Il y a bien longtemps que San Gennaro a abandonné Naples. Plus probablement a-t-il été acheté par quelques mafieux locaux qui ne protègent plus que les camoristes et les footballeurs… Là-bas encore plus qu’ailleurs, la loi du plus fort est la seule qui soit respectée : Dogman, le dernier film de Matteo Garrone illustre magistralement cette défaite du monde civilisé.
Les plans qui ouvrent le film sont ceux d’un monde à la dérive. Sur la côte napolitaine les restes décatis de ce qui fut sûrement un des ambitieux projets immobiliers du miracle italien : une cité balnéaire au bord de la Méditerranée. De cette utopie ne reste qu’une banlieue en décomposition qui semble avoir échouée sur la plage. Dogman commence après le désastre du miracle italien, la caméra s’arrête sur un naufragé, Marcello : interprété par Marcello Fonte, gueule cassée géniale auquel un seul clignement d’œil suffit pour que le spectateur comprenne la complexité du personnage, un brave homme, pas forcément malin, qui tente de garder la tête hors de l’eau : victime et bombe à retardement.

Toiletteur pour chien, Marcello vit seul , s’accrochant à son amour des chiens, à sa fille et aux autres commerçants avec lesquels il joue au foot. Mais dans ce quartier coupé du monde, Simone, bas du front, violent et cocaïné fait régner la terreur. Entretenant un rapport pervers avec le pauvre toiletteur « son ami », qu’il terrorise et exploite. Marcello subit…
Les Français adorent annoncer la mort du cinéma italien, certains font mine de le regretter tout en s’en réjouissant. C’est même devenu le marronnier d’une « certaine tendance de la critique française », alors même que le cinéma italien prouve chaque année qu’il n’est pas mort. On souligne la pauvreté des grands succès au box office italien, oubliant que chez nous les Tuche ou les Ch’tis dominent. L’Italie n’est, elle, pas soumise au diktat post nouvelle vague qui gangrène la cinématographie française. Bien sûr les grands maîtres de l’âge d’or du cinéma italien ne sont plus, mais les Bellocchio, Sorrentino, Moretti, Virzi, Amelio, Tullio Giordana, Rosi ou Garrone gardent la flamme.
Avec Dogman, Matteo Garrone réalise son meilleur film depuis le magistral Gomorra, s’appuyant donc sur un acteur justement récompensé à Cannes pour son interprétation mais aussi sur la parfaite symbiose de l’image et du décor. Sans que le scénario ait à expliquer quoi que ce soit, nous comprenons en quelques plans dans quel monde à la dérive nous nous trouvons : le quartier baigne dans la lumière faussement ensoleillée d’une plage en hiver, alors que les décors, on l’a déjà dit, créent un monde dans lequel on ne sait jamais si ce quartier va s’effondrer définitivement ou s’il va renaître par le miracle des vacances d’été. Le malaise naît d’abord du cadre : simple mais remarquablement composé.
Il y a longtemps que l’on n’a pas aussi bien ressenti le hors champs : on étouffe dans cette « banlieue balnéaire », insaisissable et un peu angoissante dont le film ne sort jamais. La ville, Naples, est loin, non pas en raison de la distance, elle est peut-être juste à quelques kilomètres, mais elle est maintenue hors cadre au point qu’elle pourrait tout aussi bien être sur un autre continent. Livrés à eux-mêmes, les habitants/commerçants (là encore Garrone choisit de rester la plupart du temps où les gens travaillent et donc vivent la majorité du temps et non où ils habitent) sont coupés de la civilisation, à la merci de la loi du plus fort que peut faire régner en toute impunité la première brute venue, en l’occurrence : Simone. C’est que derrière le récit d’un homme dont on volé la dignité apparaît l’ombre du monstre qui était le cœur de Gomorra : la mafia.

Mafia, Ndrangheta, Camorra : on ne saura jamais. On ne les voit jamais. Même le petit voyou Simone n’en est sûrement pas. Au mieux le plus obscur des hommes de mains. Terrifiant hors champs. Le paysage délabré, les ères de jeux abandonnées, les rues ensablées, les gens terrés chez eux ; les petites magouilles qui permettent au pourtant si brave Marcello de survivre : tout le film se déroule dans l’ombre gigantesque du monstre. La mafia est là, partout, dans chaque pierre, dans chaque acte, dans les têtes. On n’y pense même pas. Mais elle impose ses règles : la loi du plus fort est un état de fait que personne ne discute. La loi n’existe pas, si ce n’est la loi du silence. On subit, ou l’on apprend à devenir soi même une bête qui mord pour se défendre. Derrière la mafia, on le sait au moins depuis Roberto Saviano, la démission de l’État et cette violence que subissent les habitants de la région et bien au-delà bien sûr, le propos de Garrone est universel.

