Mtrain : 18 stations dans la « carte de l’existence » de Patti Smith, un voyage à travers les bars, cafés — elle qui a toujours rêvé de tenir le sien — et lieux qui l’ont inspirée, prétexte à l’évocation d’un univers littéraire, poétique, intime, puisque, comme l’écrit Wittgenstein, cité dans le livre, « le monde est ce qui arrive » et c’est bien ce monde tel qu’il advient que consigne Patti Smith, « zombie optimiste », « noircissant des pages somnambuliques ».

Tout commence au café’Ino, Bedford Street dans Greenwich Village et se termine sans se clore (tant le « vagabondage » se poursuit dans l’imaginaire du lecteur) sur la photographie du Wow Café, Cocean Beach Pier, Point Loma.

Entre les deux, nous aurons croisé, entre autres, Frieda Kahlo, Genet, Mishima, Sebald, Murakami, Bolaño, Burroughs et traversé l’existence de Patti Smith : « j’offre mon monde sur un plateau rempli d’allusions (…), modeste carte de visite, une parmi d’autres ». Entre les deux, la café’Ino aura fermé, Patti Smith acheté Alamo, sa petite maison de Rockaway Beach (« une petite maison inhabitable sur un terrain ratatiné, à quelques pas de la station de métro, sur la droite, et de la mer, sur la gauche »), elle aura évoqué ces objets qu’elle perd et qui la hantent (son Polaroïd, son manteau, des livres), l’ouragan Sandy et ses ravages, l’ensemble de ce qui construit son univers, ses voyages — « tout ce dont mon esprit avait besoin c’était de se laisser conduire vers de nouvelles stations » —, ses lectures, ses morts, comme autant de présences.
« Ce n’est pas si facile d’écrire sur rien » disait à Patti Smith le cow-boy de son rêve, en incipit de M Train, cow-boy qui ajoutait peu après : « l’écrivain est un chef d’orchestre ». La phrase hante Patti Smith, tout au long du livre et d’abord à sa table habituelle du Café’Ino, ce lieu qui « lui offre un sentiment d’intimité », dans lequel elle peut se retirer du monde et dans son monde. Elle note la phrase sur une serviette en papier, lançant ainsi la machinerie de l’écriture et du livre : « je suis certaine que je pourrais écrire indéfiniment sur rien. Si seulement je n’avais rien à dire ».
Tout Patti Smith est dans cette double phrase, cette manière unique de, l’air de rien, lâcher des chevaux qui viennent de toutes les directions, sauvages mais maîtrisés. Si la vie déborde de chagrin, on peut voyager dans sa tête, programme de Horses comme de M Train (Life is full of pain, I’m Cruisin’ trough my brain).
Écrire sur rien, donc, le rien d’un Flaubert, débordant, saturé, exceptionnel, auquel on pourrait associer ce qu’elle écrit du « petit livre » d’un autre : une « drogue », « s’y abreuver c’est réfléchir », « l’accélération effrénée de la circulation sanguine ».

Tout circule en effet dans M Train, Patti Smith à travers le globe, voyageant, marchant dans New York, et même immobile, son esprit vagabonde, un nom en entraîne un autre, un souvenir fait éclore un rêve, une page lue, un moment. Admirer le Flatiron puis manger une pizza et se demander si c’est la forme triangulaire du building qui a suscité l’envie ; poser des photos de ses écrivains fétiches dans ses chambres d’hôtel ou chez elle, au point que son fils pensait que Camus était un oncle lointain ; être toujours dans sa tête entre Londres, New York, Berlin, Paris et Tanger dans ce « Neverland, Pays de Nulle Part », rassemblant lieux et personnes, « me perdre, me fondre dans un ailleurs ». Et ponctuer ces dérivations constantes de cafés (lieux et breuvages) comme de visionnages compulsifs de séries télé policières (The Killing, sa pluie, son brouillard en constante).

