Vandana Singh : de fantastiques nouvelles (Infinités)

Vandana Singh, Infinités (détail couverture © éditions Denoël)

Sous le titre Infinités, la silhouette d’une femme nue se fond avec une vue de l’espace, la spirale d’une nébuleuse déroulant un semblant de chevelure sur la tête, des cercles concentriques et leurs rayons évoquant les représentations scientifiques qui permettent de comprendre l’univers. L’illustration délicate d’Aurélien Police invite à découvrir ainsi le recueil de nouvelles d’une auteure indienne anglophone, un ensemble de textes rares à plus d’un titre.

Vandana Singh est née à New Delhi et vit près de Boston. En France, la revue Fiction la découvre dès 2006, et son recueil a été judicieusement retenu pour paraître dans la collection Lunes d’encre, qui a déjà publié des visions futuristes de l’Inde, Le Fleuve des dieux et La Petite Déesse et autres histoires d’une Inde future d’Ian McDonald. Comme la plupart des auteurs indiens contemporains d’audience internationale, elle écrit en anglais. Mais ses nouvelles s’insèrent toutes au sein de la culture indienne, qu’elles se déroulent en Inde ou que ses personnages soient des Indiens arrivés ailleurs, et sont fortement marquées par le quotidien et les traditions du territoire national. Dès la première, « Faim », la cuisine indienne et ses raffinements emplissent les pages et taraudent la fringale de Divya. Cette maîtresse de maison attend des invités et tout l’empêche de prendre quelques bouchées à la dérobée. Alors que la cuisinière s’active et que les arômes envahissent sa demeure, la frustration et la nervosité vont la pousser à interdire à sa fille de donner quelques parathas qu’elle se réservait au voisin âgé et sans le sou qui frappe à la porte. Une décision plus généreuse aurait-elle pu changer le cours des choses ?

Dès cette première nouvelle, le divorce est consommé entre la riche sensualité du monde, qui explose de saveurs, d’odeurs et de couleurs, et les convenances étriquées, les normes égoïstes et les mille lâchetés et humiliations qui constituent la vie sociale. Une autre nouvelle d’analyse psychologique, « L’épouse », a aussi un cadre réaliste, mais toutes les autres relèvent soit du fantastique, soit de la science-fiction. Pour tout dire, elles semblent évoluer librement parmi les genres, indifféremment des classifications, à charge pour les lecteurs de découvrir progressivement le fait surnaturel ou le cadre science-fictionnel derrière les ambiances qui colorent ces récits. Vandana Singh efface la distinction entre les genres, plaçant ses textes sous les auspices d’une littérature de l’imaginaire plus large que les étiquettes, si nécessaires soient-elles : si l’on peut reprocher à l’expression « littérature de l’imaginaire » d’être trop vague et mal nommée, elle convient ici, faute de mieux, en de belles illustrations de son potentiel et de sa profondeur.

Le fantastique s’épanouit dans trois nouvelles. « Delhi » suit les errances d’un sans-abri affecté du pouvoir aussi extraordinaire que peu utile de voir apparaître soudainement en pleine rue des personnes du passé ou de l’avenir. Tout au moins cela donne-t-il un peu de sens à la vie d’un personnage suicidaire. Le personnage principal de « Soif », Susheela, vit dans le souvenir d’une grand-mère et d’une mère disparues dans les eaux, comme une malédiction familiale qui la menace à son tour. « La chambre sur le toit » met en scène une sculptrice qui vient louer une chambre dans une famille, apportant un peu de magie aux deux enfants du foyer.

Les autres nouvelles entrent dans le champ de la science-fiction, mais davantage par la bande qu’en une inscription franche. « Infinités », qui donne son titre au recueil, suit un Indien musulman passionné de mathématiques, Abdul Karim, alors qu’il espère recevoir un jour l’illumination qui lui fera comprendre les mystères des mathématiques. Les visions qui vont lui échoir n’apporteront cependant qu’une maigre consolation aux malheurs provoqués par les conflits interreligieux. « La Femme qui se croyait planète » est une histoire plus légère, clairement humoristique : le personnage principal voit sa femme transgresser les règles de la bienséance, au risque de se montrer nue en public, persuadée d’être devenue une planète ! « Les lois de la conservation » nous emmènent dans un camp sur la Lune, où un vieil astronaute raconte une étrange aventure qui lui est arrivée sur Mars. « Trois contes de la rivière du ciel » nous entraîne encore plus loin dans l’espace, et se présente comme des mythes isolés de cultures inconnues, des fragments parvenus jusqu’à nous mais très énigmatiques faute de connaître les mondes d’où ils viennent – de  vraies curiosités anthropologiques. « Le Tétraèdre » est un artefact apparu à New Delhi, un objet de provenance inconnue et tout à fait incompréhensible, auquel ne cesse de penser Maya, alors qu’elle est censée n’avoir en tête que son fiancé et leur mariage…

Les mystères sont loin d’être résolus, la solution n’est souvent que suggérée, il est clair que l’essentiel réside ailleurs que dans les explications. La quasi-totalité des personnages principaux sont des femmes, toutes prises dans les rets des obligations que leur impose leur sexe, surtout centrées sur le mariage. Institution incontournable, le mariage réclame des femmes qu’elles écoutent docilement leur fiancé, qu’elles obéissent ensuite à leur époux, parfois sans jamais arriver à le connaître vraiment. Certains passages, comme la marche d’une adolescente au détour d’une page de « Delhi », révèle le caractère incessant du harcèlement sexuel envers les jeunes filles dans l’espace public. L’irruption du surnaturel ou de l’inexpliqué permet à ces femmes d’interroger leur réalité, de défier le destin qu’on leur assigne, d’embrasser une nouvelle voie, un autre avenir, parfois extraordinaire et enchanté. Cependant, le ton est le plus souvent doux-amer, et les faits sont aussi dramatiques que la narration est sereine et souriante. La pluie, qui tient une place importante dans plusieurs nouvelles, apporte un contrepoint mouvant et insaisissable, rappel des larmes, indice d’un temps maussade, mais aussi force du flot qui lave et remet à neuf.

Avant un glossaire très bien fait et très utile, le volume se termine sur un court essai, « Un manifeste spéculatif », défense de la fiction spéculative qui se fonde sur l’imaginaire, du Mahabharata aux dystopies contemporaines. C’est une bonne synthèse des enjeux du champ littéraire envisagé, où Vandana Singh se réclame aussi bien de Rokeya Sakhawat Hussain que d’Ursula Le Guin, citant au passage Emily Dickinson ou le poète et parolier de cinéma Sahir Ludhianvi. Surtout, elle affirme avec force le « potentiel révolutionnaire » de la fiction spéculative, qui « nous permet de remettre en question les choix que nous avons faits, de vivre des avenirs possibles bien avant leur avènement », et ce bien qu’elle « n’ait pas encore pleinement réalisé son potentiel transgressif, dominée comme elle l’est par des technofantasmes d’hommes blancs ».

 

Nourries par une réflexion fine et profonde, ouvertes à la sensualité du monde environnant, les nouvelles du recueil révèlent les charmes comme les pièges de la culture dans laquelle sont immergés les personnages. Série de portraits qui sont autant de reflets nuancés de la condition féminine, Infinités tient les promesses de son titre en seulement onze textes et moins de trois cent pages. On en voudrait plus, car l’ensemble est splendide.

Vandana Singh, Infinités (The Woman Who Thought She Was a Planet and Other Stories), traduit par Jean-Daniel Brèque, éditions Denoël, collection Lunes d’encre, 2016, 277 p., 20 € 90