Franzobel, Franz Stefan Griebl de son nom civil, auteur autrichien, né en 1967, écrit des romans, de la poésie, du théâtre et des livres pour la jeunesse. Il est peu traduit en français : la plupart de ses écrits sont géographiquement et socialement marqués par son environnement autrichien, d’autant plus qu’il fait partie de ceux qui introduisent dans leur écriture le parler de la rue, populaire et cru difficile à rendre dans une langue étrangère. Le côté grotesque jusqu’à l’absurde de ses histoires, passant facilement d’un genre à l’autre, de l’humour grinçant au pamphlet, ne semble pas non plus l’aider auprès des éditeurs français. Pourtant les sujets d’actualité ne manquent pas, en 2009, Franzobel écrit une fable (Österreich ist schön – L’Autriche est belle) sur une histoire d’immigration qui a divisé le pays et anticipe en quelque sorte ce que nous vivons quotidiennement aujourd’hui. Franzobel peut être classé dans les auteurs difficilement exportables, comme un certain humour germanophone, avec lequel j’éprouve aussi des difficultés.
Bien que Franzobel dénonce aussi à travers ses livres le fascisme sous-jacent de la société autrichienne actuelle, il ne fait pas partie non plus des écrits d’outre-Rhin du rayon considéré éditorialement bancable (nazisme, Shoah et conséquences). Son premier livre traduit en français et publié en 1998 s’appelle Kafka, comédie (Les solitaires intempestifs), le deuxième : À ce point de la folie – d’après l’histoire du naufrage de La Méduse (en allemand : Das Floss der Medusa. Nach einer wahren Begebenheit, 2015) paraît aujourd’hui : deux textes en vingt ans, c’est plutôt surprenant et semble contredire ce que je viens d’écrire. Le premier est une pièce de théâtre, le deuxième un roman historique. Ni l’un ni l’autre ne sont très attendus, vu le nombre de fictions et documents (romans, enquêtes, essais, émissions de radio et de télévision, films, pièces, poèmes, biographies, mémoires, spectacles, reconstitutions, expositions, performances dans le monde entier) consacrés autant à Kafka qu’au naufrage de La Méduse qui a encore dernièrement donné lieu une belle reconstitution théâtrale à Avignon.
L’intérêt de cette nouvelle fiction inspirée par « une histoire vraie » pour paraphraser le titre allemand se situe donc ailleurs. On peut le supposer, car Olivier Mannoni, passeur important et infatigable de littérature et de pensée germanophones (Freud, Döblin, Sloterdijk, Fatah, Groys, Suter, Tellkamp, Witzel, Zweig et beaucoup d’autres) et récemment consacré par le prestigieux prix Eugen Helmlé pour la traduction, signe la version française, très belle, par moment même davantage que l’original. Ce roman se situe un peu à part dans l’œuvre de Franzobel à la fois par le décor historique et la langue que cette époque du début de 19e siècle impose dans un premier temps, car l’auteur est plutôt connu pour ses bizarreries grotesques et son emploi ludique de l’absurde.
Cette fois-ci, le sujet gomme partiellement ce trait d’écriture, vu la tragédie humaine qui se déroule sous nos yeux. Mais le mélange social et politique des populations à bord de la frégate La Méduse lui permet d’introduire tous les registres de langue qu’il manie d’habitude, par exemple des jeux de mots entre busen (téter au sein) et bumsen (forniquer), qu’il dit busen avec un « m », un langage cru et coloré, voire gore ou rabelaisien pour la référence française. D’un autre côté, peut-être dû à son côté militant, il introduit bon nombre d’anachronismes, ce qui peut être plus agaçant. Certains, à juste titre, n’ont pas gagné la sympathie du traducteur et sont ainsi épargnés au public francophone. Or, si cela peut sembler arbitraire, cela n’enlève à mon avis rien à la force du roman, pas seulement parce qu’il en reste toujours, mais aussi parce que les liens vers notre actualité se créent bien mieux de manière souterraine que par anachronisme. C’est comme si Franzobel craignant que ces liens ne s’établissent pas avait éprouvé le besoin de parsemer des liens artificiels dans son roman (rayons UV, cancer de la peau, changement climatique, contrôle de sécurité, syndicats, travail d’enfant, etc.). Le travail du traducteur fait d’autant plus sortir la force de ce drame et ce qu’il constitue pour notre regard contemporain.
