Dévotion est un livre à propos de l’écriture, de ce qui est impliqué par l’écriture. Mais il ne s’agit pas d’un essai général sur cette question. Patti Smith aborde celle-ci de la manière la plus subjective. Et au lieu d’un exposé portant sur ce qui, dans son cas, serait inclus dans le fait d’écrire, elle met en pratique ce qu’implique pour elle l’écriture et qui, ici, n’est pas dit mais effectué. La démarche correspond à une forme d’empirisme poussé : parler à partir du plus subjectif, ne pas dire mais faire. Démarche empiriste – ou point de vue de visionnaire, de « voyant » : ne pas expliciter mais, par l’écriture, désigner, montrer ce qui est en demeurant à l’intérieur de la fascination de ce qui est.
Dévotion inclut des photographies, des poèmes, des récits – images et textes dont les statuts sont différents, le livre étant constitué de l’agencement entre ces éléments différents : une sorte de dérive ou d’errance qui relie des éléments divers et dont les liens sont plus ou moins évidents, plus ou moins nuageux. Cette logique de la relation est à l’œuvre dans Dévotion comme dans les autres livres de Patti Smith : rencontres, collages, échos, liens produits par le hasard d’une marche à travers la nuit ou par un rêve. Écrire serait se rendre disponible à ces rencontres, à ces relations, et les suivre, en parcourir les lignes, les possibilités. Écrire serait créer ces relations, même lorsqu’elles sont dues au hasard. Cette création, cette disponibilité à l’inconnu, à la rencontre, est aussi un programme de vie, un mode de vie : une sorte de « nomadisme », la logique du rêve appliquée à l’existence entière.
La logique de la rencontre était déjà, par exemple, l’objet de Just Kids, livre qui concerne la rencontre entre Patti Smith et Robert Mapplethorpe mais qui porte aussi, de manière centrale, sur la disponibilité générale aux rencontres, aux liens produits par le hasard, aux possibles qu’ils impliquent. Dans Just Kids, cette disponibilité est autant ce qui constitue l’écriture que le mode de vie, les deux étant, sur ce point, indissociables. Just Kids est un témoignage et un document. C’est surtout un livre de rencontres, un livre où la rencontre est la logique de la vie et de l’écriture – logique générale qui est abordée différemment et mise en avant dans M Train, grand livre du hasard, du rêve, des relations, du « nomadisme » comme procédé d’écriture et mode de vie.
Si le matériau de Just Kids, de M Train et de Dévotion est, à des degrés divers, en partie autobiographique, ce n’est pas du tout parce que Patti Smith y raconterait des anecdotes, simplement des souvenirs, mais c’est parce que le procédé littéraire, l’écriture, suivent la logique – illogique – de l’existence, et de la vie dans l’existence : une existence dévouée à la rencontre, une existence vivante qui est aussi celle de l’autre, ouverte à l’Autre qu’elle inclut comme le principe même de son existence. Ici, l’existence et l’écriture coïncident, la littérature se double d’une éthique de l’altérité, de la rencontre, du nomadisme (« Sans savoir pourquoi, il la suivit »).
Dévotion est un livre de rencontres, des rencontres de diverses formes. La rencontre qui a lieu entre les deux personnages, Eugenia et Alexander, avec Simone Weil, avec Albert Camus, avec Catherine Camus, avec des souvenirs, des objets, des lieux. Le livre commence par une double rencontre, celle d’un film et d’un rêve : « En cherchant autre chose, je suis tombée, je ne sais plus comment, sur la bande-annonce d’un film intitulé Risttuules : La Croisée des vents ». La rencontre n’est jamais voulue, prévue, elle advient par hasard et s’impose comme déterminante, créatrice. Les images du film s’incrustent dans l’esprit, sont encore là au réveil : « Cela était le début de ce quelque chose d’autre, mais sur le coup je l’ignorais ». Le sujet est passif, recevant du monde ce qu’il n’attendait pas, ce qu’il n’avait pas prévu, pensé – et que pourtant il va suivre. La rencontre advient dans l’esprit et au-dehors de l’esprit. La rencontre est développée, le monde qu’elle implique est déplié : « La flèche vole et on n’est pas conscient d’avoir été touché, on ignore qu’une multitude de catalyseurs, étrangers les uns aux autres, nous ont clandestinement rejoint pour former un système à part ». Ce « système », cet ensemble de relations, sera développé et sera le livre, l’écriture – système né d’une rencontre, constitué lui-même de rencontres.
