Pays natal (7/16)

© Laurent Deglicourt

Plusieurs fois, je l’avais surprise, elle nous couvait d’un œil protubérant ; Catherine, ses bijoux, sa dégaine de voyante extra-lucide, sa logorrhée et sa puérile obstination à séduire ; moi, mes vêtements chinés aux fripes, mes cheveux très courts, ma réserve un peu inquiétante. Je ne sentais pas chez ta mère d’animosité, de la méfiance tout au plus. Sans doute se demandait-elle ce que tu pouvais bien nous trouver. De toute évidence, nous ne portions jamais de bleu marine ni de pull « col en v », nous détestions les chaussures bateau et les pantalons à pinces ; personne ne nous avait jamais obligés, vêtus de la sorte, à faire, le dimanche, du porte à porte pour d’improbables actions caritatives, nous n’avions jamais été envoyés d’office en séjour linguistique…

Terrain fatalement un peu miné que celui des conventions, des apparences.

Tu semblais très heureux ce jour-là ! Alors, comme souvent en pareil cas, je l’étais aussi. Tu avais préparé toi-même le repas et tu ne cessais de plaisanter ; encore que la plaisanterie fut, pour toi, une façon d’être, une manière comme une autre de te dissimuler.

Tu étais un garçon lisse et drôle. Tu l’es toujours, sûrement… Tu étais également un bon fils et un bon élève ; et avec ça une apparence de gendre idéal. Ceux qui ne te connaissaient pas étaient tentés de te considérer comme un pur produit de l’enseignement catholique – ce que tu étais aussi, évidemment. Tu pouvais pourtant me parler des heures de Duras ou des compagnons de route du parti communiste dans les années d’après-guerre. Tu aimais déjà Chéreau et Vitez, tu découvrais Hervé Guibert.

Cette volonté tenace de gommer au mieux toutes tes aspérités, de demeurer cet être théorique, ce fils parfait – seul rejeton mâle de la famille –, avait à mes yeux quelque chose de profondément masochiste. De très irritant aussi. Le culte un peu naïf que je vouais à la sincérité (à la vérité quand j’étais en forme) m’empêchait d’apprécier ce collage bizarre qui faisait tant bien que mal cohabiter ta singularité avec ces valeurs bourgeoises qui t’avaient si durement façonné et dont tes parents étaient les gardiens intraitables et farouches.

Pourtant, malgré ce conformisme, tu étais mon ami le plus cher. J’avais trouvé en toi une écoute et une certaine bienveillance. C’est si rare. Oh, je te le rendais bien… Tu acceptais mon étrangeté, je respectais la douce schizophrénie que tu avais méticuleusement mise en place et à l’ombre de laquelle, pour l’heure, tu te réfugiais.

Après le repas, nous avions décidé d’aller faire un tour vers la côte. Ta mère, très gentiment, nous avait prêté la 205 et nous avions roulé en direction de Saint-Valéry. Tu conduisais. Le ciel était splendide, la marée basse.

Nous nous étions engagés à pied dans l’estuaire sous la déjà forte lumière de mai. Nous avancions d’un bon pas. Depuis le lycée, tout avait changé. Tu poursuivais tes études à Lille, moi à Paris. On se voyait  entre deux trains, ou lors de journées comme celle-ci. Je me dirigeais lentement mais sûrement vers l’enseignement, tu cheminais gaiment vers ce curieux métier qui consiste – je l’ignorais alors –, à inventorier, sonder et flatter les ego. Tu admirais les vieux chanteurs sautillants, tu rêvais de Paris, tu voulais être aimé, tu étais très ambitieux. Pas moi. Cet éloignement progressif, inéluctable, me rendait mélancolique. J’avais rencontré Catherine à la fac, notre histoire durait (étrangement) depuis un peu plus d’un an. Tu semblais l’avoir adoptée.

D’abord, le sol sur lequel nous marchions avait été praticable. Puis, au fur et à mesure de notre progression, il était devenu fangeux, gras, collant. En continuant, nous aurions sûrement pris le risque de nous aventurer dans des zones possiblement dangereuses et d’être ensuite piégés par la marée montante.

Alors, nous avions rebroussé chemin. Nous nous étions peu à peu rapprochés de la langue de terre qui est rarement submergée, non loin des balises qui jalonnent l’entrée du port. Nos visages étaient rouges et mouillés de sueur ; nous nous sentions un peu piteux de nous êtres égarés comme des débutants. Nos chaussures étaient recouvertes d’un limon grisâtre et malodorant, le bas de notre pantalon souillé de vase. Nous avions éclaté de rire en nous découvrant ainsi.

Tu avais commenté notre aspect avec un vocabulaire fleuri en imitant l’accent picard. C’était vite devenu un jeu. Nous avions bu un verre au bistrot de la plage.

© Laurent Deglicourt