La mise en scène de Mattéo Garrone n’épargne pas le spectateur, Les séquences opposant Simone à Marcello sont presque insoutenables : l’humiliation d’un homme, la faiblesse des humbles, l’impuissance. Petit à petit la violence morale s’accompagne d’une violence physique qui ira crescendo. Loin d’être une apologie de l’auto-défense, Dogman filme une route qui conduit d’un bonheur modeste et relatif à un drame inéluctable. Ce que nous voyons, c’est un homme perdant petit à petit sa dignité, son humanité. Nous marchons avec lui vers l’inévitable fin que nous devinons à travers les nombreux signes que le réalisateur multiplie : et d’abord celle de l’image : les couleurs délavés, la nuit ou une aube grise : la réalité devient angoissante…
Nous assistons à la chute d’un homme et à travers lui d’un monde. Pourtant impossible de se poser en juge.Même le terrifiant Simone est avant tout un imbécile, le produit d’un système perverti à la base, d’un ce bout du monde où il n’y a rien d’autre à faire que de sniffer de la coke et de rouler à moto. Le lien qui unit Simone et Marcello est d’ailleurs ambigu. Ce dernier semble déterminé à considérer la brute comme un ami : est-il une victime consentante ? naïf ? La relation est d’autant plus étrange qu’il semble que pour Simone, le toiletteur soit ce qui ressemble le plus à un ami. Il le terrorise, ne le respecte pas, ira jusqu’à briser sa vie (et ses os), mais Marcello est quelque part « son ami ». Des souris et des hommes où George serait un naïf et Lennie une brute sous coke.

Face à ce pit-bull (comme les animaux les plus agressifs, il semble toujours agir en fonction de son instinct plus que par une véritable perversité), Marcello tente de rester digne : faire plaisir à sa fille, le seul véritable bonheur de sa vie, travailler, prendre soin des animaux, cultiver de bonnes relations avec ses voisins et amis : une certaine idée de la civilisation, alors même qu’elle s’est effondrée depuis longtemps. C’est d’ailleurs sous l’eau, lors de plongées avec sa fille, que Marcello semble vraiment trouver une sorte de paix, loin du monde terrestre.

Garrone retrouve ici le style de Gomorra, hérité du néo-réalisme (notamment dans la façon de filmer des « gueules cassées », comme celle du héros : sans jamais en faire une bête de foire, on n’est pas chez Bruno Dumont par exemple. La simplicité de la narration permet de faire ressortir acteur et décor mais aussi d’éviter de faire pencher le récit vers le film de genre avec le risque, sur un sujet pareil, de rendre le propos moins universel, plus anecdotique. On l’a dit, le travail du directeur de la photographie est admirable : à la fois réaliste et apportant pourtant au film une atmosphère singulière.
Matteo Garonne filme la chute de l’empire humain à travers le visage d’un homme qui n’a presque rien et auquel on retirera sa dignité : à son tour il sera coupé du reste de ce petit monde, traité comme un chien, il perd logiquement son humanité. Si la caméra l’isole du monde, c’est d’abord grâce au talent de Marcello Fonte qui met en lumière le basculement du toiletteur vers l’abîme : la disparition progressive de ce regard amical qui se transforme en regard désespéré. Dogman n’est pourtant pas le film d’une vengeance. Bien sûr devant tant d’injustices, le spectateur rêve d’une justice à la Charles Bronson, d’une fin brutale qui servirait d’exutoire à la victime comme au spectateur. On sortirait de la salle soulagé, tout en faisant de belles phrases sur l’absurdité de rendre sa propre justice. Mais nous sommes dans un film italien : on se trouve piégé, la vengeance aura lieu, elle ne satisfait personne… Le spectateur assiste au désastre. La caméra observe Marcello au plus près, quand la colère et la peur laissent place à la folie et au désespoir. La dernière séquence, pathétique, nous montre un homme perdu, seul, alors que l’aube se lève sur le monde grisâtre où il n’a même plus sa place. Assis au milieu d’un cercle. Par un subtil jeu sur les lumières et sur les cadres, alternant les gros plans sur Marcello et les plans d’ensemble sur la cité endormie, Matteo Garrone a brisé la frontière entre le réel et l’imaginaire. Comme le héros, le spectateur est déstabilisé, hagard. Le regard perdu, littéralement, Marcello est échoué…
Ni happy end, ni violence libératrice : Dogman se termine comme une tragédie, c’est à dire comme prévu avant même que l’action ne démarre. Récit d’un naufrage, le film se clôt sur le naufragé qui se trouve seul au monde, dans l’angoisse de la suite. Restent la stupeur, l’impuissance et la colère mais au moins une bonne nouvelle : dans un monde pareil, le cinéma italien n’est pas prêt de mourir.
Dogman, un film de Matteo Garrone (Italie, 1h45), écrit par Matteo Garrone, Ugo Chiti, Maurizio Braucci, Massimo Gaudioso – Directeur de la photographie : Nicolaï Bruel – Montage : Marco Spoletini – Décor : Dimitri Capuani – Avec : Marcello Fonte, Edoardo Pesco, Alida Baldari Calabria, Adamo Dionisi, Francesco Acquaroli.