Dévotion est fait d’échos, de résonances, de reprises. Tel thème apparu sera repris, transformé, déplacé. Telle personne évoquée à telle page – par exemple Simone Weil – apparaîtra ailleurs, autrement, en rapport avec tel personnage (Eugenia). Tel élément du film, telle image vue à la télévision, seront déplacés et constitueront autre chose : une fiction, un récit, un rêve. L’ensemble tisse un réseau créé à partir d’opérations de développement, de collage, de condensation, de déplacement. Si on retrouve ici la logique du rêve telle qu’analysée par Freud, ce n’est pas parce que Patti Smith écrirait, avec Dévotion, un livre qui serait d’inspiration psychanalytique, mais parce que cette logique du rêve est celle de la rencontre, de la création de relations. Écrire, c’est rêver, c’est-à-dire construire des rapports qui sont autant de rencontres par lesquelles ce qui est devient autre, marche sur les pas de l’autre ou d’autres, accepte ce rapport incessant, à la fois déstabilisant et créateur, à l’Autre.
C’est ce qui arrive à Eugenia et Alexander. C’est aussi ce qui arrive à la narratrice – le Je identifié à Patti Smith – qui suit les signes émis par les rencontres qu’elle fait, qui devient la série de ses rencontres, passant d’un signe à l’autre, les adjoignant, les condensant, les développant, toujours prise dans un nomadisme mental et physique, psychique, géographique, temporel. Soi est l’Autre, soi est l’autre, ou plutôt le monde de l’autre, monde incluant aussi d’autres rencontres, d’autres mondes. Le sujet – la narratrice – passe d’un monde à l’autre, parcourt les relations et en invente, devient à chaque fois autre chose à l’intérieur d’un autre monde.
C’est le cas pour la narratrice de Dévotion, comme cela l’était pour celle de Just Kids ou de M Train. C’est également le cas pour le personnage d’Eugenia, transportée d’un univers à l’autre, d’un monde à un monde, par l’intermédiaire de rencontres, comme celle du patin à glace, ou d’Alexander. Dévotion met en scène le dévouement à un être, à des êtres, à des mémoires, à des choses. Mais le dévouement le plus permanent est celui qui concerne le dévouement lui-même qui est toujours dévouement à ce – ou celui ou celle – qui est rencontré. Aller jusqu’au plus loin que la rencontre implique, demeurer à l’intérieur de la logique de la rencontre. Ce dévouement est toujours un dévouement à la vie définie comme mouvement et nouveauté, devenir, rencontres, mondes impliqués par celles-ci, création – même lorsque ce vitalisme de la rencontre implique la mort. C’est ce dévouement qui ici ne varie pas et est donné comme un principe permanent autant esthétique qu’éthique.
Dans Dévotion, Eugenia est la figure de l’artiste, de l’écrivain. Ce qui la caractérise est son refus des règles, de l’autorité, son désir d’étonner, sa capacité à inventer et à faire ce que personne n’avait ni fait ni vu. Ce qui la définit surtout est sa relation avec l’étang gelé sur lequel elle patine, le dévouement qui caractérise cette relation impliquant la liberté totale autant que le côtoiement de l’abime, du plus grand danger, de la mort. C’est ce monde qui est contenu dans l’étang gelé, par le fait de patiner en parcourant sa surface solide et très fragile : liberté, invention, vie, mort. Eugenia se voue à ce monde libre, vivant, mortel – le rapport à la mort, ici, étant une condition du rapport à la vie, à une existence vivante, à la vie dans l’existence, à la création. Le dévouement à l’art est un dévouement à la vie, dévouement qui est la condition même de l’art, de l’écriture, comme il l’est de la vie même : l’art comme dévouement à la vie pour l’existence de la vie.
Dans les livres de Patti Smith, ce rapport à la vie est remarquable et puissant. On y découvre un étrange rapport au temps, à la mort, à l’absence, qui est encore un rapport à la vie. Ses livres élaborent un rapport complexe entre la vie et la mort, entre le passé et le présent, entre l’absence et la présence. Comme pour les autres livres, Dévotion est habité de moments passés – et donc maintenant, par définition, absents –, traversé de morts et de mortes. S’il peut s’agir de se souvenir, il s’agit aussi d’autre chose. Il s’agit de chercher et de faire exister ce qui de la vie disparue demeure au présent, ce qui du passé demeure au présent – ce qui existe encore de ce qui n’existe plus. La vie des morts est préservée, ce qui n’existe plus n’a pas totalement disparu.
