Vive les Pussy Riot !

Capture d'écran

Alors que le footballwashing généralisé auquel a donné lieu le Mundial 2018 était sur le point d’atteindre son apogée, les Pussy Riot ont fait en sorte de gâcher cette grande fête nationaliste et viriliste. En surgissant sur le terrain lors de la finale pour dénoncer la politique violente et meurtrière de Poutine, les Pussy Riot ont provoqué les effets qu’elles et ils recherchaient : mise en évidence par l’image de la répression politique, mise en scène devant des millions de téléspectateurs de la dictature russe, mise en avant de la vulnérabilité des corps et des personnes qui subissent cette dictature, mise en avant de la complaisance internationale à l’égard de celle-ci et, ici, la participation active de – presque – tous.

Comme les Jeux olympiques d’hiver de 2014, le Mundial 2018 a donc eu lieu en Russie, État dont Poutine confisque le pouvoir depuis vingt ans. La politique de celui-ci est essentiellement répressive, guerrière, sexiste, homophobe. Si la corruption semble faire partie de son milieu naturel, si l’on connait ses alliances actives avec tel ou tel autre dictateur, si l’on sait que sa politique étrangère passe par une forme d’entrisme malveillant (création de médias, financement de tel parti politique, trollage des réseaux sociaux, etc.) visant à déstabiliser à partir de la société les États étrangers, si l’on est au courant que le polonium cher au KGB est toujours utilisé, c’est surtout lorsque l’on considère la politique intérieure de Poutine que l’on voit mal comment la qualifier autrement que par l’adjectif « fasciste ». Vladimir Poutine est un dictateur fasciste.

Depuis des années, par exemple, les rapports d’Amnesty International font au sujet de la Russie les constats suivants : musellement de la presse ; recours aux menaces et à la violence à l’égard des journalistes ; encouragement de la violence policière contre les manifestants ; persécution des défenseurs des droits humains ; limitation ou empêchement de toute expression publique dissidente et contestatrice ; criminalisation de l’opposition politique et recours faussé à la justice et à la prison à l’encontre des opposant.e.s ; persécution des ONG ; persécution des minorités religieuses ; usage de la torture dans les prisons et centres de détention ; persécution et violence à l’égard des populations LGBT ; etc.

Cette politique se traduit par un endoctrinement des consciences et par des violences policières, paramilitaires ou civiles à l’égard des groupes minoritaires les plus vulnérables. En 2017, la Tchétchénie a été le théâtre d’une chasse aux homosexuels menée par les autorités : enlèvements, détentions, tortures, assassinats, chantages, dénonciations, etc. Les migrants sont également une cible de la politique de Poutine. Ou encore les femmes : une loi de 2017 dépénalise les violences faites aux femmes dans le cercle familial… Ce que Poutine protège, ce n’est pas son peuple, c’est le droit d’exercer la violence, le droit de discriminer, de tuer. C’est ce « droit » qui sert de principe à la politique qu’il conduit.

Peut-on définir cette politique autrement que comme une politique fasciste ? Vladimir Poutine est un dictateur fasciste. Pourtant, tout cela n’a pas empêché le Mundial d’avoir lieu en Russie, pays soumis à une dictature fasciste, comme cela n’avait en rien empêché la tenue des JO de Sotchi. Il est vrai que les instances sportives internationales ne semblent pas dérangées par ces « détails » : la prochaine Coupe du monde de football se tiendra en 2022 au Qatar… Poutine semble avoir trouvé dans les messes sportives internationales un moyen de laver son image face à l’opinion publique mondiale. Ce qui est surprenant est que cette politique puisse s’exercer avec la complicité enthousiaste du plus grand nombre. Pour le Mundial, toutes les fédérations, tous les joueurs, tous les médias importants se sont précipités. Pas une seule fédération, pas un joueur n’a refusé de participer, pas un seul boycott. Les médias internationaux n’ont montré que ce que Poutine voulait montrer. Macron a multiplié les démonstrations d’enthousiasme face aux victoires des Bleus, aux côtés de Poutine – sans aucune considération, donc, pour les victimes de sa politique, et alors même qu’Oleg Sentsov agonise au fond d’une geôle russe. Antoine Griezmann n’aurait-il pas pu porter lors de la finale un signe quelconque, un mince bracelet arc-en-ciel en soutien aux LGBT persécutés ? Non, rien. Les prisonniers politiques ? Les persécutions ? Les meurtres politiques ? Les gays torturés ? Rien de tout cela n’a existé.