Pour reconstituer l’intrigue, l’histoire réelle dispose déjà de plusieurs personnages romanesques, même si certains sont peu documentés. Antoine Richefort par exemple. Il joue un rôle éminent dans le naufrage, mais il passe à travers les mailles de la justice : dans Les naufragés de La Méduse de Jaques-Olivier Boudon, l’enquête sur le naufrage, il apparaît à la fin de la liste très détaillée de l’équipage :
« On ne sait en revanche pas grand-chose de Richefort, présenté comme un ancien officier auxiliaire de la marine, qui a passé dix ans comme prisonnier de guerre en Angleterre, pas plus qu’on ne sait exactement dans quelle circonstance il réussit à prendre un tel ascendant sur le commandant de la Méduse. »
Ce côté mystérieux et lacunaire d’un personnage autant que celui d’un événement sont souvent un très fort moteur narratif. Franzobel transforme Richefort en Richeford (peut-être une coquille ou intention ?) – le « d » devient ainsi l’écart entre le réel et la fiction. L’auteur en fait un personnage haut en couleur, le genre d’imposteur, avide de puissance et de gouvernance, s’immisçant à merveille dans les rouages du pouvoir pour en profiter pleinement sans jamais être inquiété s’il y a échec ou dommages. Pour compléter le tableau des personnages documentés, en s’inspirant de l’équipage et de tous les passagers à bord, Franzobel en crée d’autres et arrive ainsi à établir une image romanesque de la société de l’époque, représentée dans l’expédition, comme il s’agit d’envoyer au Sénégal la future élite dirigeante (administration, armée et commerce) et un échelon de population serviable. En dehors de l’élite bigarrée (entre royalistes et bonapartistes, chrétiens et anticléricaux), il reconstitue le patchwork dont est composée l’armée coloniale, des ressortissants de tous les pays que l’armée napoléonienne a foulés de ses pieds et où elle a recruté ses forces futures, désormais en trop sur le sol français après la chute du Premier Empire. Les colonies doivent accueillir aussi les bras pour faire régner l’ordre français, quel que soit leur origine ou statut social : des individus embarrassants, bagnards, légionnaires, enroulés de force, y compris des officiers pas assez reconvertis au royalisme, et pour finir des bourgeois, intellectuels, ouvriers et autres aventuriers.
Franzobel dresse à travers cette expédition le premier grand échec de la Restauration (la seconde de son nom, comme le rétablissement de la royauté a été interrompu par les Cent-Jours du retour napoléonien). Pour illustrer la faiblesse du commandement d’Hugues Duroy de Chaumareys, l’auteur multiplie les exemples pour montrer son absence d’autorité, facile à influencer et sa dépendance grandissante envers son alter ego Richeford. L’escalade de l’arbitraire dans la gouvernance de la frégate jusque dans le naufrage et la suite apparaît petit à petit sous nos yeux. Ce sont des exemples types d’un pouvoir qui s’appuie sur la punition et une fois mise en place ne connaît plus que la mort comme limite. Cette évolution est commentée par Jean-Baptiste Savigny, un des occupants et survivants du radeau, futur corédacteur du rapport qui fera sensation et sera traduit dans plusieurs langues. Dans l’écriture de Franzobel, qui a lu le rapport, Savigny apparaît comme représentant de la science, hésitant entre humanisme et progrès, voire l’utilitarisme. J’y reviendrai, mais attardons-nous un peu sur la mise en scène de la punition du matelot, matrice de l’autorité du pouvoir sur la frégate, puis en quelque sorte reconduite sur le radeau. Qu’avait fait de mal ce soldat, nommé Prust, enroulé de force dans l’armée française et tisserand moravien de son état civil ? « Un homme allait être fouetté pour avoir osé jurer. » Savigny n’y croit pas ses oreilles, après avoir largement commenté le nettoyage collectif à grande eau du pont, inutile, voire contre-productif aux yeux du scientifique. Il s’agissait, selon Chaumareys, « de jurons particulièrement blasphématoires, et comme la flotte avait entrepris un voyage dangereux, pour lequel la grâce de Dieu serait indispensable, on ne pouvait pas laisser ce crime impuni ».
