Ça s’intitule Pense aux pierres sous tes pas et c’est un roman comme il en est peu.
Cela se passe aujourd’hui dans un étrange royaume campagnard et quelque peu burlesque. Wallonie ? Sardaigne ? Ailleurs ? Les noms des gens et des lieux ici utilisés sont de toute façon inédits. Mais il y a surtout cette ferme où toute une petite famille trime dur, avec Paps et Mams et les jumeaux, Marcio le fils, Leo la fille. À l’occasion, les parents brutalisent leur enfants ou se brutalisent eux-mêmes. Mais voici le nœud de l’affaire : frère et sœur s’aiment au point de vouloir échanger leurs sexes (belle idée, au fond…). Toujours est-il que Paps les surprend dans le fenil alors qu’ils sont en train de “se manger”. Se manger ! Les voluptés adjacentes sont par la suite nommées de maintes façons, s’agissant du bas comme du haut du corps. Et c’est tellement bon que les jeunes incestueux voudraient ne jamais s’arrêter. Mais les travaux des champs les réclament : durement réprimé, le jeune couple est renvoyé à la terre. Mieux : la si désirante Leo est expédiée chez l’oncle Zio, un brave homme qui ne se prive pourtant pas de traiter sa nièce voluptueuse de carne et de la mener travailler aux champs jusqu’à l’épuisement. Par ailleurs, si Marcio le frère n’a pu suivre sœurette, ce n’est pas le cas de l’ami Zbabou qui, venu aussi de la ferme d’origine, rejoint Léo et, tout mal équipé qu’il soit génitalement, ne se prive guère des soins sexuels que lui prodigue la jeune fille.
Dans le récit en cours, prédomine ainsi une joyeuse fantasmagorie selon laquelle tout peut se dire et son contraire. C’est qu’à l’intérieur d’une histoire en gros cohérente sont permises toutes les bifurcations et toutes les virevoltes. De là, le bonheur du lecteur entraîné sans trêve dans le biscornu. On pense ici à certaine littérature anglaise de jadis cultivant un imaginaire du même tonneau et jouant gaiement de l’invraisemblance et de la fantaisie.
Par ailleurs, le présent roman inscrit son modèle dans un épisode politique, qui tient du coup d’État au sein d’une république vaguement bananière. Où l’on voit le colonel Bokwangu détrôner Desotgiu et promettre au peuple travail, meilleur pouvoir d’achat et abondance. « Dans les rues, on se mit à voir fleurir des affiches de villes, où tout était propre, calme, avec des filles bronzées posant devant des banques, des chambres d’hôtel, des saunas et des solariums, ou au volant d’immenses bolides. » (p. 29) Mais les pauvres gens des plaines ne veulent pas de cette modernité factice. Ils aspirent certes à l’aisance mais, plus que tout, à la liberté, à la pleine jouissance de soi. On notera que cette autonomie partiellement conquise s’exprime à même l’écriture chez Antoine Wauters. Le récit s’écoule souvent gaiement, sans craindre le tête à queue soudain. Sainte Queue est d’ailleurs le juron favori d’indigènes qui donnent volontiers dans la satire touristique.

Où l’on en revient ainsi et sans forcer à la libido. Sans plus faire cas de son frère, Léo s’en donne à cœur joie avec Zbabou. Et de narrer sans retenue : « puis, pendant que je prenais Zbabou en bouche — une main serrant sa queue et ma langue faisant le reste — lui, qui ne pouvait toujours pas respirer, glissait sa main où ça me faisait trembler et où j’étais vivante. / Le reste alors n’importait plus. Il n’y avait plus que nous. Nous et les arbres. Nous et le vent. » (p. 73) Il est quelque chose d’édénique dans le roman de Wauters mais selon un paradis assez bancal. Cela va d’ailleurs tourner mal lorsque le pacifique Zio, qui est sans doute, avec son nom tautologique, la plus belle figure du roman, accomplira deux actes mémorables et dont le sens politique est patent. L’oncle commence par égorger toutes ses bêtes pour en répartir la viande parmi les villageois. Et ce sera, pour tous, manière de conjujurer les taxes. Par après, Zio ira poser une bombe à la Costa Lolla, à proximité du yacht dans lequel voyage habituellement le dictateur. Tentative vaine : Zio se retrouve dans les geôles du Régime dont il ne sortira plus.
Prendra alors la tête de la collectivité Mama Luna, une sorcière bien aimée qui entraîne le peuple dans une transhumance éducative. Chacun des migrants devra, à tour de rôle, égrener une liste de mots de son invention. Miracle : cette thérapie libératrice va rendre aux gens le goût du travail et de la saine production. Seront ainsi sorties de terre, livrées et vendues de grosses quantités de fraises vouées à un succès international. Presse et télé s’emparent du sujet. Là-dessus, les citoyens obtiennent des droits nouveaux en échange de leurs fruits. Mais la leçon de cette épopée villageoise n’en ressort pas plus claire. Bokwangu s’accroche au pouvoir. Les travaux de couture de Mama Luna n’ont plus de succès. Seules leçons tirées de l’imbroglio déjanté que domine la fin du récit : 1° toute modernité est mythique ; 2° Léo et Marcio en ont fini avec l’enfance.
Antoine Wauters, Pense aux pierres sous tes pas, Verdier, août 2018, 192 p., 15 € — Lire un extrait en pdf