Tiré en partie de Desproges par Desproges paru en 2017 aux éditions du Courroux, Une plume dans le culte est diffusé dimanche 15 avril sur France 5 à 9h25. Une plume dans le culte, ou l’éloge en cinquante-deux minutes même pas funèbres de Pierre Desproges, « écriveur », « rigolo », homme de télévision, de radio, de scène, que l’actualité en panne de modèle convoque régulièrement quand il s’agit de disserter sur l’humour en général et sur le rire-de-tout-mais-pas-avec-tout-le-monde en particulier.
Parce qu’il nous impose son silence mortifère depuis son décès le 18 avril 1988, il est agréable, pour ne pas dire utile, de réécouter, de revoir, de revivre les années où Desproges était encore vivant. Pour comprendre combien il manque à notre époque depuis qu’il a rejoint Brassens, Vialatte ou dans une moindre mesure, Tino Rossi (pour lequel les fans de Desproges ont une pensée sournoise quand il s’agit de reprendre des moules). Dans ce portrait signé Christophe Duchiron qui mêle les images d’archives, d’Apostrophes à Droit de Réponse en passant par Le Petit rapporteur et La seule certitude que j’ai, c’est d’être dans le doute (LE documentaire signé Riou et Pouchain) et les témoignages des proches (sa fille Perrine, le critique Jérôme Garcin, l’écrivain Philippe Jaenada, Serge Moati, Francis Schull, Claude Villers…), on redécouvre ce qui a construit Pierre et ce qui a fait Desproges : Une plume dans le culte aborde l’homme autant que l’auteur, le rigolo qui parle lavage à la main avec Françoise Sagan comme l’obsessif ciseleur de textes.
Saluons tout d’abord le calembour du titre qui n’aurait sûrement pas déplu à Pierre Desproges − mais dont il aurait peut-être souligné la facilité : il évoque instantanément l’amusement potache, la dérision, la grossièreté que les imbéciles trouveront vulgaire (comment ne pas penser à Coluche candidat à la présidentielle de 1981). Surtout, il rassemble deux faits aujourd’hui indiscutables, le(s) talent(s) d’écriture d’un côté et de l’autre, la révérence jusqu’à la vénération pour le provocateur né, l’artisan du verbe, souvent copié et (bien trop) cité en référence au moment de s’interroger sur la fabrique du rire à notre époque tourmentée. Pour preuve, le document diffusé vendredi 6 avril dernier sur France 3 et dont Pierre Desproges est le fil rouge, la figure tutélaire (voire la caution).
Les débuts à L’Aurore (où l’on découvre que Desproges avait commencé aux faits divers avant de se voir confier une rubrique où il pouvait laisser s’exprimer sa verve plus adaptée à la gaudriole qu’aux chiens écrasés), le Tribunal des flagrants délires (où fut proféré le désormais fameux « Peut-on rire de tout ? »), La Minute nécessaire de Monsieur Cyclopède, Le Petit rapporteur, le théâtre Grévin, les livres, Des femmes qui tombent (son unique roman), Une Plume dans le culte n’oublie rien ou presque. A commencer par la postérité.
Si le film de Christophe Duchiron revient sur les fondations du culte, c’est par la bande, par petites touches, par les choix du réalisateur et les mots des témoins pour décrire combien l’écriture et le maniement de la langue étaient pour Desproges des armes, des moyens d’exister bien avant d’être un moyen de subsistance pour lui et sa famille. Il montre avec subtilité et tendresse qu’il y a mille raisons de regretter celui qui aurait détesté être cité en exemple dès qu’un homme ou une femme (soyons inclusif et non bêtement sexistes) font sous eux et brandissent un humour putatif pour justifier leurs bassesses. Il remonte le temps, nous replonge dans des années où la liberté de ton allait de soi (si l’on en croit les nostalgiques du grand Pierre) et de conserve avec les critiques des détracteurs d’alors.
Car de 1982 à 1984, quand Pierre Desproges officiait une minute chaque soir dans les oripeaux nœud-papillonnés du sieur Cyclopède, le moins que l’on puisse dire c’est que le public était partagé et les producteurs de l’émission recevaient quantités de lettres critiques à chaque épisode. Il faut dire que la création de l’amuseur Desproges atteignait quotidiennement des sommets d’absurdité : « comment déclencher une émeute raciale ? », « voyons si la sainte vierge est malpolie », « apprenons à pratiquer l’interruption volontaire de vieillesse »… Des prises de risques qui divisaient les téléspectateurs en deux catégories qualifiées ainsi par Pierre Desproges lui-même : « les imbéciles qui sont pour et les imbéciles qui sont contre ».
Avec Une plume dans le culte, on est loin de l’hommage qui donne la parole aux vedettes contemporaines du disparu, professionnelles du panégyrique compassé. On est dans l’analyse du texte et des ressorts de l’écriture. On regarde un portrait sensible, tentative d’explication du mythe Desproges. Et au détour d’un témoignage, dans le regard débordant d’amour de Perrine, on comprend aussi combien le silence de Desproges est tout aussi exceptionnel que son phrasé : « ses silences éloquents permettent au public d’encaisser ses assauts provocateurs. En silence parfois, l’émotion s’installe. »
Entre deux tirades ou deux aphorismes, les silences de Desproges sont à l’oral ce que les points de suspension sont à l’écrit
Trente ans après, si Pierre Desproges n’est plus, l’émotion est toujours là. Et son silence forcé pour cause de mort inique nous fait dire que de la même manière qu’« il faut parfois laisser traîner des mystères à la sortie des livres », il serait parfois bon pour ne pas dire nécessaire de respecter ce silence. Ce que le film de Christophe Duchiron réussit à faire si bien.
Pierre Desproges, Une plume dans le culte de Christophe Duchiron, diffusé le dimanche 15 avril à 9h25 sur France 5.