J’ai vécu, hier, un tête-à-tête ému et délicieux. Cela fait plusieurs années que j’avais le désir de revoir François, sans jamais vraiment mettre en œuvre les recherches pour le retrouver. La semaine dernière, j’ai déniché les coordonnées de son agent, lui ai téléphoné, c’est une Anglaise à la voix pétulante qui m’a répondu. Je lui ai dit qui j’étais, j’avais connu François il y a très longtemps, je voulais le revoir. Elle m’a tout de suite donné son numéro, pas d’adresse mail, François ne possède pas d’ordinateur.
J’ai appelé François, j’ai reconnu son timbre voilé si caractéristique, son phrasé chantant. Je me suis présenté, ah oui, oui oui, a-t-il répondu, voyons-nous très vite, dînons ensemble vendredi prochain, nous irons dans le restaurant où je vais tous les soirs, c’est en face de chez moi, tôt, je dîne tôt. François m’a donné son adresse, ce n’était plus celle d’autrefois, mais une avenue courte, en cul-de-sac, qui bute sur une des entrées du cimetière Montmartre. Puis il m’a demandé mon adresse, je la note, attends, je prends un crayon. Nous avons continué à parler, à plusieurs reprises, François m’a demandé mon adresse pour la noter. C’est là que j’ai compris que François n’avait plus sa tête d’autrefois. Appelons-nous vendredi matin pour confirmer notre dîner du soir. Hier matin, j’ai appelé François pour confirmer, il a eu l’air surpris et heureux, à la fois, d’apprendre qu’il allait dîner le soir-même avec moi, un ancien ami inconnu. J’ai quand même joint l’agent, la dame anglaise, pour lui faire part de mon hésitation; François, manifestement, ne m’avait pas reconnu, il avait noté mon adresse au moins quatre fois, était-ce opportun que nous nous voyons. Ce n’est pas grave s’il ne se souvient pas de vous, vous lui ferez un grand plaisir, allez-y. J’y suis allé, à dix-neuf heures, comme convenu. Je suis entré dans le restaurant, mon ami ne s’y trouvait pas. J’ai dit au serveur que j’avais rendez-vous avec un monsieur qui dînait là tous les soirs, qui habitait l’immeuble en face et que je n’avais pas vu depuis plus de quarante ans. C’est François, a répondu le serveur, c’est sa table là, installez-vous, il arrive toujours entre dix-neuf heures et dix-neuf heures quinze. Je me suis assis, je guettais la porte cochère, de l’autre côté de l’avenue. À dix-neuf heures quinze tapant, François est sorti de chez lui. Je suis allé l’accueillir à la porte du restaurant, il a souri, il a eu l’air surpris, s’est très vite repris, à ouvert les bras, nous nous sommes serrés la main. Nous ne nous sommes pas installés à sa table habituelle, il y avait des voisins bruyants, le serveur nous a trouvé une place plus tranquille.
François me regardait, où nous sommes-nous connus? À La Rochelle tout d’abord, tu étais venu jouer une pièce de Claude Confortés, vous étiez deux en scène, l’autre acteur était un des garçons roux de la tribu Maurin, les demi-frères de Patrick Dewaere, puis à Paris, tu habitais à l’époque rue Laumière. Ah bon, je ne m’en souviens pas, ni de Confortés. Et puis, dans la foulée, il dit, Laumière c’est une avenue, pas une rue et Confortés, je l’appelais Comfort us. À Paris, j’étais venu te voir jouer au théâtre de La Renaissance, une pièce mise en scène par Jean-Pierre Bisson, avec Nicole Garcia et Pierre Arditi. Nicole, je m’en souviens oui, mais Arditi je ne sais plus qui c’est. Je t’avais apporté un cadeau, comme on fait aux comédiens à la première, c’était la première. Je n’avais pas d’argent, j’avais acheté une grosse poire joufflue dans une épicerie de la rue Saint-Martin, tu l’avais mangée à l’entracte.
Je questionne François sur des personnes de son entourage que j’avais connues, son ami, dont moi je ne me rappelle pas le nom, il avait les cheveux très noirs, il fumait beaucoup et même quand il n’avait pas de cigarette aux lèvres, il sentait très fort le tabac. Je répète plusieurs fois, il ne se souvient pas, c’était son compagnon pourtant, puis soudain, oui Jean-Paul, il nous a quitté il y a deux ans, trois peut-être, nous avons perdu beaucoup de gens. Je crois qu’il parle du sida, mais c’est un mot qu’il ne connaît pas, qu’il ne connaît plus. Il y avait un garçon, Bernard L., acteur lui aussi, que François surnommait le petit diable, avec beaucoup d’affection. Il ne s’en souvient pas, mais répète-moi son nom, ah oui à force de me le répéter, je sais que je l’ai connu le petit diable.