Il y a dans Dévotion un beau passage dans lequel est évoqué le manuscrit que Camus avait avec lui au moment de sa mort. Ce manuscrit est comme le fantôme de Camus, la trace spectrale de sa vie qui demeure ici, aujourd’hui, vie concentrée dans ce manuscrit, vie vivante encore alors que Camus est mort depuis longtemps. Ce manuscrit n’est pas un document témoignant d’une vie révolue, il est le monument d’une vie actuelle, vie de la pensée, de l’esprit, vie de l’écrivain et de l’écriture, vie de ses gestes, de tels gestes de la main tenant le stylo, vie de son désir d’écrire – vie encore active aujourd’hui à l’intérieur du manuscrit. Vie de la vie.
Cette logique se retrouve dans les photographies prises par Patti Smith, photographies d’objets, de lieux, de tombes, de noms sur les tombes – pour rendre possible par la photographie la perception d’un « ça a été » qui demeure, la perception de ce qui persiste d’une vie et qui est, justement, la vie qui persiste, concentrée dans tel objet ayant appartenu, dans tel habit ayant été revêtu, tel nom ayant été porté, telle tombe face à laquelle nous sommes au plus près de l’absence et au plus près de la présence encore. Peu, sans doute, avaient déjà pensé qu’il était possible de percevoir la vie dans une paire de pantoufles, dans la seule trace d’un nom. Les mélancoliques qui ne jettent pas les objets de leurs défunts croient aux fantômes, et ils ont raison. Jacques Derrida disait que le cinéma est l’art de faire revenir les fantômes. Pour Patti Smith, cet art est la photographie et cet art est l’écriture.
Dévotion est habité de fantômes (terme qui revient plusieurs fois dans le livre), de traces spectrales du passé, par le biais de la mémoire, par le biais de la lecture, de la photographie, par le biais de l’écriture qui vise à créer de tels fantômes, à les faire exister et à les maintenir dans l’existence. Just Kids était un livre fantomatique, hanté de spectres et de leur vie paradoxale car impliquant la mort, de leur présence paradoxale car impliquant l’absence. M Train prolongeait de manière remarquable ce mouvement d’une existence et d’une écriture dévouées à la création de spectres, à la vie spectrale qui demeure lorsque l’organisme est mort, lorsque ce qui a été n’existe plus – une fantomisation généralisée qui rapproche les textes de Patti Smith de, par exemple, l’œuvre de Murakami, auquel il est fait référence de manière insistante dans M Train. On pourrait aussi penser à Verlaine, écrivain auquel Patti Smith se réfère volontiers, écrivain des spectres, des échos, des absences, et de leur vie, de leur présence. On pourrait penser à Jean Genet, grand créateur de fantômes…
Dévotion, de manière concentrée, resserrée, égrène ses propres fantômes, ses propres vies spectrales : telle vie perçue à travers une tombe du Cimetière marin, à Sète, tel souvenir du passé qui rend le passé – pourtant disparu – présent («Je prends place sur le banc où ma sœur et moi nous étions assises au printemps 1969 »), tel manuscrit qui est la vie qui persiste, tel nom prononcé encore (Simone Weil), tel événement de la vie d’inconnus (la persécution politique) qui persistera à travers l’histoire fictionnelle d’un personnage. C’est ce dévouement à la vie qui est impliqué par l’écriture de Patti Smith – la vie qui dans la mort demeure, de manière ténue, quasi invisible, quasi imperceptible, et qui ne peut être que par le plus grand dévouement, l’écriture étant ce dévouement.

Le mot « dévouement », « dévotion », pourrait définir l’écriture selon Patti Smith. Cette écriture est également évocation – dans le sens de faire apparaître, faire exister – et prière. L’évocation comme souvenir est aussi et surtout une évocation comme appel aux fantômes, comme création de l’existence spectrale de la vie qui demeure de ce qui a pourtant disparu, vie à la persistance de laquelle l’écriture de Patti Smith se dévoue. Si ce rapport à la vie est l’objet du dévouement de l’écrivain, il est dans Dévotion ce qui ne saurait être exposé abstraitement, puisque dans ce cas il ne s’agirait pas d’écriture, c’est-à-dire de vie : le rapport à la vie doit être effectué pour que celle-ci existe, la vie doit être appelée par l’écriture pour être, la vie ne pouvant qu’être l’objet d’une fascination par et dans l’écriture, et non d’un métadiscours sur l’écriture. C’est ce qu’implique chez Patti Smith le rapport entre l’écriture et le dévouement : ne pas sortir de l’écriture, c’est-à-dire de la vie, le reste n’étant que des mots.
