Que l’on ne se méprenne pas avec le titre de ce livre : on n’y parle pas de la portion la plus pittoresque et la plus dangereuse du mythique sentier de grande randonnée GR 20 qui traverse la Corse du Nord au Sud, mais d’une métaphore de la vie politique en Corse, présente et future. Il s’agit, en effet, d’une fiction qui met en scène le nouveau président de la Collectivité Territoriale Corse, un nationaliste qui vient d’être élu et qui se voit confronté à un référendum sur l’indépendance organisé par l’État central. Bien entendu, tout le monde pense aussitôt au charismatique président actuel de cette collectivité, Gilles Simeoni mais ce serait une erreur de considérer ce roman comme un livre à clés, en essayant de mettre un nom sur chacun des personnages de l’histoire. D’ailleurs, l’éditeur met prudemment en garde les lecteurs, au début du livre, en adoptant la formule habituelle selon laquelle « toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé est purement fortuite ». D’autre part, l’auteure, dans de nombreuses déclarations à l’occasion de la sortie de son livre, réfute cette interprétation, en affirmant, et on peut la croire, qu’elle avait conçu ce récit bien avant la victoire des nationalistes aux élections territoriales en décembre 2015 et 2017, et que son propos n’est pas un roman historique mais une réflexion sur la Corse, les corses, la vie politique en Corse et tout que cela peut induire.
En effet, si les circonstances exactes de l’organisation de ce référendum sont assez floues, l’essentiel est ailleurs. Il s’agit d’un texte très camusien qui pose les rapports complexes et ambigus entre la morale et l’idéologie, entre l’engagement politique et la volonté de conserver des principes moraux qui peuvent les mettre en cause. L’intérêt principal de ce livre, qui s’ajoute à d’autres ouvrages qui présentent la Corse contemporaine, est qu’il est le fait de quelqu’un qui est extérieur à la Corse. Son point de vue n’est pas interne mais il exprime celui d’une observatrice rigoureuse, lucide et attentive sur une société qu’elle essaie de comprendre, dont elle s’imprègne avec sympathie, voire empathie, animée d’une volonté constante de dépasser les clichés habituels du regard extérieur sur la Corse. Que ce soit celui des voyageurs romantiques du XIXe siècle qui ne voyaient que l’aspect pittoresque de l’île, ou celui de journalistes d’aujourd’hui qui, de Paris ou de Corse, manient sans nuance la caricature, le stéréotype et la dénonciation.
La qualité première de ce récit est donc une parfaite compréhension de la société corse dans toutes ses facettes, à travers différents personnages, familiaux le père et la mère du héros, les amis du village, les compagnons de route dans le combat politique. Le point de vue de la narratrice est toujours en sympathie avec les personnages qu’elle présente, sans les juger, elle refuse la schématisation simpliste et nous offre une représentation très juste de la société corse d’aujourd’hui. Qu’elle appartienne, dès sa naissance en Algérie, à une double culture, avec un père algérien et une mère française, ne pouvait que la rapprocher de cette société corse si complexe dans ses identités multiples.
Un certain nombre d’épisodes attestent cette connaissance précise des coutumes, de la psychologie et des actes de tous ces êtres : l’enterrement au village de la mère communiste, la présence du Vieux, c’est-à-dire le père du président de la collectivité, qui donne ses conseils à son fils, les fêtes au village, les traditions électorales, la foire aux vins, les scènes au café ou au restaurant, le meeting organisé par le candidat. L’analyse de l’histoire de la Corse est très pertinente comme dans ce passage significatif : « Dans ce pays où rien n’étonnait, dans ce pays de fous, où les hommes hantent la terre de leur vivant, on était saisi par l’humanité brute autant que par l’impossible solitude. La perfection naturelle du spectacle faisait comprendre que la Corse ne peut échapper à la Corse ».
Pourtant, nous voyons une faille dans ce dispositif, si bien mis en place par la narratrice. L’introduction dans l’univers personnel de Jacques, le Président de la Collectivité Territoriale, d’une aventure amoureuse, avec le retour en Corse d’un de ses amours de jeunesse qui, devenue Procureure de la République, revient à Bastia avec cette charge. Elle le met en contact direct avec le dilemme moral auquel il est confronté en tant que responsable politique en pleine ascension. A notre avis, le schéma narratif du récit dérape dangereusement à cet instant. Le mélange de réflexions d’ordre moral – le choix douloureux entre son idéologie et son éthique – et le récit détaillé, trop détaillé, des rapports amoureux entre Jacques et cette Jeanne n’apportent rien à l’histoire, sinon de complaisantes scènes d’amour bien inutiles, surtout celles qui se passent dans des bars parisiens. Dans un entretien journalistique, Nadia Galy reconnaît avec sincérité et même ingénuité, que c’est son éditeur qui lui a suggéré de ne pas se limiter à l’aspect politique, délicat pour le lectorat du Continent, et d’ajouter une pincée d’érotisme à cette histoire jugée trop sombre. Nous avions remarqué et déploré le même défaut dans L’art de perdre, le magnifique roman d’Alice Zeniter partie à la recherche de ses racines algériennes. Arrivée à son présent, la romancière se fourvoyait, à nos yeux, dans la narration d’épisodes amoureux avec cette manie, trop courante dans les romans d’aujourd’hui, qui consiste à croire que l’emploi de termes crus rend érotique une description !
Nadia Galy tombe dans le même défaut. Elle avait prouvé, dans ses romans précédents, une évidente capacité d’imaginer des fictions qui tiennent la route, comme Alger, Lavoir Galant » (2007), Le cimetière de Saint-Eugène (2010) ou La belle de l’étoile (2014). Ici, dans ce récit captivant par l’enjeu de son dilemme, digne des meilleurs textes de Camus, et par la justesse de sa vision de la Corse et des corses, rien ne justifie cet élargissement à un problème amoureux qui apparaît plus comme un procédé fabriqué que comme une nécessité narrative. Il n’en demeure pas moins un roman très attachant, qui dit beaucoup plus sur la Corse contemporaine, en proie à ses tourments et à ses affrontements mais aussi à l’immense espoir qui est né avec la victoire des nationalistes, aboutissement de ce que l’on a appelé le Riacquistu, autrement dit la réappropriation de son histoire par le peuple corse, que de nombreux ouvrages d’historiens ou sociologues ont abordée à leur façon. Prouvant, une fois de plus, que la littérature, c’est-à-dire la fiction, peut « dire » l’Histoire.
Nadia Galy, Le cirque de la solitude, Albin Michel, janvier 2018, 268 p., 18 € — Lire un extrait