Le Mundial s’est tenu sur des terrains dont la violence politique, les corps torturés, les cadavres, étaient absents. Le Mundial a montré une image de la Russie dont le fascisme politique a été effacé. Les spectateurs, les millions de téléspectateurs n’ont vu que ce qu’ils voulaient voir : un grand rituel sportif, nationaliste, viriliste, hétérocentré – et ils ont fermé les yeux sur tout le reste. En organisant ce Mundial, Poutine savait évidemment que le désir de ne voir « que du football » rendrait facile le ravalement de façade dont il a été l’occasion. Il savait également que les divers enjeux économiques et politiques de ce type de manifestation sportive anesthésieraient toute remise en cause de cette manifestation. Il savait que le nationalisme généralisé et la conscience de masse qui l’accompagne éteindraient facilement les cerveaux, les consciences, et focaliseraient le désir sur le seul spectacle sportif et ses effets psychiques autant que libidinaux. De fait, en France, toute critique politique de ce Mundial a aussitôt été ensevelie sous des injonctions diverses, sous des récits imaginaires, imprégnés d’une façon ou d’une autre de « bon sens », de gros dualismes lourds de préjugés (« populaire »/« élitisme », etc.), de chauvinisme, d’anti-intellectualisme, de fantasmes d’émancipation alimentés par une sociologie à deux balles, etc. L’invisibilisation du monde, l’invisibilisation politique du monde, la dépolitisation du monde à laquelle nous sommes aujourd’hui confrontés – et pas seulement dans le cas de ce Mundial en Russie, comme on peut le voir par exemple en France avec les migrants réfugiés – s’est manifestement passée comme il était prévu, le fascisme de Poutine en étant le grand vainqueur.

Sauf que les Pussy Riot ont profité de la finale du Mundial pour mener une action brève mais réussie de démontage de toute cette logique. En surgissant en plein milieu du terrain, sous le regard de plus de 19 millions de téléspectateurs, les Pussy Riot ont voulu porter des revendications réellement politiques et émancipatrices : dénonciation de la politique policière de Poutine, demande de libération des prisonniers politiques, etc. Mais elles et ils l’ont fait de telle façon que ce sont surtout les effets de leur irruption sur le terrain qui étaient politiques et critiques. Évidemment, dès leur irruption sur la pelouse, les membres des Pussy Riot ont été pourchassé.e.s et violemment arrêté.e.s par les hommes de la sécurité – avec la complicité haineuse et tout aussi violente du joueur croate Dejan Lovren, comme sous le regard passif des autres joueurs et sous les sifflets du public. Par là, les Pussy Riot ont non seulement provoqué la mise en scène, la mise en évidence de ce qui a lieu tous les jours en Russie sous Poutine, mais aussi de toute la logique de ce Mundial. Des dissident.e.s politiques ont dénoncé le régime fasciste de Poutine, ont dénoncé la violence de ce régime, ont subi en direct cette violence, et ce non seulement au milieu des joueurs qui n’étaient là que parce que depuis le début ils avaient choisi de ne pas tenir compte de cette violence, devant le regard de Macron, mais aussi devant le regard de millions de téléspectateurs. Que s’est-il alors passé ? Rien. Les Pussy Riot ont été évacué.e.s et le Mundial a pu continuer sa marche heureuse vers la victoire pronostiquée de l’équipe de France.

En quelques secondes, les Pussy Riot ont retourné toutes les belles images, en ont exhibé l’envers fait de terreur et de sang – cet envers que la FIFA, Poutine, Macron, les joueurs, les spectateurs et téléspectateurs voulaient ne pas rendre visible. Les membres des Pussy Riot n’ont pas seulement fait irruption : d’une part ils et elles ont forcé chacun à voir ce que chacun ne voulait pas voir et, d’autre part, elles et ils ont montré en acte le choix fait par chacun, à savoir jouer au football plutôt que d’aider des opposants politiques, exulter à chaque but de son équipe plutôt que de s’inquiéter de la violence dont on venait d’être témoin et qui continuait hors du terrain, organiser cette compétition sportive dans un pays soumis à une politique fasciste plutôt que d’affirmer le droit, la justice, la liberté. Ce que les Pussy Riot ont montré, c’est cette défaite de la pensée politique, l’hypocrisie totale et générale de ce Mundial, la perte du monde, la victoire de la massification des consciences et l’amenuisement du rapport aux autres qu’elle implique, l’asservissement que « nous » subissons en le désirant tellement…

Les Pussy Riot ont imposé dans ce Mundial la critique politique que chacun voulait évacuer. Elles et ils l’ont fait à leur façon géniale et courageuse : en montrant et en s’exposant, en exposant la vulnérabilité de leur corps et de leur personne – qui est la vulnérabilité des corps et des personnes qui subissent la violence politique – pour retourner les discours et images masquant la violence qui est le principe de la politique de Poutine. Ils et elles l’ont fait avec l’intelligence des images, en sachant que les images produites par leur évacuation face à la passivité des joueurs, des politiques présents, des spectateurs, feraient le tour du monde, des réseaux sociaux, sans rivaliser bien sûr avec les images de la finale mais en existant tout de même, en servant de moyen de dénonciation, en servant de preuve de ce qui se passe en Russie et de ce qui s’est passé durant tout ce Mundial. Il et elles l’ont fait avec le courage politique qui a manqué à tout le monde.

Aujourd’hui, les membres des Pussy Riot sont emprisonné.e.s et ont été condamné.e.s à quinze jours de détention, avec ce que cela implique comme traitement à l’intérieur de la prison mais aussi en dehors, lorsqu’elles et ils seront relâché.e.s. Aujourd’hui, la politique de Poutine continue, Oleg Sentsov est toujours emprisonné, les LGBT se terrent, des femmes sont battues avec la bénédiction de l’Église orthodoxe, les opposants sont frappés par la police, la télévision (d’État) diffuse son venin raciste, sexiste, nationaliste, homophobe… Mais aujourd’hui, l’important pour « nous » est que la France soit championne du monde de football, non ?