« Notre bon cœur est notre faiblesse, le fouet est le seul argument qu’ils comprennent. », avait surenchéri son camarade et « prétendu ami d’enfance » (invention fabuleuse de Franzobel) Richeford, qui avait vu le commandant hésitant. La manière, dont Anglas, officier désigné par le tirage au sort, se prépare à fouetter le puni, montre toute la bigoterie des puissants, récemment légitimés par le retour à l’ancien régime « voulu par Dieu ». Anglas, Paulin Etienne d’Anglas de Praviel de son nom complet, fait partie des royalistes commandant le contingent prévu pour sécuriser le Sénégal, tandis que les officiers de l’équipage sont des bonapartistes plus ou moins reconvertis au nouveau régime.
« Un mousse lui tendit le sac de serge rouge contenant le chat à neuf queues. Anglas se croyait à la messe, en plein rituel. Il effleura le tissue, passa la main sur le manche en bois et joua avec les courroies de cuir tendre dont chacune offrait à son extrémité un petit nœud solide. Il était difficile d’interpréter son sourire. Cynique, lubrique, ou dissimulant la nervosité due à l’attention qu’on lui prêtait. […] Le ciel était d’un gris livide, et des mouettes tournaient au-dessus du navire lorsque le capitaine donna, d’un léger hochement de tête, l’ordre de commencer. Le chat à neuf queues siffla dans l’air avant d’atteindre le dos bruni du soldat. Le visage d’Anglas ne trahissait pas la moindre émotion – tout juste si quelques petites gouttes de sueur s’accrochaient à ses favoris. Il frappait avec l’indifférence d’un homme qui accomplit son devoir – et le faisait pourtant avec toutes ses forces. »
Dans le menu détail, Franzobel nous livre l’horreur de cette exécution, entrecoupée par le comptage du nombre de coups, fièrement déclamé par Richeford. Entre l’énonciation des chiffres, l’auteur nous fait partager les pensées du public « entre délice et dégoût », les regrets des temps révolutionnaires pour les uns, qui ici voyaient revenir le supplice des petites gens, dont Prust faisait partie, pris au hasard de la chance, car la femme du gouverneur qui avait dénoncé le juron, n’avait même pas pu identifier son auteur dans un premier temps, avant que « cette dinde idiote, ce néant vaniteux, en a désigné un du bout de son gros doigt », comme marmonnait le matelot Osée Thomas après avoir dit, du haut de sa sagesse populaire : « Et tout ça pour quelques jurons ? Alors qu’on dit qu’un bon juron fait une demi-prière. » Si notre scientifique et médecin Savigny crie « Stop » au vingt-neuvième coup, ce n’est pas pour arrêter le carnage, mais juste pour « veiller à ce que l’esprit du délinquant ne s’y dérobe pas en se réfugiant dans l’inconscience ». Puis le spectacle macabre reprend, Franzobel ne nous épargne ni les lambeaux de chair, ni le sang qui gicle, l’écœurement des uns, le jusqu’au-boutisme des autres, jusqu’au dernier cri :
« Aaahhhhhhhh – on aurait dit que toute l’âme de Moravie (et avec elle celle de la Bohème) se lamentait dans un dernier cri, qui vous secouait les entrailles. Quarante et un. […] Aucun doute, la Moravie était perdue, Prust avait sombré dans l’inconscience. Il s’était enfui, s’était réfugié à l’intérieur se lui-même. »
Savigny devait donc intervenir, quelques faibles signes de vie de Prust, une insulte chuchotée à son oreille tendue, suffisent pour reprendre. Encore sept coups et c’est fini, pas seulement la punition, mais aussi la vie de Prust, et Richford sera le premier à remettre la faute au médecin, car lui « de toute sa vie, [il n’a] jamais vu mourir de quarante-huit coups » quelqu’un et il tape du pied contre le plancher comme un enfant obstiné. C’est un premier signe pour savoir de quelle manière s’établira plus tard la chaîne des responsabilités. « Ce n’était pas moi, c’était l’autre. » Si cette punition démesurée montre que « plus le pouvoir est faible, plus dures sont ses punitions », la violence gratuite n’est pas seulement le fait des supérieurs.