Écrire est donc ici, essentiellement, évoquer, appeler, faire advenir la vie, la maintenir. Écrire est aussi prier, pas uniquement parce que l’écriture concerne la mort, la vie dans la mort, les spectres. Écrire est prier car l’écriture concerne ce qui est plus grand que le langage, plus large. On trouve dans les livres de Patti Smith l’idée d’une limitation du langage, de la langue. Au début de Just Kids, se souvenant qu’enfant elle s’était trouvée soudain face au spectacle éblouissant d’un cygne, et que sa mère lui avait alors appris le mot « cygne », Patti Smith écrit : « Mais le mot était loin de suffire à rendre compte de sa magnificence ou à transmettre l’émotion qu’il produisait en moi. La vision de l’oiseau créait un besoin pressant pour lequel je n’avais pas de mots, un désir de parler du cygne, de dire quelque chose de sa blancheur, de la nature explosive de son mouvement, et du lent battement de ses ailes ». Ici, par le langage, le cygne revit, sa vie persiste, la vie de son apparition, de ses mouvements. Par l’écriture, la vision éphémère persiste : à la fois la vie débordante du cygne vu et la vie de la vision elle-même, de l’image. Mais celle-ci est aussi ce qui fait échec au langage, en même temps qu’elle est ce qui suscite le langage. Ce passage de Just Kids est emblématique d’une dialectique complexe qui est à l’œuvre dans les livres de Patti Smith, dialectique par laquelle le langage et l’image, la vision, s’excluent et s’appellent. La vision fait échec au langage et appelle le langage, et le langage est créateur d’images, de visions.
Pourquoi l’image appelle-t-elle le langage ? Pourquoi l’image ne se suffit-elle pas à elle-même ? Pourquoi est-elle l’objet et le moteur d’une écriture ? Pourquoi le langage est-il limité par rapport à l’image ?
Just Kids, M Train, Dévotion commencent par des images, des visions : rêve, film, images mentales du souvenir, etc. Ces livres sont remplis d’images, de situations optiques, de choses vues (et dites). L’image, la vision est première, suscite l’écriture, la création. Dans Dévotion, Alexander aperçoit la jeune Eugenia et veut en faire sa création. Et Dévotion commence par la vision, due au hasard, des images d’un film, vision qui engendre les mots, les phrases, les personnages, le récit – d’autres images, d’autres mots encore. Le langage se réfère à l’image – image éphémère, vue, entrevue, et passée – et appelle l’image pour la développer, la prolonger, la faire persister. Mais le langage – comme dans le souvenir du cygne – est toujours insuffisant pour rendre ce qui est vu, la vision rencontrée. Le langage ne peut parvenir qu’à un fantôme de l’image, une trace de celle-ci dans le langage, trace créant elle-même d’autres images, d’autres phrases. Le langage crée la trace spectrale de l’image, répète son apparition, sa puissance, en même temps qu’il dit dans le langage l’impossibilité de cette apparition, de cette puissance. Le langage crée la vie spectrale de la vision – vision trop grande pour le langage et à laquelle, pourtant, le langage s’adresse. Cette adresse est l’écriture qui inclut en elle ce qui est plus grand qu’elle : l’écriture comme prière s’adressant à un impossible qu’elle ne peut dire, qu’elle ne peut qu’évoquer, et qu’elle fait exister, qu’en un sens elle rend possible…
Just Kids est le livre d’une image, d’une vision : celle de Robert Mapplethorpe endormi, tel que rencontré et vu pour la première fois par Patti Smith, cette image du sommeil étant par avance l’écho fantomatique de l’image absente, à la fin du livre, de la mort de Mapplethorpe. Just Kids est le développement de cette image première, de tout le monde replié en elle, y compris la mort et l’absence impliquées par ce monde. Mais cette image et son monde ne peuvent exister et vivre dans le livre que sous la forme de traces, de spectres. Just Kids est un livre d’images absentes, évanouies. Et c’est le livre de leur apparition. Le livre de la vie de ces visions qui persiste, qui éternellement s’évanouissent et apparaissent, le livre de la vie dans ces images et de la vie de ces images…
Il en est de même pour Dévotion qui développe les images d’un film rencontrées par hasard, qui développe le monde de ces images, monde autant externe qu’interne, objectif et subjectif : « La réalisatrice a créé un poème visuel (…). Le temps est suspendu et pourtant se précipite, étalant des images en forme de paroles tirées de cette triste reconstitution historique. Un cadeau atroce, je m’en rends compte en écrivant, peinant à inscrire les mots sur le papier. Et pourtant, je sens que derrière eux, quelque chose d’autre se trame. Je suis une ligne mentale et arrive à une forêt de sapins, un étang et une petite cabane en bois. Cela était le début de ce quelque chose d’autre, mais sur le coup je l’ignorais ». Les images suscitent le langage et ne peuvent être dites, ne peuvent être épuisées par le langage, l’image excédant le langage et le langage devant, pour se rapporter à l’image, se déplacer par rapport à celle-ci, la déplacer, la transporter ailleurs, la transformer.

