaucoup de lecteurs, plus à la lecture qu’à l’écoute d’ailleurs. Elle mime l’oral à l’écrit. Les phrases nominales sont privilégiées ainsi que les ruptures, parfois les coqs-à-l’âne et souvent les jeux de mots. Cette liberté et en même temps cette recherche linguistique sont parties prenantes de la complexité et du désordre d’une situation car manifestement pour le personnage principal des Oranges ainsi que pour Moussa Massy, rien ne peut être simple au pays « où l’indépendance est arrivée » ! Pourquoi la langue serait-elle domestiquée ? Par la langue du texte, l’histoire est interpellée et n’entre plus dans les créneaux déjà dessinés par les écrits antérieurs qu’ils soient algériens, français ou autres. Sa langue use d’onomatopées, d’une ponctuation abondante qui s’explique aussi par le discours direct du personnage, par un lexique particulier (qui mériterait toute une étude), par une élimination quasi systématique du premier terme de la négation. Tout cela est fortement construit et concerté pour « représenter » le jeune du quartier, pour essayer de transmettre ce qu’on pourrait appeler la « culture houmiste » et réussir à le faire.
Si le lien était déjà très clairement fait entre les jeunes Algérois et les jeunes des banlieues, il est presque systématiquement présent à l’esprit du lecteur qui voit jouer ou qui lit Une virée (2003). Inutile d’insister sur le fait que, comme pour toute pièce de théâtre, il vaut mieux la voir que la lire, ou la lire seulement après. En effet, la mise en scène de Jean-Louis Martinelli, proposée au Théâtre des Amandiers de Nanterre en 2004, a soutenu de façon magistrale le texte par le décor, la musique et le jeu époustouflant des trois acteurs. On peut dire, une fois encore que la langue d’Aziz Chouaki dépasse le mimétisme et est véritablement une langue de création. Travail concerté et non relâchement stylistique : « Il s’agit moins de dénoncer que de donner à voir, on est toujours dans l’espace du théâtre, la convention. La langue que pratiquent les personnages est inventée, c’est une langue alternative, forme et contenu se perlent en défiant les règles de la parole normée. Ils sautent de l’arabe à l’anglais, au français, sans se poser de question. C’est presque une langue d’aéroport, cosmopolite. En fait, ils utilisent là, inconsciemment, la matrice de l’occident, sa technologie domestique, les médias, la télé, le cinéma. Donc d’un point de vue esthétique, c’est une richesse savoureuse ».
La quatrième de couverture présente Une virée en quelques mots : « Trois larrons en bordée, une plongée dans l’interzone des bas-fonds d’Alger. Ça pourrait se passer dans le Bronx ou n’importe où ailleurs ». Sur scène, trois jeunes Hittistes, dans l’Alger des années 90. Ils sont à la dérive, sans travail, sans domicile, sans femmes et ils observent un monde en plein chaos, frôlant sans cesse la mort ou l’intégrisme et vivant dans la détresse. Pour y échapper, il y a l’alcool, la drogue et les amphétamines, premiers bagages d’une « virée » qui finit en tragédie.
D’un « bar pourri d’Alger » (premier panneau), les trois amis, Mokhtar, Lakhdar et Rachid, passent à un autre lieu, « devant une espèce de mur au bas duquel un soupirail grillagé. C’est Tabessrassek, clando d’alcool » (deuxième panneau) puis, quand le bar ferme, « Front de mer, baie d’Alger (…) Alger-Vegas (…) les trois larrons sont dans une voiture » (troisième panneau) pour finir (quatrième panneau) au grand air : « Plage, rochers, lune, étoiles, mer. Les trois larrons sont calés contre des rochers, un post-cassette diffuse Boney M. Chacun devant son bouzelouf, ils mangent, s’ouvrent des bouteilles ». Échange d’informations, de ragots, de désespérances et de rêves, bagarres, tout est amorce et espace de violence. L’un après l’autre ils racontent leur histoire, histoire de malchance, d’abandon et de malvie sur fond de musique chaâbi. Au fur et à mesure de la soirée, les trois amis sont de plus en plus shootés. La dérision, sous l’effet conjugué de la drogue et de l’alcool, atteint son sommet autour des têtes de mouton qu’ils dégustent. La tension monte, ils ne sont plus maîtres d’eux-mêmes : Mokhtar et Rachid se disputent : tout tourne au drame, latent depuis le début de la pièce. C’est Rachid qui est tué.
Cette trame narrative est perceptible à la représentation mais ne se reconstitue vraiment qu’à la lecture. Car, au moment du jeu, le premier rôle est tenu par la langue : langue du patchwork et du mélange perpétuel faite de télescopages incongrus et savoureux, elle mobilise l’attention et s’impose ; langue rythmée par des mots récurrents dont celui de « niquer » qui est le mot-vedette des conversations des « trois larrons », invention, en quelque sorte, d’un nouveau degré zéro de l’expression qui serait sa dégradation faite des bribes linguistiques enregistrées à tout instant et qui font sens par leur tricotage et juxtaposition. A son propos, Aziz Chouaki explique : « Les personnages d’Une Virée ne fonctionnent qu’avec « deux neurones », c’était une de mes contraintes de départ, je voulais explorer cette zone des « deux neurones ». Dans Les Oranges, les personnages sont érudits, brillants, ils ont une pensée, un projet de destin. Dans Une virée, c’est le point mort de trois destins. De la langue ils ne possèdent que des débris. Alors ils ne sont que dans la digression, la violence, le sexe : celui qui a raison, il nique l’autre, pour résumer comme eux ».
