Mausolée de l’amant : Philippe Mezescaze (Deux garçons)

Hervé et Philippe (bandeau du livre)

L’écriture d’Hervé Guibert est en partie liée au passé : le reconstituer, retrouver sa trame, la « trace merveilleuse » d’un secret, le rendre présent. Parmi les événements réels mis en récit dans sa vaste entreprise de fictionnalisation du moi, l’enfance à La Rochelle, la passion du théâtre à « la Croco », Philippe.

Philippe est dans Mes Parents (1986) de Guibert, dans l’écriture brute et quotidienne comme dans le versant narratif de l’œuvre. Les souvenirs sont si forts que le récit en est difficile. Les parenthèses reviennent sur l’émoi et la confusion des sentiments, « ces sentiments si beaux que j’ai tant tardé à me remémorer ont quelque chose d’accablant ». Hervé raconte la scène de Caligula dans laquelle il donne la réplique à Philippe, ce que les mots de Camus disent de leur passion naissante, de la sensualité et l’indécence de leur jeu. Les promenades, les rendez-vous secrets, puis, lorsqu’Hervé tombe malade, les lettres d’amour à Philippe qu’il fait porter par son père. A l’amour se joint le frisson du tabou et de l’interdit. Il y aura l’île de Ré, une nuit ensemble, le désespoir qui se mêle au désir, l’aveu. Ces instants, immédiatement notés, comme si le réel n’était vécu que pour et par l’écriture.

Avec Deux garçons, Philippe Mezescaze offre l’autre pan de l’histoire. Le livre s’ouvre sur une épigraphe tirée de la correspondance de Flaubert (pas de date, destinataire non nommé, ce qui fait sens)  « si je vaux quelque chose, c’est sans doute à cause de cela. J’ai conservé pour ce passé un grand respect ; nous étions si beaux ; je n’ai pas voulu déchoir ». La lettre — de 1863, à Le Poittevin, ami de jeunesse — fait abstraction du temps et place immédiatement le récit sous le signe de la perte comme du souvenir, de la beauté incendiaire mais aussi d’un échange épistolaire. Un écrivain répond à une autre, en une sorte de « dépêche retardée ». Philippe Mezescaze publie depuis 1977, il a déjà évoqué Guibert dans De l’eau glacée contre les miroirs (2007). Quarante ans plus tard, il revient sur La Rochelle, Hervé, le secret qui les sépara (et que Guibert ne révéla pas dans Mes parents).

« Détaché, c’est le mot, détaché. Aujourd’hui je déserte cette histoire, je me détourne de l’enfance ». Philippe Mezescaze raconte La Rochelle, le lycée, le théâtre, la soif d’ailleurs et de liberté par une « activité artistique », sa grand-mère (formidable portrait), sa découverte du Caligula de Camus, l’envie de jouer cette scène, II, 14, Caligula, le jeune Scipion, « je lis, je reprends, je fouille les phrases, les mots m’emportent ». Lui manque un partenaire. Ce sera Hervé, comme une apparition, Flaubert toujours. « Je l’ai aperçu tout de suite en entrant ».

Philippe a 17 ans, Hervé 14. Philippe raconte le désir et la peur, les conversations balbutiantes, une forme d’évidence, les « deux garçons ». L’homme de ménage les surprend enlacés dans les coulisses et crie, « il y a deux garçons ici, il y a deux garçons ici !… Les mots et la suite lui manquaient ». Ils sont dans ces pages sensibles, mettant des mots sur « un sentiment exalté, un silex aigu qui me déchire et me déporte dans un degré inconnu ». Des mots qui entrent en écho avec ceux déjà lus chez Guibert mais donnent aussi l’autre versant, celui de « mon roman avec Hervé ». Un roman, parce que tout se vit à travers les livres (Le Condamné à mort de Genet que Philippe offre à Hervé), parce que la fiction s’en mêle, parce que toujours Hervé échappe, écrit — des lettres à Philippe, des contes « enchantés et tristes » —, parce que les deux garçons rêvent théâtre et cinéma, fuite à Rome, Cinecittà, Fellini, « Pasolini renversé par le récit de notre fuite, aimanté par notre beauté, écrirait un film tiré de notre histoire ».

Deux garçons, au-delà d’une histoire d’amour — « Hervé endormi dans mes bras, je contiens le monde » —, est aussi un récit de formation, de solitude et d’amitié, d’un devenir soi face à l’autre, un texte sur l’identité, l’intimité, tout ce qui pousse à l’amour comme à sa fin. Des mots pour dire creux et vide, jusque dans le corps d’Hervé ou celui de la ville — « il y a un volcan enfoui dans les hauts-fonds du pertuis d’Antioche, Chevarache, on dit qu’un jour il se réveillera, que la côte s’effondrera, La Rochelle qui affleure l’océan sera submergée ». Les mots pour dire ce qui fut donc demeure, comme la photographie d’Hervé prise après leur nuit sur l’île de Ré. « Ça lui plait que j’aie eu l’idée de prendre une photo, il faut que ce soit plus fort que la capture d’un souvenir. (…) Dans le viseur, je vois, projeté contre le ciel vide, avant que l’obturateur l’imprime sur ma rétine, le visage d’Hervé écarquillé par le froid, la trame irrepérable d’une prophétie ». La photographie, prophétie d’un amour qui n’est plus, présent dans ce récit nu, mausolée de l’amant.

Philippe Mezescaze, Deux garçons, Mercure de France, 2014, 120 p., 13 € 80