Entre les faibles, d’autres sévices gratuits nous préparent comme la mise à mort du soldat Prust à une guerre de tous contre tous (ou presque, ce n’est pas aussi simple) qui exercera son plein régime à partir du naufrage, à la fois sur le radeau, dans les canots de sauvetage, pendant le périple dans le désert, le temps d’attente et l’interrègne dans la colonie. Franzobel invente Victor, mousse recruté in extremis, et attribué au service de restauration, dans la cambuse du navire, pour montrer l’établissement d’une hiérarchie qui n’est intelligible que par le règne du plus fort, et qui plus est, le plus faible sans droit et défense, Victor en occurrence. Serviable, aimable, naïf et rêveur, Victor se présente au chef cuisinier Gaines pour recevoir ses tâches. Comme marquant la fin brutale d’un rêve d’aventure et de beauté africaine, Gaines l’attrape violemment au poignet, le traine violemment à la cuisinière et pose la paume de l’une de ses mains sur la plaque brûlante, sous le regard apparemment indifférent du deuxième mousse de cuisine, également britannique à en croire son nom, Clutterbucket (pas loin de Scumbag). Victor est tellement surpris par cette violence gratuite qu’il peine à se défendre, ce qui de toute manière empirerait sa situation. Dès que son supérieur le lâche, il espère donc la solidarité du deuxième mousse, dont il avait interprété la non-réaction comme une peur commune vis-à-vis de la brutalité du chef. Il se trompe complètement, car celui-ci, à son tour, lui donne des coups de pieds et immerge sa tête dans un seau d’eau salée en signalant par là que Victor passe encore en dessous dans la hiérarchie établie, qu’il n’est rien, y compris sa vie, et sera exposé à toute sorte d’humiliation et de violence gratuite.
Cette violence répétée par paliers, de haut en bas, du plus fort ou plus faible, nous met en condition de ce qui va suivre, une guerre de tous contre tous, facilitée par les conditions extrêmes qui règnent sur le radeau. Par chance, le matelot Osée Thomas s’éprend d’affection pour Victor et en fait son protégé. Il lui sauve plusieurs fois la vie avant qu’il périsse sur le radeau, mort qui fait perdre Osée Thomas définitivement la raison. Ces deux font partie de ce qui perdure d’humanité sur le navire avant et après le naufrage, bien que Victor apprend progressivement et par la force des choses à rendre des coups et à se défendre, ayant compris qu’il est peine perdue de vouloir raisonner ses adversaires autrement que par un équilibre de la terreur.
Rien que par ces deux exemples, Franzobel nous met dans l’ambiance du règne qui sera transposé au radeau, en pire, mais comme une sorte prolongation et dégradation logique de l’inhumain. Elle se trouve petit à petit légitimée par une pensée utilitariste, dont le leitmotiv général sera exprimé par Griffon du Bellay, pas pour rien secrétaire de Schmaltz, futur gouverneur du Sénégal, et abandonné par ce dernier sur le radeau pour son parler trop franc, qui révèle trop crument le raisonnement du gouvernement (de l’expédition, mais aussi par représentativité celui de la France : « Ou bien nous laissons ces dix personnes mourir lentement de soif et nous perdons nous-mêmes toute chance d’être sauvés, ou bien… »
Il n’exprime pourtant pas qu’il faut les tuer, tuer ceux qui sont des charges inutiles à la communauté, qui coûtent trop d’argent (ici traduit en force vives) à la société, comme le régime nazi avait légitimé publiquement l’euthanasie des handicapés. Cela avait mené au premier test grandeur nature de la future extermination des Juifs d’Europe. On sait qu’il n’existe pas d’ordre explicite de l’extermination de Juifs, du moins aucun n’a été documenté. La liquidation de vies humaines « inutiles » qui suit la logique utilitariste demeure également un non-dit sur le radeau. Mais les exécutants qui font le sale travail ensuite comprennent exactement ce qu’il est à faire, ils privent de rations les condamnés à mort, puis le tuent pour ne pas être témoins de leur longue agonie. Le non-dit permet aux concepteurs de l’extermination un discours rationnel (optimisation des chances de survie) et une sorte d’innocence scientifique et légale (jamais nous n’avons donné l’ordre de tuer), qui les dédouane de toute responsabilité, juridique du moins. C’est pourquoi même Savigny (ou surtout lui ?), bienfaiteur autoproclamé, partisan de l’idée de progrès scientifique (pour lui équivalent de progrès de l’humanité) peut adhérer à la fois à l’argument « rationnel » qu’à ses conséquences désastreuses pour les victimes désignées.
