Sarah Manigne : « Écrire pour prendre moins de place » (L’Atelier)

Sarah Manigne, L'Atelier (bandeau © Mercure de France)

Le premier roman de Sarah Manigne, L’Atelier, se lit d’une traite, avec appétit, inquiétude, emportement. On voudrait être plus délicat, s’attarder sur les phrases, se donner un peu le temps. On est aussi avide de poursuivre que l’héroïne de ce très court roman l’est de s’effacer.

L’Atelier pourtant nous mène sur des chemins familiers : le souvenir du roman d’apprentissage (par la négative) et du récit de la famille (brisée), celui du roman de peintre (maudit) aussi, et puis le récit d’une disparition concertée. Comme Odile, l’héroïne du roman, peint des toiles de plus en plus grandes à mesure qu’elle-même se prépare à disparaître (car Odile, depuis son adolescence, cesse progressivement de manger), Sarah Manigne écrit, comme dirait Chevillard, pour prendre moins de place.

Odile est une enfant que ses parents n’ont jamais mise au monde. Jugée inadéquate par sa mère sous tous les angles, laide, sans intelligence ni éclat, elle ne semble pas même exister aux yeux du père. Lui, grand peintre, n’a d’yeux que pour sa femme Educhka, la muse qui l’invente comme peintre dans ce rapport de Pygmalion inversé sur le plan des genres. Louis Capelan et Educhka forment un parfait couple romanesque et bohême, luttant d’abord contre la misère qui gagne du terrain et emportant la mise enfin lorsqu’Educhka découvre pour son époux le galeriste qui lui apportera la gloire. Grand appartement sous les toits transformé en galerie des glaces, réceptions mondaines et bals costumés : le roman passe alors du peintre à son épouse qui prend toute la lumière. Et leur fille, petit à petit, est chassée du temple.

Cela pourrait être l’histoire d’une ascension, c’est en fait un récit de chutes. Celle du père consumé par un art soumis aux impératifs nouveaux de productivité, de la mère quittée mais toujours attachée à ce mari absent, de leur fille enfin, qui ne cherche dans l’existence qu’à s’abstraire, elle aussi, dans la peinture.

Mais la peinture de la fille est l’inverse de celle du père : lui esquisse, affine ; elle sature la couleur, empâte la toile et puis la creuse jusqu’au désastre. Odile s’extériorise dans la matière sans pourtant y retrouver le père, qui ne l’a jamais dessinée et ne la comprend pas, ni attendrir la mère qui voit sur ses toiles la même laideur qu’elle a toujours reprochée à son corps. Et à mesure que son geste gagne en fureur – car on assiste en Odile à la naissance douloureuse d’une artiste, on pense beaucoup à L’œuvre au noir –, son corps perd en consistance.

La hantise de la nourriture rôde autour du personnage depuis le début du livre, d’abord discrète, à peine perceptible, puis de plus en plus présente et menaçante. La peinture d’Odile est une mise à mort du corps. De son exposition même, elle est absente ; le galeriste, Armand, a beau être le même qui avait jadis soutenu son père, cette continuité n’est qu’un leurre qui masque mal l’échec de cette dernière tentative pour créer du lien. C’est dans la fuite seulement qu’Odile peut retrouver son père : dévaster son œuvre à force de la reprendre, s’arracher au monde (conjugal pour Louis, vivant pour Odile), laisser à d’autres la responsabilité de choisir qui on sera, sont les seuls gestes que ces deux-là auront partagés – mais en décalage, à presque dix ans d’intervalle, et le père ne saura pas reconnaître en sa fille les symptômes de son propre retrait en soi/de soi.

Le roman parvient à susciter une gêne presque physique chez son lecteur, une forme d’étouffement, lorsque la fin se précise comme un nœud coulant se resserre. Il est tout entier traversé par le motif de l’ombre, dès la composition – toute picturale – de ce trio faussement familial : mère en gloire contre père et fille, les deux peintres, retirés dans des pièces obscures. Louis crève d’avoir trop suivi les rêves qu’avait pour lui Educhka ; et Odile d’adopter pour devise le reproche qu’adressait la mère au père : « Tu n’avais pas assez faim ». L’affranchissement se gagne au prix d’une existence d’absence, et d’un échange : son corps transparent (dans le regard des parents, et grâce aux efforts d’une volonté qui le fait taire, le fait mourir) contre ses toiles animales.

Et jusqu’au bout la même hantise : celle de n’avoir pas été tout à fait là (Odile n’a pas de souvenir d’enfance, elle n’a aucun projet d’avenir), même dans le geste le plus abouti : celui de la peinture, celui de la mort. Que malgré sa détermination, Odile n’ait jamais trouvé ce qu’elle voulait vraiment montrer. Ne se soit jamais trouvée, elle. Que « tout ça ne ser[ve] à rien ».

On sort de ce petit roman un peu essoufflé d’avoir couru si vite après son héroïne. Car la simplicité est souvent trompeuse, et la clarté persiste longtemps sur la rétine.

Sarah Manigne, L’Atelier, Mercure de France, août 2018, 112 p., 10 € — Lire un extrait