Ce qui de l’image excède le langage est la vie contenue dans l’image autant que la vie de l’image. Que montrent les images du film qui ouvre Dévotion ? « C’est le requiem de Martti Helde pour les milliers d’Estoniens déportés en masse dans les fermes collectives de Sibérie au printemps 1941, quand les troupes de Staline les ont rassemblés, ont séparé les familles, et les ont embarqués dans des fourgons à bestiaux ». Ces images montrent autant qu’elles ne peuvent pas montrer, elles montrent ce qui est impossible à montrer : ce qui est arrivé a ces milliers de persécutés victimes de la violence politique stalinienne, les existences soumises à cette persécution, la vie vivante qu’on l’on a tenté d’effacer, de tuer. Les images sont la trace de la vie de ces milliers de personnes, trace qui persiste de cette vie. Le langage est incapable de rendre compte de cette vie trop grande, trop complexe, en elle-même non immédiatement adéquate aux mots et aux phrases. Le langage est incapable de rendre compte de l’apparition soudaine de cette vie, il est incapable de tenir lieu de cette apparition qui a déjà disparu, de dire l’apparition même des images qui disparaissent aussitôt que vues, de dire leur rencontre. Le langage semble toujours second, et ne peut que témoigner, maintenir les images en tant que vie fantomatique au présent. Il ne peut que les évoquer – évoquer la vie dans l’image et la vie de l’image.
L’écriture est ce qui, ne pouvant épuiser l’image, la vision – qui ne se réduit pas à ce qui est vu mais implique dans le visible une vie, un monde complexe et créateur irréductible au langage – crée la persistance de l’image, sa vie sous une autre forme, la vie de ce qui est apparu et la vie de l’apparaître, la vie dans l’image et la vie de l’image qui persistent comme trace spectrale dans l’écriture. Cette persistance dans l’écriture ne peut se faire que par une dissémination de l’image et de la vie, leur déplacement, leur répétition ailleurs, leur reprise sous d’autres formes. Ce sont les moyens pour le langage de dire ce qu’il ne peut pas dire, non en dépassant ses propres limites mais en s’inscrivant sur ces limites mêmes. Ce sont les moyens pour le langage d’être fidèle à ce à quoi il doit, selon Patti Smith, en tant qu’écriture, être dévoué, c’est-à-dire la vie.
À la fin de Just Kids, Patti Smith s’interroge : « Pourquoi ne puis-je écrire des mots qui réveilleraient les morts ? ». Là encore, le langage est éprouvé dans ses limites. Les mots écrits par Patti Smith, les photographies qu’elle fait, seraient les ombres vivantes d’une vie plus large que le langage et à laquelle le langage s’adresse. L’écriture serait la création de ces ombres, la trace spectrale d’une vie comprise comme Autre à suivre et auquel se dévouer. Pour Patti Smith, l’écriture serait infinie, son objet central – et, en un sens, son unique objet – étant la vie par définition infinie (la vie ne meurt pas). Et l’écriture infinie serait nécessairement l’objet d’une dévotion sans fin – l’écriture même, la dévotion pour la vie.
Patti Smith, Dévotion, trad. de l’anglais (USA) par Nicolas Richard, Gallimard, novembre 2018, 155 p., 14 € 50 — Lire un extrait
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Lire ici la critique du livre par Christine Marcandier, ici l’entretien avec Patti Smith, par ailleurs disponible en vo :