Puis François me demande encore où l’on s’est rencontrés. Je vois bien qu’il ne sait plus qui je suis, mais il a plaisir à converser avec moi, il y a une connivence par-delà l’oubli, touchante, joyeuse pour lui qui me sourit sans cesse. Il me parle de son métier de comédien qu’il aime énormément, qui l’a rendu très heureux, je n’ai jamais cherché à déterminer mon bonheur à jouer, ça me manque aujourd’hui, j’ai envie de jouer toujours, on peut m’engager, avec un souffleur en coulisse qui m’aiderait, mais ils ne voudront pas, ils vont dire qu’est-ce que c’est ce type qui débarque du dix-neuvième siècle avec son souffleur, je les comprends, mais jouer me manque. Et toi tu es acteur, tu travailles? Non, j’ai été comédien deux ou trois ans au temps de mon adolescence, lorsque nous nous sommes rencontrés, j’écris des livres maintenant, je t’en ai apporté un, un cadeau, c’est un progrès au regard de la poire que je t’avais donnée au théâtre. Il est surpris, je me dis que la photo de moi, à côté d’un autre garçon, sur le bandeau du livre, prise un peu avant que je le rencontre, raviverait sa mémoire, que le visage juvénile qu’il avait connu, me ramènerait à lui. Mais non. Il dit, je vais le lire, tu peux me le laisser quelques temps, je te le rendrai. Non François, c’est un cadeau. Ah tu crois? C’est gentil en tout cas. Il revient à son métier qu’il persiste penser qu’il est le mien encore. Soudain il établit une comparaison entre le métier d’acteur et celui d’écrivain. Toi tu bâtis une maison et moi, le comédien, je ne bâtis rien, j’occupe les pièces de la maison, c’est ça la différence. Les cahots poétiques de la conversation se succèdent, François veut une fois encore me rendre le livre. Je lui demande son âge. Dans les quatre-vingt-huit, il me semble. Je pense qu’il se trompe, je suis né en 1930, fais le calcul toi-même. Il a raison 87 ans. Je lui demande ce qu’il fait pendant la journée. Je marche, je monte jusqu’aux aux Essarts, c’est reposant, je m’assois sur un banc, ou j’entre dans une église, il y a Dieu parfois, mais pas toujours. Les Essarts à Montmartre, plus haut que le cimetière? Il parle d’un souvenir plus ancien, peut-être Les Essarts-Le-Roi, près de Paris, je ne corrige rien, je le laisse poursuivre ce qui ressemble à une rêverie.
Le dîner a duré longtemps. J’ai essayé encore, en citant d’autres noms, de faire remonter à sa mémoire des visages d’avant, en vain. Tu as des carnets d’adresses? Oui j’en ai plein, je les ai gardés. Eh bien consulte-les, tu y retrouveras tes amis, des connaissances. Oui, j’y pense parfois, je veux retrouver un nom, mais j’oublie que j’ai ces carnets d’adresse, puis après j’oublie que j’ai des amis, alors il ne se passe jamais rien. Il faut se quitter, François propose de m’accompagner à l’embouchure de l’avenue, il continue avec moi sur le boulevard, je lui donnerais bien mon bras pour le soutenir, il n’en a pas besoin, il file comme un gamin, se faufile entre les passants nombreux, sans bousculer personne, sans se faire bousculer. Quel foutoir à Paris, ça bouge, c’est vivant, c’est bien. François me demande où je vis, je lui dis vers le Marais, ça ne lui rappelle rien. Vers la Seine, ah oui, cet endroit où il y a deux théâtres qui se font face. La place du Châtelet François. Oui ça me dit quelque chose, il y a une église. Notre Dame. Oui c’est comme tu le dis, tu trouveras ton chemin? Il suffit de descendre et on arrive à la Seine. Oui, tu as raison, quand on prend une descente, on a une forte chance de parvenir à une rivière. Je vais traverser le boulevard, laisse-moi ici, si tu veux. Je vais plus loin, me répond-il. Nous prenons la rue Fontaine, il y a deux théâtres dans cette rue, quand nous passons devant l’un, François me dit, j’ai joué ici, je ne sais pas quand, ni quelle pièce, mais j’y ai joué. En bas de la rue Fontaine, François ralentit, son pas hésite, je devine que c’est maintenant pour lui terra incognita. Il est temps de nous séparer, François me serre dans ses bras, il m’embrasse sur les deux coins de la bouche furtivement, ses mains me serrent plus fort. Je le quitte, je me retourne, il n’a pas bougé, il me regarde m’éloigner, il lève le bras, agite la main dans un grand geste d’au revoir, puis il fait demi-tour et remonte la rue. Je le regarde s’éloigner, il a repris un pas vif, à quoi pense-t-il? Pas à moi, il m’a oublié.
Je ne reverrai sans doute pas François, si je lui téléphone, il ne saura pas qui je suis, il faudrait recommencer depuis le début, ce serait pareil à chaque fois. Il lira le livre que je lui ai offert, se demandera à qui il doit le rendre, une fois qu’il l’aura terminé, pourquoi cette dédicace à lui de l’auteur et qui sont ces deux adolescents photographiés sur la couverture, le visage du plus âgé ne lui est pas tout à fait inconnu.
Philippe Mezescaze
7 octobre 2017