Et légalement, la gouvernance autodéclarée ou survivante du radeau, grâce à sa force armée, plaide l’ordre public à maintenir, l’exemple à statuer pour faire respecter les règles, ne serait-ce que de condamner à mort deux jeunes ouvriers sous les yeux de leur père (qui avait pourtant proposé de se sacrifier pour ses fils) pas seulement pour tentative de vol de vin, mais aussi pour leur statut subalterne. Tous les éléments réunis auraient atténué ou annulé la peine s’ils avaient été de condition noble ou du moins française (« Un Français ne comporte pas comme cela ! » […] Vive la France ! », crie un officier avant et après le verdict). C’est le moment de (re)parler des liens souterrains entre cette histoire ancienne et notre présent. Comment ne pas penser à des verdicts disproportionnés dans le sillage de l’état d’urgence d’abord décrété à la suite des attentats de Charlie, puis intégré dans fonctionnement normal de la justice française, où l’on peut être condamné pour possession de sérum physiologique et de lunettes de piscine, considérés comme une « arme passive » contre les forces de l’ordre, ou plus gravement pour une bagarre de rue si des officiers de police en civil ou non y sont impliqués et témoignent d’une agression contre un « agent représentant l’ordre public ».
Ainsi le radeau présente-t-il sous une forme de miniature, certes de manière extrême mais assez fidèlement, les tendances d’un régime mettant au-dessus de tout, aussi de toute réflexion humaniste, l’ordre public, qui s’avère n’être rien d’autre que l’ordre dominant, et celui des dominants ou des puissants. Derrière ce qui est généralement décrit comme une dérive humaine sous des conditions inhumaines ou comme combat pour la survie, ou encore réduit à une guerre de tous contre tous, Franzobel décèle un système sociétal, déjà divisé entre ceux qui ont depuis leur naissance et leur statut social davantage de « points de survie » et ceux qui en ont peu, par ailleurs chichement concédés par les premiers ou résultat de longues luttes. La guerre de tous contre tous ne part donc jamais sur un pied d’égalité, pire le terme lui-même cache une compétition pipée d’avance, telle que Franzobel la révèle dans le menu détail sur le radeau de la Méduse, comme une sorte d’issue, certes fortuite de l’expédition, néanmoins possible, du moins compréhensible dans son ampleur à la suite d’un ordre établi. Chaque concession de cet ordre établi exige une contrepartie, et pour répondre avec un « anachronisme » cher à Franzobel : l’abandon de l’aéroport de Nantes exige l’évacuation de la ZAD de tous ces « tchouls » et leurs sous-formes (black blocs, hippies, punks, etc.), comme, dans Un œil en moins, Nathalie Quintane l’a parfaitement résumé, mieux que je pourrais le faire :
« Plus tard, en janvier, le gouvernement annoncerait l’abandon du projet d’aéroport, je passerais une heure le soir à regarder BFM annonçant en boucle l’annonce du gouvernement, et les deux sondages à chaud révélant les Français d’accord avec le gouvernement à condition qu’on évacue la zone, c’est-à-dire, sous-entendait le sondage, qu’on voulait bien laisser tomber l’aéroport, puisque pour la plupart on en a rien à secouer, mais qu’en échange on vire les zadistes, parce que même si on habite à Charleville-Mézières ou à Montauban, et même si on habitait Canberra ou Vladivostok, on ne supporterait pas les zadistes encore sur la zone, on ne supporterait pas, le soir en se couchant, l’idée de ces zadistes se la coulant douce sur la zone, on ne supporterait pas la