Le cow-boy du rêve devient un double récurrent, avec lequel Patti Smith dialogue. Quand elle écrit qu’il existe deux sortes de chefs d’œuvre, le cow-boy (le Sam Shepard de la dédicace ?) lui rétorque que ce serait plutôt trois. Quand Patti tente de faire une liste de livres pour mettre à l’épreuve les catégories, il lui souffle Lolita de Nabokov qu’elle a oublié. Il n’est pas le seul interlocuteur absent du livre, Patti Smith dialogue aussi avec les morts — les siens, ses parents, son frère, son mari, désormais « tous des histoires » ; les grands écrivains — ou les objets inanimés (sa télécommande têtue, son couvre-lit plus facile à faire taire).
Mais l’injonction du cow-boy est tenace : alors écrire sur « rien » en énumérant des cafés : ceux absents du New Jersey, mais là dans les livres qu’elle dévore, puis New York et le Caffè Dante avec Le Café de la plage de Mrabat pour enfin faire coïncider lecture, écriture et présence dans un café. Être à la fois dans Manhattan et près de Tanger au Café Nerval. Lisant ces pages, le lecteur de M Train juxtapose le sublime Just Kids, le départ pour New York « une vraie ville, fuyante et sexuelle » et le rêve inspiré des livres d’être « à la fois muse et créatrice » devenu vie avec Robert Mapplethorpe.
La prose de Patti Smith est ce palimpseste en mouvement, dès la première « station » de M Train, du Café’Ino vers Detroit avec son mari Fred « Sonic » Smith puis la Guyane Française, sur les traces du Journal du voleur de Jean Genet, ramasser des cailloux pour les lui offrir avec Burroughs pour intermédiaire (le don aura lieu en toute fin du livre, sur la tombe de l’écrivain à Larache). Telle est la géographie de Patti Smith, culturelle, faisant fi du temps, des lieux à jamais liés à des livres, la littérature est une cartographie réinvestie, un déplacement permanent, fascinant.

Dans le récit, tout fait image : le texte est d’ailleurs troué par les photographies de Patti Smith, qui ne se déplace jamais sans un appareil, un Polaroid, et ces clichés en noir et blanc doublent la prose, sont un autre récit. Parfois la photographie est comme une légende au texte, parfois la preuve qu’un épisode est réellement advenu, comme une trace de la mémoire, parfois c’est le portrait d’un être cher disparu, d’un écrivain aimé, comme un album intime ; parfois encore il s’agit de lieux, l’image se substituant à toute description ou venant l’amplifier. On retrouve là le principe d’écriture duelle d’André Breton dans Nadja, cette esthétique constante du livre : dire un espace infini dans une prose serrée, une amplitude trouvé dans le détail (un objet, un souvenir, un moment).
Chez Patti Smith, le temps se dilate : c’est celui d’un présent gros de toutes les temporalités, « ni passé ni futur mais seulement un perpétuel présent qui contient cette trinité du souvenir », parvient à rassembler réel et rêve, vie et imaginaire, souvenirs et fétiches pour constituer une « mémoire » « comme une pelote de fil en mouvement ». Écrire M Train revient pour Patti Smith à vivre dans son propre livre, « à enregistrer le temps écoulé et le temps à venir », à « essayer de bâtir une narration subjective à partir d’une chronologie asymétrique ». Ainsi « bribe par bribe nous échappons à la tyrannie du prétendu temps », une expérience qui est celle de Tanger à la fin du livre, cette ville « où le passé et le présent existent simultanément et à proportions égales ».
M Train est un peu ce jeu qu’a inventé Patti Smith pour lutter contre l’insomnie comme contre l’ennui en voyage : « une marelle intérieure qui se joue mentalement et non pas sur un pied ». Partir d’une lettre (« disons la lettre M ») et faire défiler les mots qui l’ont en initiale. Se laisser aller aux rêves et divagations que suscite la liste, écrire, raconter. Oui, Patti Smith « a un grain » — une expression qui la fascinait enfant —, le café est le germe de ce voyage intime et sa prose comme sa voix ont un grain unique.
Just Kids faisait déjà partie de ces livres qui répondent à la définition du chef d’œuvre que donne Patti Smith : « ces textes où l’auteur semble infuser une énergie vitale dans les mots tandis que le lecteur est secoué comme dans une machine à laver, essoré et suspendu pour le séchage ». M Train le rejoint dans nos bibliothèques (et ses étagères mentales), rayon « livres dévastateurs » qui vous marquent à jamais.
Patti Smith, M Train, traduit de l’anglais (USA) par Nicolas Richard, Gallimard, avril 2016, 272 p., 53 illustrations, 19 € 50