On peut en donner un exemple lorsque Mokhtar apprend que Djaffar Clinton, un musicien du groupe, est « tombé FIS » : « Putain, Djaffar Clinton, la prière ? L’écume des bars d’Alger, fils des frites et du vin. Tout de suite te vend le vent pour how much, oualou. C’est bon, mec, rideau. Belcourt de nos pieds nus de gosses à dribbler miettes d’oiseaux, une deux, hop amorti pied gauche et reprise de volée droite, but, en plein cœur l’arc-en-ciel, le soleil. Et les vagues, la paresse, rochers léchés salaces, retours de plage en stop, ouais Djaffar, du côté de Zéralda ». Chouaki parvient à faire de ces « débris » de langue un véritable festival linguistique. Pourtant, il n’y a pas que cela. Ce trio de larrons ne peut pas ne pas rappeler à tout lecteur de la littérature algérienne, l’œuvre matrice qu’est Nedjma de Kateb Yacine où quatre jeunes gens – Lakhdar, Mourad, Mustapha, Rachid –, entrecroisent leurs histoires et leurs destins, sur fond de décolonisation et à la recherche de l’Algérie. Les allusions à l’œuvre antérieure sont nombreuses et appuyées et déviées de son sens initial comme pour mieux souligner filiation et inaccomplissement du destin du pays. Ainsi, au début du « troisième panneau », alors qu’ils sont dans la voiture sur le front de mer et que Mokhtar leur fait admirer les étoiles où il voit scintiller des dollars, Lakhdar, en aparté, enchaîne : « Ouais, mais il en manque une. Celle qu’il a perdue, Mokhtar. (Il entonne Wandering star) Il a perdu l’étoile, la verte, Nedjma au couteau. Brune giroflée, Nedjma, l’Italie en noir et blanc. Niqué, depuis, Mokhtar, niqué total plombé. Parce qu’elle l’a largué, Nedjma au couteau, Mokhtar. Au fer rouge, schsch, son cœur, le sceau de l’étoile. Pour un gros con d’émigré, carte de séjour on sait jamais s’est dit la belle, quitter le radeau. Ça fait trois mois, le pauvre… »
La langue et la référence ne sont pas simples clins d’œil complices mais ont un sens qu’il faudrait chercher du côté du naufrage du radeau « Algérie ». Autre référence, autre œuvre matrice de la littérature algérienne, L’Étranger d’Albert Camus : cette fois, ce n’est plus un « Meursault » qui tue, sous l’effet du soleil, un Arabe mais un jeune Algérois qui en tue un autre de la même communauté, par accident, sous l’effet de l’alcool, de la déveine et de la drogue, à la clarté de la lune : « Finito football, l’Algérie ».
Avec la langue d’Aziz Chouaki, nous sommes vraiment dans la créolisation linguistique, en présence d’une langue nouvelle et imprévisible. Nous retrouvons le métissage tel que défini par Alexis Nouss, en 2002, avec deux composantes liées, l’hétérogène et l’ambiguïté : « Ambivalence : à la fois noir et blanc ; ambiguïté : noir puis blanc, s’ouvrant à l’alternance : noir puis blanc puis noir puis blanc, ad libitum. Échiquier du devenir métis qui pose un territoire pour en défaire les limites ». Un des personnages des Oranges déclarait déjà « la guerre » au chiffre « Un » mis à l’honneur depuis l’indépendance de l’Algérie, le chiffre « du fascisme absolu. Un parti, UNE langue, UNE religion » et ajoutait : « Un jour, j’ai pris un mètre cube de terre d’Algérie, et je l’ai analysée avec Djaffar, un copain chimiste, qui a un ordinateur. On a déduit que dans un mètre cube de terre d’Algérie il y a du sang phénicien, berbère, carthaginois, romain, vandale, arabe, turc, français, maltais, espagnol, juif, italien yougoslave, cubain, corse, vietnamien, angolais, russe, pied-noir, harki, beur. Voilà, c’est ça la grande famille des oranges.
Donc quoi ! Donc c’est faux : UN. Etoile en fracture, autant d’éclats de miroir où chacun s’intercepte et se traque en même temps ».
La réponse de l’écrivain est sans ambiguïté : « Quand on écrit dans une langue, on fait appel à toutes les langues du monde. Refuser l’identique c’est respecter le divers. Et forcément quand une langue domine, il y a résistance, et là où ça résiste, il y a du sens, c’est justement revenir à l’âge pré-Babélien, celui du pluriel. Pour moi, faire dans l’hybride du langage, c’est contrer l’homogène du discours, et, partant, le subvertir ». Cette proposition de l’écrivain rencontre celle du philosophe qui affirme l’inexistence de l’homogénéité linguistique : « Pas de noyau pur, de centre intact. Une langue est hétérogène et produit de l’hétérogène. Structurellement, elle fonctionne grâce à un système de paliers d’articulation interdépendants. Sémantiquement, les mots ne prennent sens que dans la variabilité infinie des emplois et des contextes et ne créent des significations que dans l’alliance : syntagmes, propositions, phrases, textes ».
En suivant Alexis Nouss, on peut dire qu’Aziz Chouaki se situe dans la grande lignée des Joyce ou Beckett, « dans une logique de l’hétérogénéité métisse ». Il ne se fige pas dans une position d’exilé ; il fait de cette position un positionnement – qu’on peut éclairer par son parcours personnel –, « un espace médian (…) où se déploie un imaginaire sans frontières, sans limites, pouvant à ce titre accueillir toutes les appartenances ». Multilinguisme et créolisation sont les « armes miraculeuses » de cette création toujours en devenir.