vision du zadiste sous la pluie grillant une cigarette dans le bocage devant sa caravane, on ne supporterait pas ces zadistes mangeant leur bouillon de choux grâce à 200 euros de RSA, on ne le supporterait pas sur la zone et on ne le supporterait pas plus en dehors de la zone (admettons qu’on le chasse de la zone, cela ne mettrait pas un terme à son existence – et tout le problème est là), et qu’on ne le supporte pas, c’est exactement ce qui se transmet et qui passe dans le rictus nerveux de Ruth, la journaliste de BFM, et de tous ses compères journalistes, lorsqu’ils annoncent l’annonce du gouvernement : ah non ! O.K. pour l’abandon de l’aéroport et encore, mais ah non ! au moins, mettez-leur une sévère branlée, à ces zadistes, taillez-leur les oreilles en pointe et arrachez-leur un œil, histoire de compenser, vous pouvez même en liquider un ou deux ça leur fera pas de mal, suggère le rictus répété de Ruth, car s’il y a une chose que nous ne supportons pas, nous, les Français, c’est bien les tchouls, le mode de vie des tchouls et donc les tchouls, puisque sans tchouls, pas de mode de vie tchouliste, rien qu’un mode de vie bfmien, or c’est la persistance du mode de vie tchouliste qui est insupportable parce qu’il est incompréhensible, oh pourquoi, mais pourquoi, préfèrent-ils manger leur bouillon de choux et pourquoi ne se lavent-ils pas les pieds ? Bien sûr que si c’est pas supportable c’est parce qu’ils ne payent pas d’impôts étant donné qu’ils sont pauvres, mais surtout, surtout, c’est cette idée et cette vision du tchoul – et peu importent les sous-catégories punk ou black bloc : le black bloc n’est rien d’autre qu’un tchoul noir –, par-dessus tout cette idée du tchoul mangeant son bouillon de choux et ne se lavant pas les pieds et dieu sait quoi encore, c’est cela qu’expriment profondément les visages journalistes : la haine continuée du hippie ; la haine toujours poursuivie et reprise du hippie, une haine durable qui crispe les traits de la même manière qu’elle devait les crisper en 43 pour les zazous, en 59 pour les beatniks, en 70 pour les hippies, en 77 pour les punks, et en 1878 pour les hydropathes, à Paris, par exemple. »
Or, à bien lire À ce point de folie – d’après l’histoire du naufrage de La Méduse, nous comprenons parfaitement, aussi sans renvoi à notre brûlante actualité et sans recours à l’anthropophagie à laquelle cette histoire est souvent réduite, la proximité entre cette histoire de radeau et présent, autant ce que des historiens comme Fernand Braudel ont considéré comme l’histoire longue, celle qui finit toujours par venir vers nous, par nous rattraper, aussi vielle qu’elle soit, ou fustigée ou considérée hautainement par certains comme « l’Ancien Monde ».
Franzobel, À ce point de la folie – d’après l’histoire du naufrage de La Méduse, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, éditions Flammarion, 2018, 526 p., 22 € 90 — Lire un extrait
Lisez ou relisez aussi le long passage sous le drapeau de la Méduse (expédition, naufrage, affaire d’État et tableau de Géricault) au début de la deuxième partie de l’Esthétique de la résistance (Klincksieck, trad. de l’allemand par Éliane Kaufholz-Messmer, 2017), où Peter Weiss, partant de son riche protecteur et traversant Paris jusqu’au Louvre pour enfin voir le tableau de Géricault qu’il connaît que dans une reproduction, brasse un siècle et demi de désastres et de défaites (le narrateur revient de la guerre civile espagnole et apprend le résultats de la conférence de Munich) de manière vertigineuse.